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Un coup d’aviron fit glisser l’embarcation sur les derniers mètres, puis le gondolier fit pivoter la godille dans la forcola1 et la proue vint buter contre les marches en pierre du ponton de La Fenice. Tron descendit de bateau. Il restait une bonne demi-heure avant le début de la représentation.
Il confia son manteau au vestiaire, reçut en échange un de ces tickets numérotés de couleur rose qu’il connaissait depuis son enfance et s’engagea dans le foyer. Puis il se rendit sans hâte dans la salle, prit place sur un strapontin réservé au médecin de service et regarda les Vénitiens, les étrangers élégants et les officiers autrichiens s’installer dans le parterre ou dans leurs loges. De nombreux militaires portaient l’uniforme de gala comme s’ils attendaient la famille royale. Mais l’empereur était à Vienne et Tron n’avait pas entendu dire que son épouse avait l’intention de se rendre au spectacle.
Le commissaire n’avait vu qu’une seule fois la loge des souverains occupée. C’était encore à l’époque de Ferdinand, à l’occasion de la réouverture solennelle de La Fenice, reconstruite en un temps record un an après le grand incendie. Un homme sec et pâle était apparu dans l’avant-scène et avait remercié les officiers de leur tonnerre d’applaudissements par un sourire las et presque gêné. À ce moment-là, en 1837, personne n’aurait cru que douze ans plus tard, les Vénitiens s’insurgeraient, et encore moins que douze autres années après, on serait à la veille de l’unification italienne. Tron pensait alors que les Autrichiens resteraient à jamais en Italie du Nord. Désormais, comme tous les habitants de la ville (et sans doute aussi les occupants eux-mêmes), il partait du principe que les jours de la domination des Habsbourg sur la Sérénissime étaient comptés.
Le médecin du théâtre, le docteur Pastore, arriva peu avant huit heures. Après l’avoir salué, Tron monta avec lenteur les marches qui menaient à la loge de la princesse tout en repensant aux conséquences de sa discussion avec Spaur. Son supérieur lui avait fait comprendre sans la moindre ambiguïté que l’affaire était close. D’un autre côté, le commissaire ne doutait pas que Ballani ait dit la vérité, et la pensée qu’un assassin ainsi que son commanditaire restent impunis le scandalisait.
Cependant, que faire ? Passer par-dessus son chef et s’adresser au commandant de place ? Voire au quartier général à Vérone ? Tron joua avec cette pensée pendant un très court instant, mais la rejeta aussitôt après. Spaur avait raison : il n’y avait pas la moindre preuve et personne ne prêterait foi au dire d’un violoncelliste au chômage se faisant entretenir par des hommes (il soupçonnait que le conseiller aulique n’était pas la seule relation de Ballani).
Et la princesse ? Croirait-elle cette version ? Sans doute, se dit Tron. Elle excluait l’hypothèse que Pellico fût l’assassin. Il fallait donc que quelqu’un d’autre ait commis le crime, et l’histoire de Ballani présentait au moins l’avantage d’expliquer la hâte de Pergen. Mais cela dit, d’où provenait l’étrange intérêt qu’elle éprouvait elle-même pour cette affaire ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à l’envoyer voir Palffy ? Pour quelle raison l’avait-elle reçu dans son hôtel particulier et invité dans sa loge ? Était-ce seulement le désir de voir réhabiliter quelqu’un qui comptait de toute évidence plus pour elle qu’elle ne voulait bien l’avouer ? Non, car elle ne savait pas que Pellico était impliqué dans le double meurtre lors de leur première rencontre sur le paquebot. Ses incitations à poursuivre l’enquête devaient donc avoir une autre cause. Mais laquelle ?
Dans l’intervalle, le commissaire avait atteint le deuxième étage et traversait le couloir qui menait à la loge de la princesse. Il jeta un coup d’œil dans un des grands miroirs dont les murs étaient couverts et constata que la queue-de-pie de son père lui allait mieux qu’il n’avait cru. La veste tirait quelque peu aux épaules et la largeur du revers n’était plus au goût du jour, mais pour le reste, elle était impeccable. Tron appuya sur la poignée, inspira profondément et entra.
