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— Vous avez relâché Grillparzer alors que vous l’aviez surpris à proximité du cadavre ?

Spaur se pencha au-dessus de son bureau et, inquiet, s’accrocha à la boîte de confiseries posée sur un plan de la ville. Quand Tron était entré, le commandant de police était en effet plongé dans l’étude de l’urbanisme vénitien en compagnie de son neveu, le porte-flambeau du progrès. La carte était couverte d’épaisses lignes noires, sans doute les conduites de gaz que Haslinger projetait d’installer pour le plus grand bonheur des habitants, un réseau de traits qui barraient le labyrinthe de ruelles et de canaux.

Spaur avait écouté le rapport du commissaire avec une gêne croissante – à l’inverse de son neveu, qui ressemblait à un joueur auquel on propose une passionnante partie d’échecs. Tron pouvait littéralement voir qu’il enregistrait et analysait chacune des informations. Cette histoire le fascinait. Peut-être regrettait-il désormais d’en avoir manqué l’épisode le plus palpitant – la nuit sur le paquebot – et de devoir maintenant se contenter de miettes.

— Il était de votre devoir de prévenir aussitôt la police militaire ! continua le commandant de police. Le colonel Pergen ne manquera pas de l’apprendre. Et alors, il va me…

Énervé, il prit une friandise, ôta le papier et engloutit une bouchée au massepain tout en disant :

— … merenlavimpossib…

— La vie impossible ? s’assura Tron. J’en doute fort.

Il adressa un signe de reconnaissance à Haslinger qui s’était permis d’avancer la boîte de confiseries et invitait du regard le commissaire à se servir. De toute évidence, il ne savait pas que son oncle ne partageait jamais ses pralines.

— Et pourquoi ?

La mine de Spaur, qui s’était assombrie, s’éclaira de nouveau quand il vit que son subalterne déclinait d’un geste la proposition du neveu.

— Parce que dans son rapport, expliqua Tron, il n’a pas évoqué les résultats de l’autopsie. Si le conseiller est mort d’un infarctus, il ne s’agit plus d’un crime.

Haslinger se pencha au-dessus du bureau :

— Certes, mais l’autopsie ne permet pas de savoir qui a tiré. Ce pourrait très bien être Pellico.

— L’attentat est une trouvaille de Pergen. Pour quelle autre raison Pellico aurait-il tiré sur Hummelhauser ?

L’ingénieur réfléchit un instant. Puis il répondit :

— Il se peut tout à fait que le conseiller ait eu dans sa cabine des papiers compromettants pour le colonel…

Il baissa les yeux sur le plan de la ville et suivit du doigt une canalisation qui, comme le constata le commissaire avec perplexité, coupait le palais Tron en deux.

— … mais qui nous dit, poursuivit Haslinger, que c’étaient les seuls documents qu’il ait eus en sa possession ?

Spaur fronça les sourcils :

— Tu veux dire que Hummelhauser n’avait pas seulement des papiers qui concernent le procès, mais aussi des éléments relatifs au projet d’attentat ?

Son neveu approuva d’un signe de tête.

— Je ne vois pas en quoi l’un exclurait l’autre.

— Cela signifierait, déduisit le commandant de police, que le rapport de Pergen est pour l’essentiel correct. Si l’autopsie ne permet pas de savoir qui a tiré sur le conseiller, ce pourrait très bien être Pellico.

— Mais cela n’explique pas l’autre mort ! objecta Tron. Du moins si l’on suppose que celui qui a tué Moosbrugger a aussi la jeune femme sur la conscience.

Haslinger releva les yeux du labyrinthe de canalisations dans lequel il s’était perdu. Il fronça les sourcils :

— Et le lieu de crime, ce n’est pas un indice ? Seul le sous-lieutenant Grillparzer savait que la cabine du conseiller n’était pas fermée à clé et contenait un cadavre.

— Justement ! remarqua le commissaire. Comme elle n’était pas fermée à clé, la porte aurait très bien pu s’ouvrir pendant la tempête.

— Ce que le meurtrier, qui ne savait que faire du corps de la jeune femme, a constaté par hasard…

Le sarcasme dans sa voix indiquait assez que Haslinger ne prenait pas cette hypothèse au sérieux.

— C’est ce que vous vouliez dire ?

— À peu de choses près, bougonna Tron.

— Donc, quelqu’un qui veut se débarrasser d’un cadavre tombe par hasard sur une cabine dont la porte s’est ouverte et qui, par hasard, contient déjà un autre cadavre.

Spaur s’appuya sur le dossier de son fauteuil en dodelinant de la tête.

