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Élisabeth met une seconde pour reconnaître qu’il s’agit de trois chasseurs croates et deux secondes supplémentaires pour identifier leurs grades. Celui qui l’a abordée – ou plutôt agressée – est un sous-lieutenant. Les autres, deux pas derrière lui, des sergents.

— Vous désirez ?

Quand elle prononce ces deux mots d’une voix stridente du haut de son autorité impériale, on lui manifeste aussitôt du respect. Mais voilà maintenant à peu près une heure qu’elle est descendue des sommets de sa majesté et sa voix n’est pas très sûre.

— Vous parlez allemand, madame ?

Le sous-lieutenant a de petits yeux de souris, de longues incisives inclinées vers l’avant et un gros nez qui fait penser à une trompe. Doit-elle exiger de parler à son supérieur ? Non, décide-t-elle, pas d’officier supplémentaire ! Elle n’a pas l’intention de poursuivre la conversation, surtout au poste de Saint-Marc où il ne fera pas plus clair que dans le petit parc. Donc, elle dit sur un ton poli, mais assez résolu :

— Pourriez-vous m’expliquer ce que vous voulez, lieutenant ?

Alors, le militaire éclate d’un rire chevrotant, sans bouger la tête, en entrouvrant à peine la bouche. De petits nuages de buée lui sortent par les narines.

— Peut-être pourriez-vous me dire ce que vous faites ici, madame ?

— Une promenade.

— Elle fait une promenade !

À nouveau, il émet un rire de chèvre et jette aux sergents un regard qui les exhorte à l’imiter. Pourtant, ses subalternes demeurent cois. Sissi a l’impression que tout ce numéro les gêne.

— C’est interdit ? demande-t-elle.

Le sous-lieutenant ne répond pas. Il s’efforce de prendre un air sérieux, ce qui fait que sa lèvre supérieure tend encore plus vers l’avant et qu’il ressemble plus que jamais à un rongeur.

— Encadrez-la !

Pour la première fois depuis le début de son excursion, Élisabeth craint d’être vraiment en difficulté. L’image qu’elle a devant les yeux est d’une extraordinaire clarté. À vrai dire, ce n’est pas seulement une image, car elle perçoit en même temps un goût amer sur la langue, l’odeur du poste de police (ça sent la fumée de cigarette et les plats réchauffés), le froid qui lui remonte le long des jambes et la transperce jusqu’aux os.

Elle se voit déjà assise sur une chaise en bois inconfortable. Autour d’elle, une horde d’officiers surexcités hurlent dans tous les sens. Ils ont étudié le laissez-passer, pris contact avec l’officier de service au palais royal et constaté que personne n’a entendu parler de la comtesse Hohenembs. On est allé réveiller l’impératrice, qui a signé l’autorisation, ou plutôt on a tenté de la réveiller et constaté que c’était impossible car – Dieu du ciel ! – Son Altesse Sérénissime a disparu, c’est-à-dire qu’elle a été enlevée. Toggenburg doit arriver d’un instant à l’autre, car personne ne veut assumer la responsabilité d’une telle situation.

Pourtant, Sissi dit d’une voix très calme, peut-être parce que ce n’est pas vraiment la sienne :

— Je n’ai absolument pas l’intention de vous suivre, lieutenant.

À vrai dire, les deux sergents devraient maintenant l’empoigner et l’emmener au poste, mais ils n’en font rien. Ils restent là à attendre. Et le sous-lieutenant, qui devrait maintenant donner l’ordre de l’arrêter, demeure lui aussi interloqué.

C’est un bon début. Elle continue d’un ton ferme et sûre d’elle. Elle prend la voix grave de la comtesse Hohenembs avec laquelle elle s’identifie tout à fait en ce moment : elle est une cousine de l’impératrice, en visite à Venise depuis une semaine, qui prend l’air sur le pas de la porte.

— Peut-être devriez-vous jeter un coup d’œil sur mon autorisation et vaquer à d’autres activités – à moins que vous ne me croyiez en danger bien sûr. Dans ce cas, je vous serais très obligée de bien vouloir m’accompagner avec vos hommes sur la Piazzetta.

Elle adresse au sous-lieutenant un petit sourire audacieux et arrogant, et poursuit aussitôt :

— Je suis sortie pour admirer le clair de lune et me demandais justement si je n’avais pas oublié d’éteindre la lumière. Mais Son Altesse Sérénissime appréciera sans aucun doute le zèle avec lequel vous assurez sa sécurité.

Elle s’est exprimée avec vivacité, mais sans hâte. Les boules de ouate dans sa bouche ont trouvé une position qui lui permet d’articuler sans peine. Tout en parlant, elle a sorti le laissez-passer de la poche de son manteau et l’a tendu au sous-lieutenant. Celui-ci le met sous ses yeux et l’étudie à la lueur de la lune. Sissi peut alors observer l’effet que produit sur les grades inférieurs de l’armée la vue inattendue du blason de l’empereur. Tout d’abord, l’officier lève les sourcils, puis le désarroi se peint sur son visage, et enfin, ses traits expriment une franche consternation.

— Comtesse Hohenembs ?