À ce moment-là, la princesse se retourna, et pendant un instant, il crut s’être trompé de loge. Au premier abord, la femme qu’il aperçut dans le demi-jour de la lampe à gaz n’avait pas grand-chose à voir avec celle qu’il connaissait – une personne d’apparence plutôt discrète. Sans doute, comprit-il alors, préférait-elle éviter de jeter le trouble dans l’esprit de tous les hommes qu’elle rencontrait. Pourtant, on ne pouvait même pas dire que, pour sa venue à l’Opéra, la princesse ait fait étalage de luxe. Elle portait une crinoline simple en soie mauve, et des gants lui couvraient l’avant-bras. La principale différence tenait à sa coiffure. Ses cheveux relevés laissaient voir une nuque splendide et soulignaient son profil à la Botticelli.
Tout à fait consciente de l’effet qu’elle produisait, la princesse regardait son invité en souriant. Elle dit – sur un ton qui paraissait sincère :
— La queue-de-pie vous va à ravir, commissaire.
Tron expira la bouffée d’air qu’il avait retenue sans le vouloir, la regarda et leva les bras dans un geste de désespoir comique.
— Et vous, vous êtes…
Il ne termina pas sa phrase car aucune comparaison ne lui paraissait adaptée. Il finit par avouer en secouant la tête :
— Je ne trouve pas de mots, princesse.
Elle rit.
— Je vous en prie, commissaire, ce n’est pas un rendez-vous galant !
Son rire était chaleureux et démentait ses propos. Elle tendit le bras, et malgré son trouble, il comprit qu’elle attendait un baisemain. Elle voulait qu’il lui prenne les doigts, ce qu’il fit, et elle l’attira alors sur le siège à côté d’elle.
— Qu’a dit Spaur ? demanda-t-elle sans transition alors que résonnaient les premières mesures de l’ouverture.
Elle s’était penchée vers lui et son visage, qui avait maintenant repris une expression grave, était si près du sien que Tron aurait pu compter chacun de ses cils. Le commissaire commença par évoquer la découverte des photos chez Sivry, continua par les visites qu’il avait rendues à Tommaseo et Ballani, puis conclut par l’entretien qu’il avait eu avec son supérieur le matin même.
La princesse l’écoutait en silence. Quand il eut fini, elle haussa les épaules d’un air résigné et demanda :
— Donc, Spaur ne vous a pas cru ?
Cela ne semblait guère la surprendre.
— Il doute de la véracité des propos de Ballani.
— Ce monsieur n’a en effet aucune preuve, concéda la princesse. Et Spaur a besoin de quelque chose de solide pour s’adresser à Toggenburg.
— Et vous, trouvez-vous cette histoire plausible ?
— Du moins expliquerait-elle pourquoi Pergen vous a aussitôt retiré l’affaire. Le projet d’attentat ne m’a jamais convaincue.
Elle le regarda avec attention.
— Vous partez quant à vous de l’idée que Grillparzer a tué son oncle sur l’ordre du colonel ?
— Oui. Si Pergen était arrivé à temps, il n’aurait rien eu à craindre. Mais le conseiller est parti pour Venise un jour plus tôt que prévu, et au lieu de l’armée, Landrini a fait prévenir la police de Saint-Marc.
— C’est pourquoi vous êtes arrivé sur les lieux avant le colonel ?
— Oui, il ne s’y attendait pas. Il a donc armé ses batteries pour se débarrasser de moi.
— Vous voulez parler de l’attentat ? devina-t-elle. Il a vu le nom de Pellico sur la liste, et comme il était au courant de la procédure entamée contre lui à cause de cette publication scientifique, il a inventé cette histoire de toutes pièces. Ensuite, il a fait arrêter le directeur de l’Institut pour montrer qu’il avait raison et gagner du temps. Il n’avait à coup sûr pas prévu que Pellico se pendrait dans sa cellule, mais pour lui, c’était une aubaine.
