21
Sur le campo San Trovaso, Tron retrouva le froid et constata que le beau temps qu’il avait tellement apprécié le matin s’était évanoui une fois pour toutes. Le vent avait tourné et venait maintenant du nord. Il balayait contre le mur des maisons la neige qui recouvrait le sol et amenait au-dessus de la ville des nuages couleur d’ardoise qui obscurcissaient un ciel couvert et menaçant. Au moment où il atteignit la fondamenta1 di Borgo, les premiers flocons se mirent à tomber et, en levant les yeux, il aperçut des millions de points blancs qui formaient des lignes obliques et progressaient vers le sud.
Il traversa le ponte dei Pugni et remonta la via Terra Canal en direction du campo Santa Margherita en repensant au point de vue de Tommaseo sur la mort du conseiller aulique. La satisfaction qu’il avait exprimée était indéniable. Convaincu avec une inébranlable certitude de sa supériorité morale sur le reste du monde, le prêtre n’avait sans doute pas songé un instant que cela le rendait suspect. Ou bien – c’était l’autre possibilité – avait-il tué Hummelhauser et la jeune femme et se sentait-il hors de danger après l’arrestation et la mort de Pellico ? Dans ce cas, ne devait-il pas interpréter la tournure qu’avaient prise les événements comme un signe que le Seigneur avait étendu sa main protectrice sur lui, l’instrument de sa vengeance ?
Pendant un instant, Tron tenta d’imaginer le religieux déboulant dans la cabine du conseiller, la soutane au vent, et tirant deux balles dans la tempe de Hummelhauser, puis étranglant la jeune femme (que dans le feu de l’action il avait peut-être pris pour un homme). Qu’est-ce qui interdisait cette hypothèse ? Le fait qu’il était prêtre ? Combien d’autres n’avaient-ils pas, dans la ferme conviction d’exécuter la volonté du Seigneur, commis bien pire que de tuer un couple ? Il fallait s’attendre à tout de la part d’un individu comme Tommaseo qui, en dépit du feu intérieur qui brûlait en lui, semblait froid comme la glace. Pourtant, cela signifierait que Grillparzer était innocent. Or le sous-lieutenant avait un motif autrement plus sérieux que le religieux…
Le numéro 28, l’adresse de Ballani, s’avéra correspondre à un modeste immeuble gothique qui s’élevait sur le côté ouest du campo, presque en face de la Scuola2 dei Varotari3, un petit bâtiment en briques au milieu de la place, dans lequel avait lieu deux ou trois fois par semaine le marché aux poissons du quartier.
Bien que la cage d’escalier fût froide et humide, un mélange indéfinissable d’odeurs de cuisine lui chatouilla les narines. Tron dut gravir deux étages avant d’apercevoir, sur une porte verte dont la peinture s’écaillait, le nom de Ballani. Comme il n’y avait pas de sonnette, il frappa, et comme rien ne bougeait dans l’appartement, il frappa une seconde fois. Il dut attendre plusieurs minutes avant qu’apparaisse dans l’entrebâillement le visage d’un homme qui ressemblait vaguement à la jeune femme de la photographie. À vrai dire, il était difficile de se faire une idée exacte, car il tenait une serviette sur son œil gauche. De plus, sa lèvre supérieure était fendue et gonflée. Si c’était bien de Raffaele Ballani qu’il s’agissait, alors Ballani avait été passé à tabac.
— Oui ?
Il regardait Tron d’un air inquiet, ce qui donna soudain au commissaire le sentiment qu’il attendait de la visite.
— Monsieur Ballani ? Je suis le commissaire Tron du quartier de Saint-Marc.
Le blessé ouvrit un peu plus et fit un pas en arrière pour le laisser passer.
— Eh bien, entrez, commissaire !
Le couloir n’était pas très lumineux, mais assez clair néanmoins pour qu’on s’aperçoive aussitôt du chaos qui y régnait. Les tiroirs de la commode près de la porte étaient grands ouverts et leur contenu répandu par terre. Sur le mur d’en face, un amas de manteaux, gilets, pantalons, chemises et chaussures se dressait devant une armoire. Celui qui avait retourné ses affaires ne s’était pas soucié de savoir dans quel état il laisserait le vestibule.
Ballani semblait tenir pour superflue toute justification. Il demanda sans détours : — Vous avez l’argent ?
— Quel argent, monsieur Ballani ?
Celui-ci regardait maintenant son visiteur l’air troublé : — Celui que m’a promis le colonel !
