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La nouvelle qu’un crime s’était produit parvint à Tron une heure après. Il était assis devant une assiette de risotto aux seiches dans la Trattoria Goldoni, un petit restaurant situé à quelques pas de la questure, où le commissaire avait l’habitude de manger à moitié prix. Cette mesure de faveur s’expliquait par le fait que le patron n’avait pas de licence et que le fonctionnaire responsable de ce quartier n’avait pas envie de s’occuper de cette affaire – une négligence qui avait déjà permis à son prédécesseur de déjeuner bon marché.

Une demi-heure plus tard, Tron accostait devant le palais Garzoni. Le message qu’il avait reçu était assez confus. La seule certitude était qu’un assassinat avait eu lieu dans l’entrepôt de la calle del Traghetto. En revanche, il n’avait pas compris si un certain M. Moosbrugger était la victime ou si c’était lui qui avait signalé le meurtre.

Le sergent qui attendait la gondole de la police sur l’embarcadère tendit la main à son supérieur pour l’aider à descendre de bateau.

— C’est la propriétaire qui a trouvé le cadavre, expliqua-t-il alors qu’ils se dirigeaient vers l’entrée. Elle est en état de choc. Un des voisins a fait prévenir le poste. Le corps est dans l’appartement du fond.

— Vous êtes seul ?

— Grimani et Bossi sont déjà sur place.

— Et la femme ?

— Elle est dans sa chambre. Une voisine est à ses côtés.

— Peut-on lui parler ?

Le sergent haussa les épaules.

— Peut-être plus tard. Je vous conduis tout d’abord chez la victime.

— Savez-vous ce qui s’est passé ?

— Aucune idée. Un voisin prétend qu’elle allait rendre visite à son locataire.

— C’est là qu’elle a trouvé le corps ?

— Oui.

— Et la victime s’appelle Moosbrugger ?

— Je crois que oui.

Ils pénétrèrent dans le couloir qui conduisait au portego1, situé sur l’arrière de la maison. Puis le sergent s’arrêta devant une porte entrebâillée qui laissait passer un filet de lumière et se recula :

— Je vous en prie, commissaire. Grimani et Bossi sont dans la cuisine.

Tron entra alors dans un vestibule qui comprenait deux portes sur le mur de droite. Les voix qui sortaient par celle du fond laissaient à penser qu’il s’agissait de la cuisine. Les deux policiers étaient assis à la table, mais lorsque leur supérieur apparut, ils se levèrent comme un seul homme et le saluèrent.

— Il est à côté, expliqua Grimani, le plus âgé, en désignant de l’index la pièce voisine.

— Prenez les lampes et suivez-moi, ordonna Tron. Il me faut autant de lumière que possible.

Il entra en dernier dans la chambre où gisait Moosbrugger. Les quatre lampes à pétrole que ses subalternes avaient posées sur le sol jetaient sur le cadavre une clarté violente qui n’embellissait ni ne dissimulait rien.

L’homme étendu par terre avait peu de ressemblance avec le chef steward à la tenue impeccable dont Tron avait fait la connaissance à bord de l’Archiduc Sigmund. Au lieu de son uniforme vert, il portait un pantalon en drap taché, un gilet de costume et une chemise sans col. Sa tête baignait dans une mare de sang. L’incision qui lui avait coûté la vie formait un arc de cercle précis juste au-dessus du larynx et devait provenir d’une lame affilée à l’extrême. Comme le sol n’était pas tout à fait plat, du sang avait coulé vers le mur de gauche et formait une petite flaque devant l’antibois.

Le commissaire fut frappé de constater que tout était en place – pas de chaise renversée, pas de nappe tirée, pas de porcelaine cassée. Même le tapis à la trame grossière qui était censé amortir le froid du sol en pierre ne semblait pas avoir bougé. Rien ne laissait présumer qu’on se fût battu. L’attaque avait dû avoir lieu par surprise.

Dans l’armoire qu’il ouvrit, Tron aperçut deux pantalons, une veste et un manteau, mais pas l’élégant uniforme du Lloyd dans lequel il avait vu Moosbrugger la première fois. Manifestement, le chef steward ne le portait que pendant le service et se changeait avant de descendre de bateau. Il glissa une main dans la poche de la veste, mais n’y trouva rien : pas de monnaie, pas de papiers, pas de peigne.

À côté du lit, au niveau de la tête, deux paires de bottes étaient rangées avec soin l’une à côté de l’autre, comme pour une inspection de chambrée. Le bassin et la cruche posés sur la table de toilette en face de la fenêtre étaient vides. Sous le matelas, le commissaire ne découvrit qu’une couverture grise portant les initiales de la filiale autrichienne Lloyd Triestino. Moosbrugger ne semblait pas avoir eu chez lui de grosses sommes d’argent ou des papiers importants.

Même dans la cuisine qu’il inspecta ensuite, il n’y avait rien qui retînt l’attention. Comme dans la chambre, la fenêtre était assez élevée et munie de barreaux en métal. Une bassine en faïence blanche posée sur une étagère contre le mur de gauche devait servir à faire la vaisselle car elle était à moitié remplie d’une eau sale d’où émergeaient deux tasses. À côté, il y avait une assiette et une bouteille de grappa fermée par un bouchon. Sur l’étagère se trouvaient aussi un pain, et devant celui-ci, un couteau. La lame en était toute émoussée. Hors de question qu’elle ait servi à trancher la gorge de Moosbrugger.

Restait le placard dans le vestibule. La porte entrebâillée s’ouvrit sans peine. Des chemises, des vestes d’uniforme du Lloyd, un manteau et une sorte de cape étaient accrochés à une barre qui prenait toute la largeur de l’armoire. Au bas de la penderie, une paire de bottes était en partie recouverte par les vêtements. Quand l’une de celles-ci bougea, Tron sut qu’il y avait un problème.

S’il avait eu son revolver, il l’aurait sans doute sorti et aurait enclenché le chien en faisant beaucoup de bruit. Mais comme d’habitude, il avait laissé son arme de service dans le tiroir du bureau à la questure. Il se contenta donc de reculer prudemment d’un pas et de parler assez fort pour que Bossi et Grimani, restés dans la cuisine, puissent l’entendre :

— Sortez de l’armoire, monsieur.

L’intéressé s’exécuta aussitôt : après avoir écarté le manteau et la cape, il fit un pas en avant. Il baissait la tête et portait un uniforme de sous-lieutenant des chasseurs croates. Tron ne le reconnut qu’au moment où celui-ci releva le menton.

— Emmenez-le à la cuisine, ordonna-t-il aux deux sergents surgis dans l’encadrement de porte.

1- Pièce centrale des grandes demeures vénitiennes. (N.d.T.)