— Et cela aurait pu marcher, enchaîna Tron. Il ne pouvait pas deviner que je vous rencontrerais et que, deux jours plus tard, je tomberais par hasard chez Sivry sur la photographie de Hummelhauser et de Ballani. Grillparzer n’avait pas une raison de tuer son oncle, mais deux. Tout cela s’emboîte à merveille.
— Vous oubliez toutefois un détail.
— Que voulez-vous dire, princesse ?
— Je veux parler de la jeune femme. Un homme qui a l’intention de commettre un crime n’embarque pas avec un témoin.
— Pourquoi pas ? répliqua-t-il. Grillparzer pourrait très bien l’avoir prise à bord pour se procurer un alibi : « Non, monsieur le juge. Le sous-lieutenant a passé toute la nuit avec moi dans la cabine. »
La princesse secoua la tête.
— Personne ne l’aurait crue.
— Et qu’en déduisez-vous ?
— Que ce n’est sans doute pas Grillparzer qui a tué la jeune femme.
— Mais si ce n’est ni l’oncle, ni le neveu – qui était-ce ?
Son interlocutrice lui jeta un coup d’œil qu’il fut incapable d’interpréter.
— Quelqu’un d’autre… Un passager qui a payé une fille, l’a brutalisée et l’a ensuite étranglée. Constatant qu’il ne pouvait pas jeter le corps par-dessus bord, il l’a déposé dans la cabine du conseiller.
— Comment pouvait-il savoir que celui-ci était mort et que sa cabine n’était pas fermée à clé ?
La princesse haussa les épaules.
— Je suis bien en peine de vous le dire, commissaire. Mais je suis persuadée que ce n’est pas Grillparzer qui a tué la jeune femme.
— Cela signifierait, continua Tron en pesant chacun de ses mots, qu’au cours de cette nuit-là, il y a eu deux crimes qui n’avaient au départ rien à voir l’un avec l’autre.
— Exactement.
Puis elle demanda sans détour :
— La jeune femme portait-elle des traces de morsures ?
Tron ne put cacher sa surprise.
— Comment le savez-vous ?
— C’est une pure supposition. Mais il y a six mois, un crime comparable a été commis à la gare de Gloggnitz à Vienne. La jeune fille avait été attachée et étranglée et elle portait des traces de morsures.
— A-t-on arrêté l’auteur du crime ?
— Il faut que vous demandiez cela à vos collègues de Vienne. Je suis juste au courant de cet assassinat parce que j’étais dans la capitale au mois d’août. Les journaux ne parlaient que de cela.
— Les trains pour Trieste partent de la gare de Gloggnitz, remarqua Tron d’un air songeur. Je vais aller m’entretenir avec Moosbrugger. Il doit connaître le nom de cet homme, lui.
La princesse lui adressa un regard imperturbable.
— Vous pensez que le chef steward va parler ?
— J’espère, répondit Tron.
Mais ils ne pouvaient quand même pas parler tout le temps du crime ! Il posa donc sa main droite sur la balustrade recouverte de velours et constata avec satisfaction que la princesse ne faisait pas mine de retirer la sienne. Il essaierait plus tard de glisser le bout de ses doigts sous les siens ou du moins – si cela était trop audacieux – d’effleurer son auriculaire.
Trois heures plus tard, ils attendaient la gondole de la princesse sur l’embarcadère de La Fenice. Tron essayait de se souvenir de la titillation qu’il avait ressentie dans le creux de l’estomac au moment où son petit doigt avait frôlé celui de la jeune femme. Non seulement elle n’avait pas retiré sa main, mais elle l’avait même, pendant l’entracte, posée une petite minute sur son bras. À ce moment-là, les picotements dans le ventre de Tron étaient devenus si forts qu’il avait eu du mal à parler.