— Je crains de ne pas vous suivre, répondit le commissaire.
— Ce n’est pas Pergen qui vous envoie ?
Tron fit non de la tête.
— Je suis de la police judiciaire de Venise. Je n’ai rien à voir avec le colonel Pergen.
— Alors, je ne sais pas ce que vous me voulez.
— Je vous apporte une photographie que vous n’êtes pas encore venu chercher chez le père Tommaseo.
Le commissaire sortit l’enveloppe de sa poche et la tendit à Ballani.
— Le révérend père m’a dit qu’elle avait été prise dans son atelier de San Trovaso il y a environ quatre semaines. Le conseiller Hummelhauser l’avait commandée sous le nom de Ballani et indiqué comme adresse le 28 campo Santa Margherita.
— Et pourquoi est-ce vous qui vous occupez de la livraison ?
— Parce que je voulais profiter de l’occasion pour vous poser quelques questions.
— À quel sujet ?
— La visite du colonel Pergen par exemple.
Ballani fronça les sourcils d’un air embarrassé :
— Votre venue a-t-elle à voir avec le crime de l’Archiduc Sigmund ? Je pensais que c’était la police militaire qui menait l’enquête ?
— En effet, le colonel Pergen a pris les choses en main. Mais il reste toutefois quelques questions en suspens et c’est pourquoi je suis ici.
— Bien que ce ne soit plus votre affaire ?
— Oui.
Ballani jeta un rapide coup d’œil sur le cliché qu’il tenait dans la main, puis observa le commissaire pendant un bon moment. Il finit par pousser un soupir : — Venez dans la salle de séjour.
Puis il ajouta :
— Mais je vous préviens, c’est pareil dans tout l’appartement.
C’était le moins qu’on puisse dire. La pièce dans laquelle Tron entra était bien pire que le couloir. Le sol était jonché de papiers, pour la plupart des partitions tirées de deux grandes armoires dont les portes avaient été ouvertes avec tant de violence que l’une d’elles, à moitié arrachée, ne tenait plus que de travers. Une partie du lambris avait été démontée, sans doute pour vérifier qu’il ne contenait pas de cachette. Le divan avait été éventré dans le sens de la longueur de sorte que les partitions déchiquetées sur le sol se mélangeaient à de la laine et du crin.
Le plus affreux était pourtant les restes navrants d’un violoncelle qui gisait au centre de la pièce. La table d’harmonie était défoncée et un grand éclat dépassait de l’éclisse gauche. Le commissaire n’avait jamais joué d’instrument à cordes, mais le lustre patiné du bois lui laissait croire qu’il s’agissait d’un exemplaire précieux. Il sentit tout à coup la colère le gagner. C’était exagéré – surtout comparé à sa réaction face aux cadavres de l’Archiduc Sigmund. Sur le bateau, il n’avait éprouvé qu’un intérêt professionnel tandis qu’ici, il était emporté par une vague de rage écumante.
L’émotion de Tron n’avait pas échappé à Ballani qui esquissa un faible sourire. Avec sa lèvre tuméfiée et la serviette sur son œil, on aurait dit qu’il portait un masque de comédie.
— Le colonel Pergen a promis de me dédommager, mais je doute qu’il sache le prix de ce violoncelle.
Avant que Tron ne frappe à la porte, Ballani devait se reposer sur une espèce de divan qui se dressait devant l’une des deux fenêtres. On ne pouvait pas voir s’il était lui aussi éventré car il était recouvert d’une couverture. Ballani s’allongea et l’invita d’un geste de la main à prendre place sur une chaise à côté de lui. Puis il ôta la serviette, la trempa dans une cuvette posée sur l’appui de fenêtre et la remit sur son œil gauche.
— Que s’est-il passé ? l’interrogea le commissaire.
— Le colonel Pergen m’a rendu visite vers midi. Il voulait savoir si le conseiller avait déposé des documents chez moi. Je lui ai répondu que ce n’était pas le cas et il m’a prévenu que cela pourrait avoir des conséquences fâcheuses si je ne disais pas la vérité. Mais comme le conseiller n’a jamais laissé quoi que ce soit ici, je ne pouvais lui être d’aucun secours. Une heure plus tard, j’ai vu arriver des bandits qui ont passé mon appartement au peigne fin. Une fois partis, Pergen est revenu. Il m’a prié de le contacter au cas où les documents referaient malgré tout surface.
— Bien entendu, il n’a pas reconnu que c’étaient ses hommes qui avaient saccagé votre logement ?
