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À voir sa tête, note Élisabeth, on dirait que Königsegg a été durement frappé par le destin. Le petit déjeuner qu’il prend avec sa femme dans le salon de l’impératrice, sur le coup de dix heures, se compose d’un hareng et d’un cornichon. Il boit de l’eau plate et mord de temps à autre dans une tranche de pain grillée. Le teint rougeâtre qu’il avait hier en sortant du Piallo Gioccolante encadré par deux sergents a cédé la place à un vert-de-gris maladif. Au lieu de son éternelle redingote, il porte aujourd’hui son uniforme de général de division, comme au lendemain d’une débâcle. Désormais, après toutes les défaites que l’armée autrichienne a subies dans les dernières années – Magenta, Solferino, Saint-Martin –, il y a en plus, pour lui, l’affront du campo Santa Margherita.
Le comte et la comtesse sont rentrés au palais royal peu après minuit. Les souffrances qu’ils ont endurées n’ont apparemment rien eu d’intenable. À peine relâché, Königsegg a été reconnu par l’un de ses camarades et une gondole des chasseurs de Linz (l’idée que des chasseurs alpins possèdent une gondole amuse l’impératrice) a ramené le couple du rio di San Barnaba jusqu’à la Fabbrica Nuova. Pourtant, la comtesse est revenue la mine renfrognée, comme si son honneur était perdu et que c’était la faute de son époux.
— Lundi soir, explique Élisabeth, le colonel a reçu la visite d’un homme qui dit être en possession des documents. Ennemoser les a espionnés depuis le couloir où il se trouvait pendant que Pergen s’entretenait avec son hôte dans le salon.
Le général cligne de ses petits yeux rougis.
— Cet homme était-il à bord de l’Archiduc Sigmund ?
— Cela m’en a tout l’air. D’après Ennemoser, Pergen l’a menacé de l’envoyer au gibet s’il ne lui donnait pas les papiers.
— Cela paraît normal quand on songe qu’il s’agit d’un attentat visant un membre de la famille royale, fait remarquer Königsegg.
— C’est ce qu’on pourrait tout d’abord croire. Mais plus après la réponse de l’inconnu.
— Qu’a-t-il dit ?
— Qu’il veillerait à ce que Toggenburg ait les documents avant qu’on le pende. Et ensuite, il paraît qu’il a poussé un rire sardonique.
— Attendez !
Le général se frotte la tempe.
— Pergen ne veut pas que des documents relatifs à un attentat contre Son Altesse Sérénissime tombent entre les mains de Toggenburg ? Pourquoi cela ?
— Parce que ces papiers n’ont rien à voir avec un attentat contre ma personne ! On dirait bien que le colonel a monté cette histoire de toutes pièces.
— Mais alors, qu’y a-t-il dans ces papiers ?
— Je n’en sais rien, répondit l’impératrice. Mais selon toute vraisemblance, ce sont des documents compromettants.
— Et pourquoi prétendait-il pouvoir envoyer l’inconnu au gibet ? s’interrogea Königsegg.
— Sans doute peut-il prouver qu’il a commis les crimes sur l’Archiduc Sigmund.
— Avez-vous le moindre indice concernant l’identité de cet homme ?
Elle secoua la tête.
— Non. Ennemoser ne l’a pas vu. Nous savons juste qu’il parle allemand et qu’il tutoie Pergen. En outre, il y a des chances que son nom figure sur cette feuille.
Elle montre un papier posé sur la table.
— C’est la liste des passagers de première classe que le fiancé de Mlle Wastl a recopiée chez Pergen en prévision de notre rencontre.
Sissi tourne alors les yeux vers le comte :
— Où puis-je apprendre quelque chose sur les membres de l’armée sans que cela soit trop visible, général ?
— À Vérone, Altesse Sérénissime. Aux archives militaires. Il y a là un dossier sur chacun des officiers qui a séjourné en Italie. Cela dit, ces messieurs les conservateurs protègent leur fonds comme s’il s’agissait des joyaux de la Couronne.
— Que faut-il en principe pour consulter un dossier ?
