12
La pièce dans laquelle elle se trouve baigne dans l’obscurité. Pourtant, dès qu’elle émerge, elle sait où elle est. L’odeur de la chambre le lui rappelle aussitôt : les rideaux sentent l’humidité, même les poêles qui chauffent en permanence depuis son arrivée ne parviennent pas à chasser l’odeur de moisi qui colle aux tapis.
Elle a interdit à Mlle Wastl de la réveiller. Pourquoi se lever ? Les enfants sont de nouveau à Vienne. Donc, personne ne l’attend derrière la porte. Élisabeth aime cet état de semi-torpeur. Tout à l’heure, au beau milieu de la nuit, elle a cru pendant plusieurs minutes qu’elle était chez elle, au bord du lac de Starnberg, et sans le vouloir, elle a tendu l’oreille pour écouter la respiration de ses sœurs et le pas lourd des chiens.
À Possenhofen, la journée débutait par des aboiements. Ici, à Venise, c’est le vacarme des mouettes. Les oiseaux se réveillent à l’aube et se disputent aussitôt. Ils font des vols piqués ou des pirouettes devant ses fenêtres en poussant des cris si perçants qu’ils traversent les trois ou quatre épaisseurs de tissus tirés devant les vitres. Puis vers sept heures, c’est la Marangona1 du Campanile qui se met à résonner, parfois si fort que le verre posé sur la table de nuit vibre.
Sissi s’assoit dans son lit. À tâtons, elle cherche le cordon près de sa tête et tire la sonnette.
Quand la porte s’ouvre, un long rectangle de lumière pâle tombe sur le gigantesque tapis qui recouvre la mosaïque. Puis Mlle Wastl s’avance, un plateau dans les mains. Élisabeth aperçoit la chocolatière, la tasse, la corbeille à pain en argent ainsi qu’un tas d’enveloppes de différents formats : son courrier quotidien. Mlle Wastl se tient les yeux baissés et attend que Sissi lui dise où elle souhaite prendre le petit déjeuner.
— Pose-le sur la table, ordonne-t-elle. Mais donne-moi les lettres !
Cela veut dire qu’elle va se lever et manger devant la fenêtre.
Par beau temps, elle a une vue imprenable sur le bassin de Saint-Marc. Mais aujourd’hui, l’atmosphère extérieure est blanche comme du lait. Sissi doute que son regard porte jusqu’à Santa Maria della Salute, pourtant située à quelques centaines de mètres seulement. Elle se lève et, sans attendre l’aide de Mlle Wastl, enfile sa robe de chambre.
Ensuite, elle passe le courrier en revue tout en s’avançant vers la table à pas lents. Elle laisse tomber tout ce qui ne l’intéresse pas : une lettre de sa cousine, le menu de la journée, le programme d’un concert de musique militaire sur la place Saint-Marc, une missive du patriarche de Venise.
— Où est le courrier de Vienne ?
— Il n’y en a pas, Altesse Sérénissime.
Mlle Wastl se retourne et fait une révérence – signe qu’elle est mal à l’aise.
— Qu’est-ce que cela veut dire, qu’il n’y en a pas ?
L’impératrice la regarde poser sur la table le plateau avec le chocolat chaud et les petits pains. Sa femme de chambre y parvient sans faire le moindre bruit, ce qui est très important car Élisabeth a les oreilles très sensibles au réveil.
— Il s’est passé quelque chose, Altesse Sérénissime.
Petite flexion nerveuse du genou.
— Quoi ?
— Il est arrivé quelque chose au conseiller aulique, Altesse Sérénissime.
À nouveau, elle esquisse une révérence.
— De quel conseiller parles-tu ? Et cesse de faire des courbettes à la fin de chaque phrase !
— De celui qui avait le courrier, Altesse Sérénissime.
Une fois de plus, elle s’apprête à s’incliner, mais cette fois, elle se retient à la dernière seconde, si bien qu’il ne reste qu’un léger tremblement de la jambe.
— Je n’y comprends rien du tout, dit Sissi, avec un petit sourire destiné à montrer qu’elle ne lui en veut pas. Appelle-moi Mme Königsegg.
Mlle Wastl a dix-huit ans et, avec sa silhouette rondelette, sa robe noire, son tablier et son bonnet blancs, elle est assez mignonne. Ses petits yeux noirs ont quelque chose d’une souris, mais Élisabeth lui envie ses dents blanches et régulières. De plus, elle sait, sans thermomètre, porter l’eau du bain à une température idéale et elle lave les cheveux avec tant de douceur que cela ne fait jamais mal. Mlle Wastl est donc une femme de chambre parfaite, sauf qu’à chaque fois qu’elle doit répondre à une question, elle devient toute rouge et commence à bégayer.
