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Tout enfant, Tron était persuadé que le vrai ciel était celui de la salle de bal. Dans celui de la rue, il n’y avait pas d’anges posés sur les nuages, ce qui prouvait bien qu’il n’était pas authentique ! En outre, il manquait cet A. Pollon qui, vêtu d’un simple drap blanc, observait chaque geste de l’enfant depuis son char tiré par quatre chevaux. À l’époque, Tron se demandait si ce M. Pollon était parent avec celui qui livrait tous les quinze jours du bois en hiver, mais quand il avait posé la question à Alessandro, le domestique avait seulement éclaté de rire.
Aujourd’hui encore, du haut de son char solaire, M. A. Pollon avait aperçu Tron qui lui adressa un clin d’œil. La salle était glaciale – le domestique n’allumerait les deux grands poêles en faïence que quatre jours avant le bal –, si glaciale que le commissaire sentit le froid à travers la semelle de ses bottes. La deuxième porte à droite, une porte à deux battants dominée par trois anges dorés qui jouaient de la musique, conduisait au salon de la comtesse. Son fils appuya sur la poignée et entra.
La pièce contenait une demi-douzaine de fauteuils Louis XVI au tissu maculé, deux consoles à plateau en marbre au-dessus desquelles étaient accrochés des miroirs au tain corrodé et une commode de bois laqué vert à motifs chinois. Deux hautes fenêtres donnant sur le Grand Canal laissaient filtrer une lumière blafarde. Entre les deux, un poêle en fonte occupait la place du Pleyel qui passait l’hiver au centre du salon. Il régnait une odeur de moisi, de café et de liqueur renversée.
La comtesse était assise tout près du feu, quasi paralysée à partir de la taille parce que Alessandro lui avait enveloppé les jambes dans une épaisse couverture en laine. À ses pieds fumait un scaldino1 (le fait qu’il fumait prouvait la mauvaise qualité du charbon de bois dont il était empli). Elle tenait dans la main gauche la liste des invités.
— Assieds-toi, Alvise, dit-elle sans lever les yeux.
— Alessandro prétend que tu as l’intention d’inviter le colonel Pergen.
Tron s’installa avec précaution sur l’un des fauteuils.
Sa mère hocha la tête.
— En effet.
Elle avait toujours les yeux rivés sur le papier.
— Tu crois vraiment que le colonel peut nous être utile en ce qui concerne la villa ?
— C’est ce qu’il a dit.
— Et les autres invités ?
— Que veux-tu dire ?
La voix de la comtesse trahissait un certain agacement. Elle était certes maquillée avec soin, mais pour le moment, on aurait plutôt dit qu’elle avait pris un pinceau pour dissimuler sous une couche de blanc jaunâtre les craintes que lui inspirait le bal. Sa robe en satin vert foncé faisait paraître son visage plus blême encore. Cette année, la comtesse avait eu soixante-dix ans, mais c’était toujours une belle femme qui faisait nettement plus jeune que son âge et qui pouvait au besoin dégager un charme considérable.
— Il y aura au moins deux douzaines de personnes qui ont des parents en exil, objecta timidement Tron. Compte tenu des circonstances, je me demande si ce n’est pas un manque de tact que d’inviter précisément le chef de la police militaire autrichienne.
Sans le vouloir, sa mère retroussa les lèvres.
— Il s’agit d’un bal masqué, Alvise ! Le colonel ne va pas se présenter en uniforme. De plus, ajouta-t-elle, il ne sera pas le seul Autrichien à mon bal.
Surpris, Tron se pencha en avant.
— Qui d’autre ?
— La comtesse Königsegg et son mari.
La vieille dame haussa les sourcils et attendit un instant. Comme son fils ne réagissait pas, elle esquissa un mince sourire.
— Je vois que ce nom ne te dit rien.
Le commissaire secoua la tête :
— Non.
— Il s’agit de la nouvelle intendante en chef de l’impératrice. Nous sommes parentes par ma grand-mère. Elle m’a écrit et c’est pourquoi je l’ai invitée. Cela m’étonne que tu ne connaisses pas le nom de l’intendante en chef de Sa Majesté.
— Nous n’avons rien à voir avec l’impératrice, rétorqua-t-il. C’est Toggenburg qui est responsable de la sécurité de la famille royale.