Élisabeth fait de mauvaise grâce un signe de la tête ; la question est superflue puisque son nom figure sur les papiers qu’il vient de lire.

— Son Excellence est reçue au palais royal ?

— En effet, confirme-t-elle. Comme vous voyez, Sa Majesté a signé en personne ce laissez-passer. Comment vous appelez-vous, lieutenant ?

— Kovac, Excellence. Du deuxième régiment des chasseurs croates.

— Pourriez-vous me dire ce que tout cela signifie, lieutenant Kovac ?

— Le commandant de place nous a ordonné de redoubler de vigilance autour du palais, Excellence.

— Y a-t-il une raison particulière ?

— Non, Excellence. Il n’est pas rare que les mesures de sécurité soient modifiées. Pour lutter contre les effets négatifs de la routine.

— Je comprends.

Kovac, qui gigote de plus en plus, semble maintenant pressé de quitter les lieux de cette erreur. Sur un signe de leur supérieur, les deux sergents ont quitté leur poste de part et d’autre de la prétendue comtesse et s’apprêtent à partir. Mais le sous-lieutenant Kovac a encore quelque chose sur le cœur :

— Son Excellence va-t-elle rapporter à Son Altesse Sérénissime que…

Élisabeth lui coupe la parole et lui adresse un sourire chaleureux et bienveillant :

— Vous n’avez fait que votre devoir, lieutenant.

Alors, Kovac sourit à son tour. Puis il claque des talons, salue et bat en retraite. Élisabeth suit du regard les militaires qui sortent du parc et s’éloignent sur la rive. Leurs silhouettes se mêlent bientôt à celle d’un homme qui tient un chien en laisse et, une fois qu’ils sont au ponte della Zecca, elle les perd de vue.

Un homme charmant, ce Kovac, pense-t-elle en sortant à son tour du parc et en claquant des pieds sur le pavé de la promenade pour faire tomber la neige qui colle à ses bottes. Certes, on ne peut pas dire que ce soit un élégant séducteur, pas un Casanova, mais au moins, c’est un homme qui prend à cœur son devoir, prêt à courir des risques pour sauver la vie de son impératrice, et qui ne craint pas, quand cela lui paraît nécessaire, de procéder avec sang-froid à une arrestation nocturne.

Avant tout, il sait qu’à Venise, cela se fait, pour un officier de l’armée autrichienne, d’aborder les dames – le cas échéant de manière peu conventionnelle. Tout à coup, elle se trouve ridicule d’avoir cru, ne serait-ce qu’un instant, que Kovac voulait l’arrêter pour de bon. Il désirait juste faire sa connaissance !

Il a dû l’observer, cela ne fait pas de doute, la voir déambuler entre la Piazzetta et le ponte della Paglia, et à coup sûr, il a noté que personne ne lui adressait la parole. À quelle distance s’est-il approché d’elle sans qu’elle s’en aperçoive ? Vraisemblablement assez près pour constater une ressemblance entre elle et lui, en particulier au niveau de la mâchoire, et cela a dû le rendre fou. Peut-être lui rappelait-elle sa mère croate ?

Alors, quand il l’a vue près du ponte della Zecca, il l’a suivie en compagnie de ses hommes et il est passé à l’action. Non pour l’emmener au poste (après coup, il lui paraît vraiment grotesque de l’avoir cru), mais pour entamer la conversation et se convaincre de son innocence avant de renvoyer les deux sergents. La fameuse méthode Kovac ! Un peu brutale peut-être, mais en tout cas efficace. Élisabeth ignore où tout cela peut bien mener, mais elle sait que les chemins de l’amour sont souvent tortueux et que tous les coups sont permis. Il a dû être choqué en apprenant qu’elle était l’hôte de l’impératrice et, sur le moment, il ne lui restait évidemment plus qu’à interrompre l’opération aussi vite que possible.

« C’est étonnant, pense-t-elle en se dirigeant vers le palais royal et en effrayant quelques pigeons sur son passage, que tout paraisse limpide a posteriori – et que ce qui semblait trouble sous le coup de la panique s’avère au bout du compte anodin. »

Elle a retrouvé la légèreté qu’elle ressentait tout à l’heure (quand était-ce ? il y a une heure ? deux ?) à la sortie de la Fabbrica Nuova. À nouveau, elle suit comme une enfant le motif du pavement, deux pas à gauche, trois à droite. Elle doit se faire violence pour ne pas se mettre à sautiller.

Elle rentre peu avant dix heures. Les deux sergents qui montent la garde devant l’entrée lui font signe d’un geste nonchalant de s’adresser au sous-lieutenant qui fume et lit le Giornale di Verona assis à une table dans un bureau. Lorsqu’il aperçoit la signature de l’impératrice au bas du laissez-passer, l’officier bondit de son siège et claque des talons – comme Kovac. Il ne devrait pas être difficile de rencontrer l’ordonnance de Pergen, elle en est maintenant sûre. Demain, Mlle Wastl a son jour de congé et la comtesse Hohenembs, en vérité impératrice d’Autriche, ira s’entretenir avec le fiancé de sa femme de chambre.