— Je suis désolé, commissaire. Mais cela fait beaucoup de hasard à mon goût.

— Certes, concéda le subalterne. Mais si Grillparzer était le meurtrier de la jeune fille, il ne m’aurait pas parlé de la liste des passagers.

— Peut-être l’a-t-il fait parce que…

Le commandant de police se tut et jeta à Tron un regard aussi noir que le chocolat autour de la praline qu’il venait d’extraire de son emballage. Haslinger sourit en suggérant :

— Peut-être parce qu’il est sûr de ne pas figurer sur la liste ?

L’ingénieur replia le plan qui produisit un bruit de papier froissé.

— Comptez-vous aller à Trieste, commissaire ? À l’adresse que vous a indiquée le sous-lieutenant ?

C’était la question décisive et Tron lui était reconnaissant de l’avoir posée.

— Cela ne dépend pas de moi.

D’un geste de la main, il désigna l’autre côté du bureau, où était assis son supérieur.

— La question, réfléchit Spaur, est de savoir si cette affaire nous regarde. Dans certaines circonstances, le personnel du Lloyd Triestino est considéré comme faisant partie de la marine. Et alors, c’est à la police militaire d’enquêter.

— Dans quelles circonstances ? s’étonna Tron.

— En temps de guerre. Ou dans des situations assimilables à la guerre. Or Pergen pourrait très bien faire valoir qu’on se trouve dans une situation de ce genre.

— À cause de l’attentat ?

— Exactement.

— Et donc exiger de s’occuper de l’affaire ?

— Oui. D’un autre côté, continua-t-il de méditer, depuis combien de temps Moosbrugger se livre-t-il à ces activités ?

Le commissaire haussa les épaules et répondit :

— Tout ce que je sais, c’est qu’il travaillait sur l’Archiduc Sigmund depuis deux ans.

— Vous croyez vraiment qu’il existe une liste de ses clients ?

— C’est vous-même qui m’avez mis la puce à l’oreille, remarqua Tron.

— Je vous ai simplement rapporté la rumeur, se défendit Spaur. S’il est vrai qu’elle existe, cette liste ne doit pas manquer d’intérêt. Je me demande si Toggenburg y figure.

Le commandant de police fixa un instant le plafond.

— Peut-être devriez-vous envisager un voyage à Trieste, commissaire. Un voyage à caractère privé, bien sûr. Allez rendre visite à l’inspecteur Spadeni et parlez-lui de notre problème. Il n’a qu’à faire une descente à l’adresse indiquée. Pour voir d’un peu plus près ce qu’il y a dans cet appartement.

— Vous voulez dire fouiller ?

— Oui, et même de fond en comble. Accompagnez Spadeni lors de la perquisition.

— Et si nous trouvons le carnet en question ?

— Alors rapportez-le.

— Mais Spadeni pourrait refuser de me le confier ?

Spaur écarta l’objection du commissaire d’un geste de la main.

— Non, c’est exclu. Il me doit un petit service. Prenez le bateau de ce soir. Comme cela, vous serez de retour dès demain. Quand a donc lieu ce bal masqué dont tout le monde parle ?

— Dimanche soir.

— Eh bien, c’est parfait ! s’exclama le commandant.

— Ce soir, c’est l’Archiduc Sigmund qui part de Venise, signala Haslinger. Et demain, nous prendrons le Princesse Gisèle.

Il jeta au commissaire un regard rayonnant. Son oncle se tourna vers lui, surpris.

— « Nous » ? Tu veux l’accompagner ?

— J’ai une petite chose à régler à Trieste. Je pensais que tu le savais…

— Non, je ne savais pas. Mais tant mieux. Vous pourrez voyager ensemble !

Il se frotta les mains et leur jeta un regard paternel. La perspective de lire le carnet de Moosbrugger semblait le mettre d’excellente humeur.

— Allez acheter un billet au Lloyd, Tron… Mettez-le sur mon compte, ajouta-t-il, grand prince.

— Merci, baron.

— Ah oui ! Une dernière chose…

Le commandant de police sortit de son tiroir une feuille qu’il survola en fronçant les sourcils.

— Toggenburg me fait savoir que suite au projet d’attentat, il y aura ces jours-ci toute une série de razzias. Un peu partout. Ils démarrent ce soir. Je vous dis cela pour que vous soyez au courant.

— Devons-nous intervenir ? se renseigna Tron.

— Non, c’est l’affaire de l’armée. Les chasseurs croates s’en occupent.

— Et par où commencent-ils ?

— Pas chez vous. À Dorsoduro. Ils attaquent par les petits restaurants et les habitations autour du campo Santa Margherita.