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Toutes les cinq minutes, Emilia Farsetti se levait de sa couche et regardait par la fenêtre. À travers les barreaux, elle apercevait un toit couvert de neige, puis derrière quelques bâtiments en terrasse, et derrière eux la lagune. Elle grelottait de froid et de peur. La cellule était à peine plus grande que l’étroite planche sur laquelle elle avait passé la nuit. À l’aube, quand son cœur avait commencé à battre la chamade, elle avait cru qu’elle devenait folle. Elle avait entendu parler de gens qu’il suffisait d’enfermer dans une petite pièce pour qu’ils perdent la raison. Elle savait désormais qu’elle en faisait partie.

La veille, le colonel Pergen était venu l’arrêter au Florian et, en début de soirée, l’avait fait enfermer dans la prison militaire de l’île Saint-George. Par précaution, elle avait dissimulé ce qu’il recherchait dans le fond d’un sandalo amarré dans la sacca della Misericordia à l’autre extrémité de Venise. C’était la meilleure planque du monde. Jamais il ne la trouverait. Et pourtant, elle se disait que son idée n’avait pas été si heureuse que ça.

Dans la cabine de l’Archiduc Sigmund, elle s’était emparée des deux enveloppes par pur réflexe. Le sort des femmes dans sa situation dépend de leur vitesse de réaction et elle n’avait donc rien à se reprocher. Mais ensuite, elle avait vraiment commis toute une série d’erreurs dont la première était d’avoir sous-estimé le colonel Pergen.

Le dimanche, personne n’avait manifesté le moindre intérêt pour le témoignage d’une femme de ménage hystérique. Elle était donc rentrée chez elle, s’était assise à la table de cuisine et avait examiné son butin. Elle aurait bien sûr préféré une bague ou un beau mouchoir (ce n’était pas difficile à revendre), mais des enveloppes marquées de couronnes dorées pouvaient contenir toutes sortes de choses – et pourquoi pas de l’argent ?

Par malheur, il n’y avait dans la première qu’une feuille dont seul le recto était utilisé (c’était de l’allemand) avec une signature indéchiffrable (du moins à première vue). L’allemand d’Emilia Farsetti n’était pas très bon et il lui fallut une demi-heure pour comprendre qu’il s’agissait d’une lettre de l’empereur adressée à son épouse. La victime devait être son coursier.

L’autre enveloppe contenait une douzaine de feuilles de papier ministre pliées en deux qui la laissèrent tout d’abord perplexe. On aurait dit un rapport destiné au commandant en chef des troupes autrichiennes stationnées à Venise. Après avoir survolé le premier document, elle ferma la porte de son appartement à double tour et tira les rideaux. Quelques heures plus tard, après avoir lu le tout au moins dix fois, elle était convaincue de pouvoir en tirer une belle somme.

Le premier document était un rapport de cinq pages sur les coulisses d’un procès qui avait abouti, trois ans auparavant, à l’acquittement d’officiers de haut rang dans les services logistiques de la subdivision militaire de Vérone. Le procureur de l’armée qui avait représenté l’accusation, un certain colonel Pergen, avait manipulé les pièces en faveur des accusés et reçu un généreux dessous-de-table.

Le reste du dossier consistait en lettres provenant de quatre banques différentes qui attestaient le versement de sommes importantes sur le compte de cet officier au mois d’octobre 1860. Deux d’entre elles se situaient à Zurich, la troisième à Paris et la quatrième à Berlin. Emilia Farsetti s’était demandé ce qui avait pu les pousser à délivrer un tel renseignement, mais cela ne changeait rien au fait que le colonel était perdu.

Elle ignorait aussi qui était ce Pergen et s’il vivait à Venise, mais il ne lui fallut pas longtemps pour le découvrir. Dès le mercredi, elle savait qu’il y avait un colonel Pergen dans l’état-major du commandant de place. Le jour même, elle rédigea une lettre qu’elle déposa à la Kommandantur. Elle avait écrit qu’elle était en possession de documents relatifs au procès de Vérone et suggérait un rendez-vous au café Florian peu après neuf heures le lendemain matin – un moment où il n’y a encore presque personne. Elle attendrait dans la salle mauresque et lirait la Gazzetta di Venezia.

Ce jeudi matin-là, elle était la seule cliente qui lût ce journal dans cette pièce. Pergen, accompagné d’une demi-douzaine de chasseurs croates, n’eut donc aucun mal à l’identifier. Les militaires la conduisirent aussitôt chez elle, fouillèrent l’appartement pendant trois heures, mais ne trouvèrent rien, bien entendu. En fin d’après-midi, quand ils enfermèrent Emilia Farsetti dans une cellule de l’île Saint-George, ils connaissaient l’adresse de sa mère, de ses deux frères et de sa meilleure amie. Pergen ne lui avait pas caché qu’il irait aussi chez eux faire une perquisition.

La prisonnière avait posé les mains sur le rebord de la fenêtre et regardait la buée qui se formait sur la vitre quand elle respirait. Une mouette passa dans son champ de vision et disparut dans la brume. La veille, elle avait perdu tout repère à l’intérieur du bâtiment. La lumière du matin venait de la gauche ; donc, elle devait avoir vue sur le sud de la lagune et le Lido devait se trouver quelque part dans le brouillard. Ses accès de panique se faisaient de plus en plus fréquents et de plus en plus longs. Encore vingt-quatre heures et elle dirait sans doute au colonel Pergen où se trouvait sa planque.