— Non. Mais il m’a demandé si j’avais besoin d’un médecin, puis il m’a proposé de l’argent. Cela ne suffira pas à remplacer le violoncelle, mais c’est déjà ça.
— Vous a-t-il dit qu’il avait mis la main sur le meurtrier du conseiller ?
— Vous voulez dire que l’affaire est bouclée ?
— C’est peu probable en vérité, mais le colonel Pergen ne voit pas les choses de cette manière. Comment avez-vous eu connaissance du crime ?
— Lundi soir, comme le conseiller n’arrivait toujours pas – je l’attendais pour ce jour-là –, je suis allé à l’embarcadère du Lloyd. Mais là, il n’y avait que le Princesse Gisèle et personne ne pouvait me donner de renseignements. Le peu que j’ai appris, c’est le portier du Danieli qui me l’a raconté. Il m’a dit aussi que c’était la police militaire qui enquêtait.
— Vous a-t-il parlé du corps de la jeune femme qu’on a retrouvé dans la cabine du conseiller ?
Ballani redressa brusquement la tête.
— Le quoi ?
— Le corps d’une jeune femme.
— Non, je n’étais pas au courant. Et qui était cette femme ?
— Une prostituée. Il semble que le conseiller ait fait sa connaissance sur le port à Trieste et qu’il l’ait fait venir dans sa cabine.
— C’est impossible, remarqua le blessé. Le conseiller ne s’intéressait pas aux femmes.
— D’où tirez-vous une telle certitude ?
En dépit de sa lèvre gonflée, Ballani sourit.
— Je connais le conseiller depuis quatre ans.
— Vous étiez amis ? demanda le commissaire en s’efforçant de poser la question comme en passant.
En guise de réponse, Ballani haussa les épaules. Puis au bout d’un moment, il dit sans regarder Tron : — J’étais violoncelliste à La Fenice.
— Vous avez été renvoyé ?
Il fit un signe approbatif.
— Et pourquoi ?
— Un de mes frères a rejoint Garibaldi en Sicile et je n’ai jamais caché que je partageais ses positions.
Tron secoua la tête, sceptique.
— Personne n’a jamais été renvoyé de La Fenice pour raisons politiques, monsieur Ballani.
L’intéressé soupira.
— Bon… Vous avez raison, ce n’était pas la vraie raison.
— Alors, quelle était-elle ?
— Le directeur du théâtre m’a… fait des avances.
— Le comte Manin ?
Il hocha de nouveau la tête.
— Il a été jusqu’à exercer du chantage, cette ordure, et comme je n’ai pas cédé, il m’a fichu à la porte. Sous prétexte que je n’étais pas fiable du point de vue politique.
Il s’interrompit pour tourner la serviette placée contre son œil.
— Un mois plus tard, j’ai fait la connaissance de Léopold sur la place Saint-Marc. Nous nous sommes tout de suite bien entendus.
Et il ajouta sur le ton le plus neutre possible :
— Je n’avais plus un rond. Il s’est montré très généreux avec moi.
Puis il réfléchit un instant :
— Êtes-vous sûr qu’il s’agissait bien d’une femme dans la cabine et non d’un…
Il hésita avant de poursuivre :
— Le conseiller avait une préférence pour les jeunes hommes qui…
Mais il préféra à nouveau ne pas achever sa phrase.
— Je suis tout à fait sûr, déclara Tron. Je l’ai vue moi-même. Elle était nue.
Le musicien retroussa sa lèvre blessée. On aurait dit qu’il méditait et le commissaire estima plus judicieux de ne pas l’interrompre dans ses réflexions. Au bout d’un moment, il demanda : — Avez-vous le droit de me dire pour quelles raisons le colonel Pergen vous a retiré l’affaire ?
Le commissaire décida de lui avouer la vérité :
— Parce qu’il s’agit d’une affaire politique. Il paraît que les papiers que le conseiller avait dans sa cabine concernaient un attentat contre la personne de l’impératrice.
Ballani tourna la tête vers la gauche et dirigea son œil valide vers le commissaire. Un peu d’eau coulait de la serviette et traçait comme une larme sur sa joue gauche. Puis sa bouche aux lèvres enflées esquissa une grimace qui correspondait sans doute à un sourire cynique : — C’est absurde, commissaire. Ce que Pergen cherchait chez moi, ce sont précisément les documents disparus à bord de l’Archiduc Sigmund. Et ces papiers n’ont rien à voir avec la politique.