— Cela dépend de la manière dont il a été classé. Si les documents ne sont pas déclarés secrets, il suffit de s’adresser au directeur. Évidemment, il faut une demande écrite justifiant les raisons de la requête. Ensuite, le directeur met un commentaire sur la demande provisoire et la transmet à un sous-officier qui sort le dossier et remplit un formulaire.
Le général ouvre le premier bouton de son uniforme et boit une gorgée d’eau.
— Celui-ci précise la taille du dossier – à savoir le nombre de pages –, la durée probable de l’emprunt et le statut du document. Ce formulaire est alors adressé au service d’où est partie la demande, lequel, après en avoir pris connaissance, remplit une demande définitive, ce qu’on appelle un double de requête. Une fois que les autorités supérieures ont donné leur accord par écrit, le double de requête peut être suivi d’effet, ce qui dure en général entre quatre et six mois. À moins qu’on ne connaisse quelqu’un aux archives militaires.
L’impératrice fronce les sourcils.
— Il suffit peut-être que je connaisse quelqu’un qui connaît quelqu’un ? Qu’en est-il de vous, général ?
— Un de mes cousins dirige le service central des fiches.
— Et quand part le prochain train pour Vérone, général ?
L’évocation de son grade laisse à prévoir un ordre imminent.
— À douze heures, Altesse Sérénissime.
Et en effet, le ton de l’impératrice ne tolère désormais plus aucune objection.
— Eh bien, prenez-le et allez faire un petit tour aux archives !
Il sait que toute résistance serait absurde. En outre, il a encore un peu mauvaise conscience à cause d’hier soir.
— Quels actes Son Altesse Sérénissime souhaite-t-elle consulter ?
— Ceux du colonel Pergen et de ce sous-lieutenant Grillparzer qui figure sur la liste.
Königsegg s’incline. En se penchant, il se sent encore un peu mal, mais il va quand même mieux que ce matin, où il a failli s’effondrer devant sa table de toilette et a été obligé de s’asseoir sur le bord de son lit pendant que son valet de chambre le lavait.
— Une dernière chose, général !
— Oui, Altesse Sérénissime ?
— Ennemoser a aperçu le mystérieux invité par la fenêtre. C’est-à-dire d’en haut et dans l’obscurité. Il m’a dit que l’homme portait un manteau noir comme ceux des prêtres.
— Pourquoi Son Altesse Sérénissime évoque-t-elle soudain ce détail ?
— Parce que la liste comprend aussi le nom d’un religieux. S’il a été aumônier, il a un dossier à Vérone, n’est-ce pas ? Tenez, prenez la liste avec vous et vérifiez-les tous !
Dès qu’ils seront dans leur suite, songe-t-elle, les Königsegg ne manqueront pas de se demander pourquoi elle veut avoir ces dossiers dès demain matin. La raison en est toute simple, mais elle n’a pas l’intention de la leur révéler. Du moins, pas avant demain midi.
Elle s’approche de la fenêtre. Le plafond nuageux qui bouche le ciel depuis ce matin s’est entrouvert. Elle aperçoit le soleil au-dessus de la Dogana et de la Salute aux toits couverts de neige. Un bateau à vapeur grec (elle voit le drapeau qui flotte en poupe) sort du canal de la Giudecca et avance avec lenteur dans le bassin de Saint-Marc, tirant derrière lui une traînée de fumée noire. Les gondoles s’écartent sur son chemin et balancent au gré des vagues qu’il laisse derrière lui.
« C’est bizarre, pense-t-elle, depuis ces crimes horribles et depuis que Toggenburg cherche à m’écarter, je me sens vraiment bien. »
Quelques minutes plus tard, en entrant dans le salon pour débarrasser, Mlle Wastl surprend l’impératrice en train de rire à gorge déployée devant la fenêtre. Quand sa maîtresse lui rappelle la figure du général Königsegg au moment où les deux sergents l’ont emmené, elle est obligée de rire à son tour. À vrai dire, elle préfère la comtesse Hohenembs, mais parfois, l’impératrice est bien aussi.