— À en croire certaines sources (auxquelles elle semblait boire avec délectation), le commandant de place serait content que l’impératrice rentre chez elle. François-Joseph, poursuivit-elle avec entrain, préférerait de toute façon savoir sa femme auprès de lui, à Vienne. Elle n’a pas eu le droit de rester plus longtemps à Corfou, mais elle a refusé de revenir dans la capitale. On s’est donc mis d’accord sur Venise.
— D’où est-ce que tu tiens cela ? lui demanda Tron.
— De Loretta Pisani, répondit sa mère. Elle connaît un sous-lieutenant qui fait partie de la suite de l’impératrice. Tu as déjà vu Sa Majesté ?
— De manière furtive, dit le commissaire, lors de son arrivée en octobre. J’étais là quand elle est descendue de bateau. Elle est grande et mince… C’est mon petit déjeuner, ça ?
À cette question, la comtesse lui lança un regard sombre. L’assiette qu’elle avait posée devant lui contenait trois biscuits à la cuiller tout secs. Le commissaire était sûr qu’elle avait en vain essayé de les refiler à son basset.
— Allez, presse-toi ! répliqua-t-elle. Nous devons commencer.
Au moment où il mordit dans l’un des biscuits durs comme la pierre, Tron perçut un bruit de fêlure désagréable. Il contrôla de l’index l’état de son incisive, puis décréta : — Nous commencerons quand Alessandro aura servi le café.
Mais quand le domestique entra, quelques minutes plus tard, il avait les mains vides. Il s’arrêta sur le pas de la porte. L’expression de son visage ne laissait rien présager de bon.
— Il y a quelqu’un de la police en bas, sur le ponton, dit-il un peu essoufflé.
— Et que veut-il ?
Alessandro s’éclaircit la gorge.
— On a retrouvé deux cadavres sur le paquebot du Lloyd en provenance de Trieste. Dans une cabine de première classe.
Il était impossible de dire si le ton de regret dans sa voix se rapportait aux défunts ou au fait que Tron ne pourrait pas avoir ce matin la conversation qu’il avait promise à sa mère.
— Un accident ?
Alessandro fit non de la tête.
— Ils ont été assassinés. Tu dois t’y rendre sur-le-champ.
Tron se leva d’un bond. Un coup d’œil par la fenêtre lui apprit qu’il avait cessé de neiger même si le ciel était toujours chargé de nuages gris foncé.
Le dernier meurtre dans le quartier de Saint-Marc remontait à l’été deux ans auparavant, quand un aubergiste de la place San Stefano avait poignardé l’amant de sa femme. Le commissaire avait pu résoudre l’affaire quasi sur place ; le coupable avait fait des aveux le jour même. Mais un crime sur un paquebot du Lloyd Triestino, c’était autre chose ! Dans ces conditions, il n’était même pas sûr qu’il n’eût pas préféré discuter avec sa mère des réponses aux invitations.
— Je crains de devoir m’en aller…
— Et quand auras-tu du temps à me consacrer ? demanda la comtesse vexée comme si tout cela n’était qu’une intrigue de son fils pour couper court à leur conversation.
— Ce soir, promit-il.
Une demi-heure plus tard, Tron descendait de gondole et posait le pied sur le môle. Il était midi pile. La batterie de l’île Saint-Georges tira son coup de feu quotidien et un petit nuage de fumée s’éleva au-dessus de la bouche du canon.
La ville était plus vivante que le commissaire ne s’y serait attendu par un froid pareil. De tous les côtés, des gens affluaient sur la place Saint-Marc, s’attroupaient devant les cafés, donnaient à manger aux pigeons ou appelaient leurs enfants disparus dans la cohue. Des officiers autrichiens, leur manteau d’apparat blanc négligemment posé sur les épaules, discutaient en petits groupes tout en fumant une cigarette.
À certains stands, on vendait des galiani, de petites bandelettes de pâte cuites dans du saindoux et ensuite recouvertes de sucre. À d’autres, c’étaient des frittolini, des poissons frits servis avec de la polenta chaude. On avait repoussé le plus gros de la neige sous les arcades de la bibliothèque Marciana et sous l’échafaudage qui cachait la façade du palais des Doges donnant sur le môle. Des enfants montaient sur les tas et se jetaient des boules de neige.
L’Archiduc Sigmund se trouvait presque juste derrière le ponte2 della Paglia, à quelques pas de l’hôtel Danieli. C’était un paquebot à aubes blanc, le seul bateau à vapeur au milieu d’une longue file de voiliers dont les agrès couverts de neige semblaient s’étendre jusqu’à l’Arsenal.