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Jamais elle n’aurait imaginé qu’il ne la reconnaîtrait pas. Et pourtant, il reste là, à froncer les sourcils, et il est manifeste qu’il ne sait pas qui se tient devant lui. Le commissaire est un homme de taille moyenne, mince, aux cheveux blonds et fins, avec de petites rides autour des yeux qui la considèrent maintenant avec embarras. Il a l’air inoffensif et surtout mal à l’aise, trouve-t-elle. Peut-être gêné, comme s’il était sur le point de la reconnaître. Cela ne la surprendrait pas : la plupart des gens qu’elle rencontre sont gênés. Elle s’éclaircit la gorge.

— Comte ?

— Oui ?

— Auriez-vous la bonté de m’accorder votre attention ?

— Je ne fais rien d’autre, comtesse.

Il tient toujours dirigés vers elle ses gentils petits yeux bleus qui semblent un peu myopes. Non, elle ne s’est pas trompée. Il ne la reconnaît vraiment pas, et tout à coup, elle comprend à quoi cela tient. C’est si simple qu’elle recommence à rire. Puis elle lui demande :

— Où avez-vous rangé le pince-nez que vous portiez dans la salle de bal ?

Si cette question lui paraît étrange, il se garde bien de le montrer. Il hausse juste les sourcils et répond :

— Je suppose qu’il se trouve dans la poche de mon habit.

— Eh bien, mettez-le, comte !

Il glisse la main dans sa poche droite et en sort une ficelle, un bout de chandelle et un mouchoir, examine ces objets d’un air songeur, secoue la tête et pose le tout sur la chaise à côté de lui. Puis il tire de sa poche gauche un étui dans lequel se trouve un petit lorgnon en apparence fragile qu’il fixe sur son nez avant de lever les yeux vers elle.

Et alors – enfin ! –, Sissi voit qu’il la reconnaît. Elle constate qu’il est surpris – surpris comme quelqu’un qui se retrouve soudain devant une impératrice en chair et en os –, mais que cet étonnement ne lui fait nullement perdre ses moyens. Il sourit, aussi détendu que s’il recevait tous les jours une Altesse Royale dans la chapelle de son palais.

Alors, il ôte de nouveau son lorgnon, fait avec calme un pas en arrière et s’incline. Il reporte tout son poids sur la jambe droite de sorte qu’il peut légèrement plier l’autre en levant le talon. Le buste penché vers l’avant, il esquisse un mouvement circulaire du bras droit (comme pour ôter un chapeau garni d’une plume) et fait une révérence comme les Tron en ont fait pendant des siècles dans toutes les cours d’Europe (sans oublier la pointe d’ironie qui s’impose).

— Altesse Sérénissime, je suis…

Elle lui coupe la parole

— Surpris et consterné. Allons droit à l’essentiel, comte. Si nous nous absentons trop longtemps, on pourrait jaser.

Oh ! mon Dieu. A-t-elle vraiment dit cela ? Elle a employé le mot « jaser » ? Comme c’est ambigu…

Le commissaire sourit toujours, mais ce sourire ne prête pas à confusion.

— Je vous ai demandé de venir…

Elle s’interrompt aussitôt, car ces mots ne conviennent pas. Ils conviendraient si elle l’avait convoqué au palais royal, mais pas alors que c’est elle qui s’est invitée à leur bal. Elle a la bouche sèche et se passe la langue sur les lèvres.

— Puis-je offrir quelque chose à boire à Son Altesse Sérénissime ?

Comment ? Offrir quelque chose à boire ? À elle ? L’impératrice ? Comme si elle était n’importe quelle comtesse ? C’est possible ? Et si elle accepte, ne va-t-il pas…

Elle n’a pas le temps d’achever ce raisonnement car son hôte se dirige déjà vers l’autel. En outre, sa soif se fait plus forte de seconde en seconde. Elle hoche la tête.

— Donnez-m’en une goutte !

« Donnez-m’en une goutte » ! Mon Dieu, quelle façon de parler ! François-Joseph emploie bien ce genre de tournures, mais c’est un homme. Une femme n’a pas le droit de s’exprimer ainsi.

Horrifiée, elle se tait et regarde le commissaire – ou le comte, elle ne sait plus dans quelle catégorie le classer – sortir la bouteille d’un vase Médicis aux tons brique, l’essuyer soigneusement avec une serviette blanche, défaire l’armature en métal et ôter le bouchon d’un mouvement rotatif de la main en dessous de la serviette. Ensuite, il sert et revient vers elle avec une coupe. Une seule. C’est bien. Cela confère à son geste quelque chose de thérapeutique. Deux verres, cela aurait au contraire accentué le côté libertin de leur rencontre.

Elle prend la coupe qu’il lui tend avec la mine d’un médecin soucieux, la porte à ses lèvres et sent pendant un instant les bulles qui lui chatouillent le nez. Dès la première gorgée, elle est sujette à un léger vertige. Elle doit donc s’asseoir sur l’une des chaises recouvertes de velours.

— Prenez place, comte.

Cette prière est-elle prématurée ? Eût-il été préférable de le faire attendre un peu ? Non, il aurait dû lui parler d’en haut – chose impossible.

Le commissaire a remis les objets dans sa poche et reculé la chaise placée près de la sienne. Il est maintenant assis à deux pas d’elle dans une position à la fois décontractée et décente – pas raide comme ce coincé de Toggenburg, mais assez droit néanmoins pour l’assurer du respect qu’il lui doit, ce qui lui importe plus que tout pour le moment.

— Je vous ai demandé un entretien parce que…

Elle s’interrompt à nouveau. Parce que je déteste la Hofburg et que la seule idée de rentrer à Vienne me donne mal à la tête ? Parce que je ne crois pas à cette histoire que le commandant de place me raconte pour me faire quitter Venise ? Non, elle ne peut pas dire cela.

Elle boit une deuxième gorgée et constate aussitôt que le champagne la détend.

— Je sais qui a tué le conseiller et la jeune femme, reprend-elle sans détours.