L’intendante en chef met presque un quart d’heure à se présenter, ce qui est tout à fait incompréhensible puisque neuf heures viennent de sonner et que les Königsegg se sont retirés hier sur le coup de dix heures – elle à cause de prétendus maux de tête, lui sous prétexte de rejoindre des camarades de régiment au Quadri, alors que toute la ville sait bien qu’il a une affaire avec une soubrette de La Fenice.
Vu sous cet angle, les Königsegg forment d’ailleurs une compagnie de rêve pour Élisabeth, car dans sa situation, elle ne supporterait pas d’être en permanence confrontée à un couple heureux. Après l’échec de sa propre union, qui ne survit que par raison d’État, elle éprouve une certaine satisfaction à constater que d’autres connaissent aussi un tel revers de fortune. Elle n’approuve pas ces sentiments et s’en fait le reproche – mais cela n’y change rien.
Il ne faudrait pas croire qu’elle en veuille à son intendante en chef, au contraire ! Elle l’apprécie même beaucoup, ne serait-ce que parce qu’elle lui rappelle la victoire remportée sur sa belle-mère. Depuis janvier, la comtesse Königsegg remplace en effet l’abominable Esterhazy que la grande Sophie lui avait imposée à son arrivée en 1854. En outre, le fait que Sissi ne soit pas rentrée directement de Corfou, mais qu’elle ait eu le droit de faire halte à Venise est un autre succès, d’autant que ses enfants ont obtenu l’autorisation de passer trois mois avec elle malgré la résistance acharnée de la grande duchesse. À cet égard, Élisabeth peut donc s’estimer heureuse.
Et pourtant, elle ne l’est pas, car la Sérénissime lui tape sur les nerfs : du brouillard le matin, du brouillard le soir et, au milieu de tant de brouillard, des chutes de neige et des journées si sombres qu’elle en vient à se demander si l’on peut se suicider par ennui. Que se passerait-il si son cœur s’ennuyait autant qu’elle et si, à force, il s’arrêtait de battre ? Ou si ses poumons arrêtaient de respirer ?
Et les soirées sont pires encore ! Tandis que tout le monde s’amuse à des bals masqués, elle est condamnée à trier ses photographies, écrire des lettres ou jouer aux cartes avec les Königsegg. Elle a refusé de se rendre aux bals officiels organisés par l’armée et, pour d’évidentes raisons politiques, personne ne l’invite aux vrais bals vénitiens qui battent leur plein en ce moment. Elle comprend, bien sûr, mais cela la vexe quand même un peu.
Depuis toujours, Élisabeth pense que la manière dont quelqu’un appuie sur une poignée révèle tout de sa personne. François-Joseph, par exemple, est incapable d’entrer dans la pièce où elle se trouve sans s’immobiliser un instant derrière la porte. Parfois, Élisabeth l’entend s’éclaircir la gorge ou respirer brièvement. Elle l’imagine la main en l’air, l’esprit absorbé par l’acte qui va suivre. Puis la poignée se baisse d’un coup sec, mais pas trop rapide, c’est-à-dire sans le moindre bruit en bout de course, ce qui indique que l’empereur maîtrise sa force. On dirait une machine, un système d’ouverture mécanique : un mouvement calme, précis, exact, parfaitement huilé. À ce geste correspond l’expression de son visage au-dessus de sa veste d’uniforme d’une propreté impeccable, une sorte de sourire géométrique qu’elle a trouvé charmant pendant six ans, ce qui n’est plus le cas.
Mme Königsegg, en revanche, est incapable d’ouvrir sans se battre avec la porte. Elle n’arrive pas à saisir qu’il faut appuyer à fond sur la poignée. À chaque fois, elle renouvelle l’expérience, pousse en vain sur le battant, relève la poignée qui grince, puis essaie de nouveau pour conclure une fois qu’elle a réussi et qu’elle est dans la pièce : « Il y a un problème avec la serrure, Altesse Sérénissime. »
Ce matin, elle a mis une tunique de style oriental en velours rouge foncé, quelque chose entre le peignoir et la crinoline, une sorte de robe de chambre tout à fait inappropriée pour la dame d’honneur de l’impératrice. Car au regard de l’étiquette, elle est la deuxième dame du royaume et ne peut par conséquent se permettre une tenue aussi négligée – quand bien même la première fait du bruit en buvant son cacao.
Élisabeth lui épargne néanmoins tout commentaire. D’abord parce que Mme Königsegg a visiblement passé une nuit affreuse. Et ensuite parce que l’impératrice brûle d’en savoir plus. Le visage de Mlle Wastl l’a convaincue qu’il est arrivé quelque chose de grave au fonctionnaire chargé de la valise diplomatique. Peut-être la tempête qui soufflait hier au-dessus des toits du palais royal a-t-elle jeté le courrier à la mer ? Voire le conseiller lui-même ? Sissi rêve d’une histoire palpitante pour mettre un peu de sel dans sa vie.
— Mlle Wastl affirme que mon courrier a disparu, dit-elle en guise d’introduction.