Autour d’eux, une douzaine de personnes attendait aussi. Les bateaux munis de petites lampes à huile fixées sur la proue bloquaient la moitié du rio et s’agglutinaient devant le ponton. Le commissaire se demanda quel chaos il devait régner à l’époque où la plupart des spectateurs venaient en gondoles…
Il ne s’attendait pas à ce que la princesse lui propose de le ramener chez lui et n’avait pas non plus l’intention de l’en prier. Il ne fallait pas précipiter les choses. Il lui suffisait qu’elle l’ait pris par le bras comme si c’était une évidence – d’un geste naturel, tout à fait dénué de coquetterie. Ils se turent tous les deux pendant un moment. Tron se laissa aller à l’illusion qu’ils se connaissaient depuis longtemps.
— Commissaire ?
Tron dégagea à contrecœur son bras passé sous celui de la princesse et se retourna. Juste derrière eux se tenait un couple d’Anglais, et juste derrière ceux-ci un homme élégant vêtu d’une queue-de-pie – celui qui l’avait appelé. Il s’agissait de Haslinger, le visage rayonnant. Il avait levé la main droite et faisait signe à Tron en pianotant dans le vide comme s’il faisait des gammes. Il poussa les Anglais.
— Commissaire ! répéta-t-il, si fort que Tron eut l’impression que tous les regards se tournaient vers eux.
Comme la princesse s’était également retournée, le commissaire fut bien obligé de faire les présentations. Elle tendit la main – comme à regret, nota Tron – et l’ingénieur autrichien, galant, se pencha sur ses doigts pour y déposer un baiser.
Le regard tourné vers la princesse, le commissaire dit :
— M. Haslinger était lui aussi à bord de l’Archiduc Sigmund.
— Je sais, déclara-t-elle d’un ton sec.
Et elle ajouta en se tournant vers lui :
— Vous avez quitté le restaurant au moment où j’y entrais.
Quelque chose sembla le troubler. Son regard s’était arrêté sur la princesse et il balançait la tête, la mine pensive.
— Se peut-il que nous nous soyons déjà rencontrés, princesse ?
— Bien entendu, répondit-elle avec un sourire pincé. Sur le paquebot !
Elle le dévisagea avec une expression que Tron ne parvenait pas à interpréter. L’Autrichien secouait toujours la tête.
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Je suis désolé, mais je ne vous ai pas aperçue sur le bateau.
Il se tut et fronça les sourcils.
— Venez-vous souvent à Vienne ?
— Non, c’est rare.
— Dans ce cas…
Haslinger n’acheva pas sa phrase. Il se contenta de hausser les épaules d’un air résigné. Mais soudain, il sembla très pressé de prendre congé.
— Depuis combien de temps le connaissez-vous ? voulut savoir la princesse lorsqu’il se fut évanoui dans la foule.
— Depuis hier. Nous nous sommes rencontrés par hasard. C’est le neveu de Spaur. Par malheur, la nuit du crime, il s’est couché avec une double dose de laudanum et ne s’est réveillé qu’à Venise.
— Il n’a donc pu vous être d’aucune aide ?
La princesse l’observait de son regard perçant.
— Non, reconnut-il. Il n’a rien entendu. Pas même la tempête.
Il la vit ouvrir la bouche comme si elle voulait faire une objection, puis la refermer sans avoir rien dit. Quand sa gondole se présenta, elle tendit la main pour lui dire adieu :
— Je serai de retour dimanche. Vous pourriez venir me raconter ce que vous aurez appris par Moosbrugger ?
Elle retint sa main dans la sienne un peu plus longtemps que nécessaire – du moins fut-ce son impression.
— À quatre heures, comme l’autre jour ? demanda-t-il.
La princesse avait déjà posé un pied dans le bateau et ne put qu’acquiescer d’un mouvement de la tête. Ensuite, Tron suivit des yeux sa gondole qui se faufilait entre les embarcations jusqu’à ce qu’elle ait disparu derrière le ponte della Fenice.
1- Fourche soutenant la rame. (N.d.T.)