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L’inspecteur Spadeni était un petit homme rondouillard qui avait une prédilection pour les gilets à fleurs bariolés et une répugnance pour les prêtres et les soldats. Cette préférence et le fait qu’il ne portait presque jamais de redingote l’avaient jusqu’alors empêché d’obtenir le grade de commissaire. Sa répulsion lui avait en revanche déjà valu deux fois une sanction. Spadeni adorait les romans français et s’ennuyait vite. Depuis qu’il avait dévoré Les Mystères de Paris, il savait que Trieste était vraiment un trou – la province la plus profonde, complètement attardée du point de vue criminalistique.
Quand il entra, Tron le trouva assis à son bureau en train de faire trois choses en même temps : écrire, manger et fumer. De la main droite, il remplissait une grande feuille de papier ministre. De la gauche, il portait une aile de poulet à sa bouche. Pour le reste, il n’avait pas besoin de troisième main car le mégot pendait à la commissure de ses lèvres et se balançait au rythme des mouvements de sa mâchoire. Spadeni était sans doute le seul fonctionnaire de police dans tout l’Empire autrichien qui parvînt à garder son cigare allumé d’un bout à l’autre de son repas.
— Commissaire Tron ?
Le Vénitien salua d’un signe de tête et regarda autour de lui. La pièce, située au rez-de-chaussée de la questure, était petite. Une unique fenêtre donnait dans un puits de lumière. En dehors du bureau, du fauteuil de l’inspecteur et d’une chaise pour les visiteurs, la pièce ne contenait que deux grandes étagères où des dossiers s’entassaient.
L’incontournable portrait de François-Joseph était accroché près de la fenêtre. Mais si le degré d’inclinaison du cadre voulait dire quelque chose sur le degré de résistance du fonctionnaire, pensa Tron, Spadeni faisait partie de l’aile militante de l’opposition. En outre, non seulement le tableau était bancal, mais en plus, le verre était cassé au beau milieu du visage de l’empereur.
— Spaur m’a prévenu par télégraphe, expliqua l’inspecteur en dévisageant son collègue avec curiosité.
Il se leva avec une souplesse étonnante et avança la chaise à l’intention de Tron. Puis il revint derrière son bureau et plia en deux la feuille sur laquelle il écrivait.
— Vous venez pour l’affaire du Lloyd Triestino, n’est-ce pas ?
Ses yeux lançaient maintenant des étincelles presque lubriques.
— Il s’agit d’une affaire qui a peut-être un rapport avec celle du Lloyd, rectifia le commissaire. Le chef steward de l’Archiduc Sigmund a été assassiné. On lui a tranché la gorge, hier, dans son appartement.
— Mon Dieu !
On aurait dit qu’un invisible marionnettiste le redressait dans le fauteuil où il était jusqu’alors posé comme un pot de fleurs. Il lâcha l’aile de poulet. De la cendre tomba de l’extrémité de son cigare et se répandit sur son assiette. Difficile de dire si son visage exprimait la jalousie ou l’effroi.
— Voyez-vous un rapport entre ce crime et les activités annexes de Moosbrugger ? demanda l’inspecteur qui savait donc comment s’appelait la victime et à quel commerce elle se livrait sur le paquebot.
— Sans doute a-t-il été tué par l’un de ses clients, répondit Tron. Peut-être par celui qui a violé et étranglé la jeune fille.
— Mais je croyais qu’on l’avait arrêté !
— Je crains que ce ne soit pas le bon.
— Et que puis-je faire pour vous ? s’enquit l’inspecteur avec convoitise.
— Moosbrugger vivait ici avec une certaine Mme Schmitz. Dans la via Bramante. C’est peut-être là que se trouve le carnet dans lequel il prenait des notes sur ses clients.
— Et vous voulez y aller pour perquisitionner ?
Le commissaire secoua la tête.
— Pas moi, mais vous. J’aimerais que vous y alliez et que vous fassiez une perquisition. Moi, je suis ici à titre privé. On m’a retiré l’affaire.
— Mais vous m’accompagnez ?
— Bien sûr, mais de manière officieuse.
Soudain, quelque chose traversa l’esprit de l’inspecteur. Tron pouvait littéralement suivre sur son visage les idées qui le travaillaient.
— Cette jeune fille violée et étranglée, commissaire, avait-elle des morsures sur le buste ?
— Comment le savez-vous ?
— Je ne sais rien. Je pense juste à un crime semblable qui a eu lieu cet été à Vienne.
— Vous parlez de l’affaire de la gare de Gloggnitz ? Il hocha la tête.
— On nous a tenus au courant parce qu’il n’était pas exclu que l’assassin se soit ensuite rendu à Trieste.
L’inspecteur se leva et retourna un tas de dossiers sur l’une des étagères. Il finit par trouver celui qu’il recherchait et le tendit à son collègue en se rasseyant. Sur la couverture, il était écrit en lettres majuscules : JOSEPHA GSCHWEND, 12/08/61. La date des faits sans doute. Au-dessous, on pouvait lire : « Vienne, gare principale de Gloggnitz » et les initiales de l’agent qui avait mené l’enquête. Le dossier comprenait sept feuilles couvertes d’une fine écriture de greffier ainsi qu’une liste de destinataires.
Josepha Gschwend, 28 ans, née à Neuenbourg sur le Danube, morte le 12 août 1861 à l’hôtel Ferdinand. L’assassin l’avait attachée, violée (il y avait quelques détails extraits du rapport d’autopsie sur les morsures dont le buste était couvert) et enfin étranglée. Ni le portier ni les sous-officiers logés au même étage (un groupe de chasseurs carinthiens) n’avaient rien remarqué de suspect. Un prêtre aussi avait passé la nuit à cet étage, mais on n’avait pas pu le retrouver. Voilà qui était intéressant, pensa Tron. Très intéressant.
L’inspecteur devait avoir eu la même idée, car il demanda : — Y avait-il un prêtre à bord de l’Archiduc Sigmund ?
— Le père Tommaseo de San Trovaso, répondit le commissaire.
— Et vous l’avez interrogé ?
Tron fit non de la tête.
— On m’a retiré l’affaire avant que je ne fasse sa connaissance.
— Et quel genre d’homme est-ce ?
— Je l’ai vu hier sur le navire, répondit Tron. On ne peut pas dire que la mort de Moosbrugger l’ait laissé inconsolable.
— Hier ? Sur le navire ?
Spadeni se pencha au-dessus de son bureau.
— Vous voulez dire que ce Tommaseo est à Trieste ? En ce moment ?
Le Vénitien haussa les épaules.
— Ça, je ne peux pas vous le dire. Peut-être a-t-il continué sa route en direction de Vienne ?
L’inspecteur s’était levé. Il fit le tour de son bureau et mit une redingote marron clair au-dessus de son gilet à fleurs. Il avait le visage radieux et se frottait les mains d’excitation. Puis il sortit soudain un revolver.
— Il n’y a pas de temps à perdre, commissaire.
— Je ne comprends pas…
— Peut-on être certain que le père Tommaseo n’ait pas eu connaissance de cette adresse ? Et qu’il n’ait pas eu la même idée que vous ?
— Non, mais…
— Vous voyez ! Si nous arrivons trop tard, il y aura peut-être un nouveau cadavre et le carnet de Moosbrugger aura disparu.
Son visage brillait comme un arbre de Noël.
— Qu’attendez-vous ?