— Avec quoi, alors ?
— Vous rappelez-vous le suicide du baron Eynatten ?
— Le chef de la logistique ?
— Exact, confirma Ballani. Vous vous souvenez qu’il s’est donné la mort alors qu’il était en détention préventive ? Pour des irrégularités dans l’approvisionnement de l’armée autrichienne pendant la campagne de 1859 ? C’est la même affaire qui a causé le suicide du ministre du Commerce un an plus tard.
— Et qu’est-ce que le colonel Pergen et le conseiller ont à voir avec cela ?
— Il y a eu toute une série de procès pour recel d’abus de biens sociaux, et dans l’un d’entre eux, Pergen était procureur de l’armée.
Après une courte pause, il continua :
— Ce procès s’est conclu par l’acquittement du principal accusé. Et cela – d’après ce que le conseiller avait découvert par hasard – dans des conditions tout à fait intéressantes. Le plus stupide pour le colonel, c’est qu’il y avait des traces écrites.
Tron ne comprenait toujours pas où il voulait en venir.
— Vous pensez que les documents volés concernaient…
— … le rôle de Pergen dans les acquittements en question, lui coupa-t-il la parole. Le colonel s’est fait acheter. Les documents en apportaient la preuve.
— Donc, il était fichu si ces papiers étaient remontés jusqu’aux autorités ?
— Parfaitement. Et je sais par hasard que l’irréprochable neveu du conseiller est de mèche avec lui.
Il jeta au commissaire un regard lourd de sens. On ne pouvait se méprendre sur ce qu’il laissait entendre.
— Vous portez contre le colonel Pergen et le sous-lieutenant Grillparzer des accusations graves, constata Tron.
— Vous avez dit vous-même qu’il restait des questions en suspens. Maintenant, vous savez que vous aviez raison.
— Par malheur, vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez. Et sans preuve, je ne peux pas entreprendre grand-chose. Qu’en pensez-vous ? Pergen sait-il que vous êtes au courant de l’existence de ces documents ?
Ballani haussa les épaules.
— Difficile à dire. En tout cas, je me suis bien gardé de laisser entrevoir quoi que ce soit.
— Et maintenant ?
— J’attends que quelqu’un m’apporte la somme convenue et que mon œil dégonfle.
Tron se leva.
— Votre aide m’a été très précieuse, monsieur Ballani. Puis-je faire quelque chose pour vous ?
La réponse fut aussi rapide que si l’autre s’était attendu à cette question.
— Je pense que oui.
— Quoi donc ?
— Découvrez le véritable assassin du conseiller.
Avant de sortir, Tron se retourna une dernière fois et constata que le musicien n’avait pas fait le moindre geste. Il le suivait d’un œil, la serviette posée sur l’autre, le regard aussi éteint que la lampe triste qui jetait sur sa chevelure une faible lueur.
Si ce qu’il avait raconté était vrai, tout prenait soudain un sens : la hâte avec laquelle le colonel s’était emparé de l’affaire, le silence sur ses relations avec le sous-lieutenant, la dispute entre Pergen et Grillparzer au casino Molin. Peut-être le neveu du conseiller avait-il refusé de confier les papiers à son supérieur ou demandé plus que celui-ci n’était prêt à payer ?
D’un autre côté, cela ne résolvait toujours pas de nombreuses questions : quel rôle la femme jouait-elle là-dedans ? N’était-il pas étrange de s’encombrer d’une prostituée avant de commettre un meurtre ? Et pour finir : comment Spaur réagirait-il à la version de Ballani ? Le commandant en chef la rejetterait-il sans remords en faisant valoir l’absence de preuves ? Ou bien s’adresserait-il aussitôt à Toggenburg ? Aucune de ces deux hypothèses n’était convaincante.
Au-dehors, la neige était moins drue, mais hormis quelques enfants qui s’efforçaient en vain de faire un bonhomme de neige, le campo Santa Margherita était vide. Tron releva le col de son manteau et enfonça son haut-de-forme. Puis il enfouit ses mains dans les poches de sa fourrure et se mit en route. Devant la scuola dei Varotari, il croisa une vieille qui tirait une luge chargée de petit bois. Derrière elle marchait un homme de grande taille. Quand ils furent au même niveau, ses yeux rencontrèrent ceux du commissaire. Tout se passa trop vite pour qu’ils puissent se saluer comme la politesse l’eût exigé, mais en revanche, Tron eut le temps de reconnaître Pergen : le colonel se rendait chez Raffaele Ballani.