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— Et maintenant, Alvise ?
Face à l’autel, la comtesse tenait les yeux baissés vers la main de Pergen qui traînait sur le marbre. Elle était d’un calme remarquable.
— Faut-il laisser le colonel à cet endroit ?
Il était quatre heures passées de quelques minutes et elle se trouvait là où l’impératrice, quelques heures auparavant, avait prédit la mort de la victime. Tron répondit : — Ou bien nous avertissons tout de suite les autorités, ou bien nous attendons que les domestiques qui viennent faire le ménage demain découvrent le corps.
— Et que se passera-t-il alors ?
— Ils vont débarquer ici – une douzaine de soldats, un médecin militaire et sans doute le lieutenant Bruck, le suppléant de Pergen. Peut-être même que Toggenburg fera le déplacement. Ils vont fouiller les lieux et prendre les empreintes. Ils demanderont le nom des invités, des musiciens et des extras.
— Ils vont tous les interroger ? Un à un ?
Son fils fit un signe affirmatif de la tête.
— C’est la procédure habituelle.
— Mais la liste comprend cent cinquante personnes ! s’exclama la comtesse. Avec les domestiques et l’orchestre, cela fait environ deux cents ! Ils ne pourront jamais tous les questionner.
— Bien sûr que si ! répliqua son fils. S’il manque du personnel, Toggenburg demandera du renfort à Vérone. Pour lui, ce n’est pas un meurtre quelconque. Il croira que Pergen était sur la piste d’un attentat contre l’impératrice.
— Mon Dieu, c’est vrai ? s’inquiéta Alessandro.
— Non, mais Toggenburg croira que ça l’est. Et Spaur m’a laissé entendre qu’il ne me fait pas franchement confiance du point de vue politique.
— Cela veut-il dire qu’il pourrait s’imaginer que tu es impliqué dans cette histoire ? l’interrogea de nouveau le maître d’hôtel.
— J’ai quitté le bal pendant une bonne heure et il voudra savoir où j’avais disparu. Dois-je raconter que je m’entretenais avec une certaine comtesse Hohenembs ? Une personne qui n’existe pas ? Qui ne figure pas sur la liste des invités et qui n’est pas en mesure de confirmer mes dires ?
— Et si l’on retrouvait le cadavre dans la cour, cela te rendrait-il moins suspect ? voulut savoir la comtesse.
— Cela ne ferait pas grande différence. Ils tiendront quand même à interroger les invités et le personnel.
La vieille dame regarda son fils d’un air songeur.
— Comment le colonel est-il venu ici ?
— À pied, j’imagine. Il loge derrière le palais Pesaro. Ce n’est pas la peine de prendre une gondole pour les trois pas qu’il avait à faire.
— Supposons, reprit sa mère, que l’assassin ait tué le colonel sur le chemin du retour. Quelque part entre chez nous et chez lui. Tu crois que la police militaire importunerait quand même l’ensemble de nos invités ?
— Où veux-tu en venir ?
La comtesse s’avança vers l’une des fenêtres ovales, écarta le rideau et dit : — Dehors, il fait noir comme dans un four et il neige à nouveau. On pourrait porter ce qu’on veut, personne ne s’en rendrait compte.
Tron posa sur l’autel la coupe qu’il tenait à la main.
— Un instant ! Tu veux que nous transportions Pergen… ?
— Exactement ! Nous l’évacuons et le déposons devant le palais Pesaro.
— Tu n’es pas sérieuse ? la rabroua son fils.
Elle lui jeta un regard rempli de colère.
— Écoute-moi un peu, Alvise ! Ce bal masqué fut le plus réussi que nous ayons connu depuis des décennies. Nous avions trois ducs, le comte de Chambord et l’impératrice. Tu crois que j’ai envie de tout gâcher ?
Elle hésita un instant.
— De toute façon, il y a une bien meilleure manière encore de se débarrasser du colonel. Où en est la marée ?
— Au maximum.
— Cela pourrait faciliter notre tâche…
Les yeux de la comtesse brillaient dans la lueur des bougies. Pendant un instant, on eût dit qu’elle souriait.
— Voudrais-tu me dire à quoi tu penses ? lui demanda son fils.
— Si vous jetez Pergen dans le Canalazzo, la mer l’entraînera dans la lagune.
— Il y a de nouveau des patrouilles la nuit, objecta le commissaire. S’ils me surprennent avec le corps, je suis fichu.
— Ne te fais pas plus stupide que tu n’es, Alvise. Vous les entendrez venir.
— Je ne peux pas.
— Tu ne veux pas qu’on te surprenne avec le cadavre. Or c’est bel et bien ce qui va se passer s’il reste ici.
Alors, le maître d’hôtel intervint :
— Je m’en occupe. Alvise, tu nettoieras le sang pendant que j’emporte le corps. La comtesse a raison. Il fait nuit noire, et à cette heure-ci, je ne rencontrerai personne.
Il fit une grimace songeuse avant de poursuivre :
— Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas.
— Quoi donc ?
— Je ne comprends pas, dit-il d’une voix lente, pourquoi l’assassin n’a pas éliminé Pergen à l’extérieur. Il lui aurait suffi d’attendre dehors. C’était moins risqué que dans la chapelle où quelqu’un pouvait surgir à tout moment.
— Il doit avoir une raison bien précise, réfléchit Tron.
— Et laquelle ? l’interrogea sa mère en plissant le front.
Le commissaire la regarda et eut soudain une boule dans la gorge : — Ce que tu as dit à l’instant est juste. Si le corps reste ici, je serai mis en cause. C’est cela qu’il voulait.
— Te faire porter le chapeau ?
— Oui, qu’on m’arrête et peut-être qu’on me conduise à Vérone. Pour m’empêcher de le dénoncer.
Alessandro demanda alors :
— Tu veux dire que tu soupçonnes quelqu’un ?
— Non, je sais qui c’est.
La voix de Tron trahissait son appréhension.
— Et je crains qu’il ne le sache. Je me demande comment il l’a appris, mais je suis convaincu qu’il le sait. Il n’y a pas d’autre façon d’expliquer qu’il ait commis le meurtre dans notre chapelle.
— Et qu’est-ce que cela veut dire ? poursuivit le maître d’hôtel.
« Que Haslinger veut m’éliminer, pensa Tron. Si je suis incarcéré, personne ne l’empêchera de s’occuper de la princesse. » Il fallait donc faire en sorte qu’on ne découvre pas tout de suite le cadavre de Pergen. Qu’on le repêche quelque part à l’ouest de la lagune. Il conclut à haute voix : — Nous devons nous débarrasser du colonel.
Sa mère avait raison : il faisait nuit et il neigeait. Il se retourna et dit au vieux domestique : — Faisons cela ensemble. Enveloppons-le dans une nappe et portons-le sur la riva di Biasio.