L’intendante s’est arrêtée devant la table du petit déjeuner et tord le mouchoir qu’elle tient dans une main, les yeux rougis.
— Asseyez-vous, comtesse.
Élisabeth pourrait lui expliquer qu’aucun homme ne vaut la peine de pleurer toutes les larmes de son corps. Mais cela déboucherait sur une conversation dont elle n’a pas envie pour l’instant. Ce qu’elle veut, c’est apprendre comment son courrier s’est volatilisé.
— Mlle Wastl m’a rapporté qu’il était arrivé quelque chose à un certain conseiller.
Mme Königsegg fait un signe de la tête. Elle s’assoit sur la chaise, raide comme la justice. Sissi voit bien qu’elle s’efforce de ne plus penser à son mari, mais de se concentrer sur la question impériale.
— On a fait irruption dans la cabine du paquebot sur lequel il se trouvait, confirme-t-elle d’une voix traînante. Le conseiller a été tué. On est entré dans sa cabine et on l’a tué.
Élisabeth ferme les yeux, inspire profondément, puis retient son souffle un instant.
— A-t-on arrêté l’assassin ?
— Non.
— Le meurtrier d’un représentant de Sa Majesté peut donc s’enfuir indûment d’un bâtiment du Lloyd ?
— Quand on a découvert le crime, tous les passagers étaient déjà à terre.
— Par qui avez-vous appris cela ?
— Par le fiancé de Mlle Wastl, qui est l’ordonnance du colonel Pergen. Mlle Wastl l’a vu hier et m’a tout raconté.
— Qui est Pergen ?
— Il fait partie de l’état-major de Toggenburg. C’est lui qui mène l’enquête. Il s’agit d’une affaire politique, mais je n’en sais pas plus.
— Politique ? Mlle Wastl ne vous a pas dit ce que cela signifie ?
— Elle a juste rapporté que la police vénitienne a commencé les investigations et que le colonel Pergen a renvoyé le commissaire qui avait été appelé.
— Quel commissaire ?
— Celui qui est en charge de Saint-Marc. Un Vénitien.
— Que savez-vous encore ?
— Il y avait un deuxième cadavre, ajoute Mme Königsegg sur un ton qui trahit que ses pensées sont ailleurs. Il y avait une femme dans la cabine du conseiller…
Là, Élisabeth doit à nouveau reprendre sa respiration. Un deuxième cadavre ! Une femme ! Et elle, Sissi, au beau milieu de ce scandale parce que son courrier a été victime d’un affreux concours de circonstances !
— Sait-on qui est cette femme ?
— Non. Mais Mlle Wastl dit qu’elle était jeune.
Mme Königsegg se mouche. Puis elle ajoute d’une voix toujours aussi traînante, qui commence à agacer l’impératrice :
— Elle a été attachée, mordue et frappée avant de trouver la mort.
Pour la troisième fois, Élisabeth doit reprendre son souffle.
— Qui a frappé cette femme ? Le conseiller ou l’assassin ?
La comtesse prend une mine décontenancée.
— Je n’en sais rien.
— Cela vaut-il la peine que je parle à Mlle Wastl ?
— Je pense qu’elle m’a confié tout ce qu’elle sait.
— Et comment mon courrier parvient-il au palais en temps normal ?
— Il passe par le bureau du commandant de place. Puis un sous-lieutenant de l’état-major vient nous apporter vos lettres.
— Ce serait donc à Toggenburg de me rendre des comptes sur la disparition du courrier…
Ce n’est pas une question, mais un constat. Mme Königsegg se contente par conséquent d’un mouvement de tête. Élisabeth décide de convoquer Toggenburg dans ses appartements de la Fabbrica Nuova.
— Ai-je des rendez-vous ce matin ? demande-t-elle.
La question est en soi superflue car elles savent bien toutes les deux qu’Élisabeth n’a encore jamais eu de « rendez-vous » à Venise et qu’elle n’en aura jamais. Mais pour la forme, l’intendante en chef réfléchit un instant. Puis elle secoue la tête :
— Non, Altesse Sérénissime. Pas que je sache.
— Veuillez écrire un mot à Toggenburg, lui ordonne l’impératrice après avoir elle-même médité quelques instants. Qu’il soit ici à onze heures ! Précisez-lui que je souhaite avoir des explications sur la disparition du courrier. Et que j’attendais une lettre de Sa Majesté. Ce sera tout.
Mme Königsegg fait la révérence exigée par le protocole (qu’elle a oubliée vingt minutes auparavant, ce qui n’a pas échappé à Élisabeth) et se dirige vers la porte, mais avant son habituel combat avec la poignée, une autre idée traverse l’esprit de l’impératrice :
— Dites à Mlle Wastl de venir m’habiller. Et appuyez à fond sur la poignée !
1- Nom de la plus grosse cloche du Campanile. (N.d.T.)