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La seule chose qui ne lui plût pas chez son nouveau locataire – pensa Filomena Pasqua en examinant son visage dans la glace, sur le coup de dix heures –, c’était son nom. Il s’appelait Moosbrugger, un patronyme qu’elle avait le plus grand mal à prononcer. Et ils n’étaient pas encore assez intimes pour qu’elle se permette de l’appeler par son prénom. Cela dit, elle espérait bien que cela changerait bientôt – peut-être même dans le courant de la matinée. Un déjeuner aux chandelles, dans une pièce bien chauffée, pouvait à cet égard produire des effets étonnants. Pour la première fois de sa vie, Filomena Pasqua, qui détestait la neige et l’obscurité hivernale, se réjouissait que certains jours, on soit contraint de laisser brûler des bougies toute la journée.
Elle se pencha vers le miroir posé sur sa table de toilette et essaya de sourire sans desserrer les lèvres. Car ses dents étaient, ne serait-ce qu’en raison de leur petit nombre, le point faible de son physique. Or elle n’avait pas l’intention de courir le moindre risque. Elle savait que la plupart des hommes ferment les yeux dès que leurs lèvres arrivent à la main de celles qu’ils convoitent. Elle pourrait donc toujours ouvrir la bouche à ce moment-là. Le plus important était qu’on ne vît pas ses dents. Si elle perdait le contrôle de la situation au moment décisif, tout pouvait rater. D’un autre côté, c’était justement ce qu’elle voulait : perdre le contrôle de la situation dans les bras de l’homme qu’elle avait invité à déjeuner, dans un peu moins d’une heure.
Elle avait pour elle une silhouette mince, un visage rond et frais, de grands yeux couleur noisette et une poitrine dont le rôle n’avait pas été mince dans sa brève carrière de chanteuse à La Fenice, qui remontait maintenant à plus de vingt ans. Dans sa jeunesse, elle avait fait partie du chœur, et peu après, elle avait débuté comme soliste. Elle ne pouvait nier que ses relations avec le comte Mocenigo, le directeur de l’époque, lui avaient rendu de précieux services – c’était trop évident.
Au début des années quarante, sa carrière avait commencé à décliner – ce qui n’était sans doute pas non plus sans rapport avec le fait que le comte s’était retiré de la vie publique. En 1852, lorsque l’Opéra avait rouvert après les troubles révolutionnaires, elle avait bien dû admettre qu’elle n’intéressait plus personne en tant que soliste – ni même en tant que soprano dans le chœur. L’année suivante, elle avait épousé l’inspecteur des sapeurs-pompiers qui venait tous les mois au théâtre surveiller le déroulement des exercices d’évacuation. Elle l’avait enterré sans grand chagrin trois ans auparavant, et depuis, elle vivait des loyers d’une partie de l’entrepôt qu’il lui avait légué au bord du Grand Canal.
C’était un immeuble de plain-pied, sobre, équipé d’un ponton rustique, dont les murs s’effritaient. Séparé de l’élégant palais Garzoni par une simple calle1, il avait l’air d’une grenouille aux pieds d’une princesse, mais il ramenait beaucoup d’argent. La plupart des Vénitiens connaissaient cette maison qui ne payait pas de mine, parce que l’embarcadère d’un des principaux bacs reliant les deux rives du Canalazzo, le traghetto Garzoni, se trouvait derrière le mur ouest de celle-ci. Filomena Pasqua occupait elle-même l’un des deux petits appartements qui donnaient sur le Grand Canal. Elle avait loué l’autre, et c’était précisément la raison pour laquelle elle méditait en ce moment sur l’état de ses dents et sentait son cœur battre plus vite.
Non que ce M. Moosbrugger qui habitait depuis un semestre l’appartement attenant au sien eût quoi que ce soit d’exceptionnel. Il avait la cinquantaine et parlait italien avec un drôle d’accent, mais il était grand, avait de larges épaules et des mains vigoureuses. Ce qui lui plaisait le plus en lui, c’était néanmoins cette politesse exquise et – depuis que leurs rapports avaient pris un tournant décisif, un mois auparavant – les regards qu’il lui lançait quand ils se croisaient. Il ne faisait aucun doute que, par ses coups d’œil discrets, il cherchait à la courtiser.
Comme sa profession l’obligeait à s’absenter régulièrement – il s’agissait d’une activité dans le domaine maritime –, elle ne le voyait que deux fois par semaine tout au plus. Or un beau matin du mois de décembre, il s’était trouvé qu’il n’avait plus d’eau et il était venu dans sa cuisine. Elle lui avait proposé un café et ils avaient discuté un moment. Depuis, il prenait le café chez elle toutes les fois qu’il avait passé la nuit dans son appartement. C’étaient des rendez-vous innocents, qui ne sortaient pas du cadre de la stricte convenance, du moins jusqu’à ce qu’arrive quelque chose de révélateur quatre semaines auparavant.
Évidemment, elle n’avait pas fait exprès d’oublier le dernier bouton de son chemisier un jour où il devait lui rendre visite. Mais cela étant, on ne pouvait nier qu’il avait plongé le regard dans son décolleté quand elle s’était penchée pour le servir. Elle s’était tout d’abord affolée. Puis elle avait observé avec satisfaction qu’il avait changé de comportement après cet incident. Elle avait bien compris ce que signifiaient les œillades qu’il lui adressait et la manière dont il étudiait son corps tout en lui parlant.
Dans le miroir, elle voyait la salle à manger à travers la chambranle de la porte. La table était mise avec amour et la lumière des bougies plantées dans de jolis chandeliers en laiton tremblotait. Le moment venu, elle fermerait la fenêtre ; les courants d’air ne sont guère propices aux tendresses. Jusqu’à présent, elle trouvait ses préparatifs parfaits.
Pourtant, elle était quelque peu troublée par la venue d’un officier qui avait frappé à sa porte au moment où elle s’apprêtait à faire un saut dehors pour acheter du café. Il avait demandé à parler à Moosbrugger, lui aussi parti en emplettes. Sans hésiter, Filomena Pasqua l’avait fait entrer dans l’appartement de son locataire – un officier de l’armée autrichienne ne dérobe rien quand il est chez des inconnus. Une fois de retour, elle avait déduit que Moosbrugger était revenu en voyant ses bottes sur le palier. Un peu plus tard, elle avait entendu la porte claquer et l’officier s’éloigner – leur conversation avait été brève.
Une soupe de crabes (elle était persuadée que ce plat avait des vertus aphrodisiaques) mijotait sur le poêle. Se souvenant qu’elle n’avait pas de verres à vin (et de toute façon incapable d’attendre plus longtemps), elle décida de prier son voisin de lui en prêter deux. Elle sortit, traversa le couloir et frappa à sa porte. Malgré l’absence de réponse, elle appuya sur la poignée et entra.
— Monsieur Moosbrugger ?
Elle avait prononcé avec toutes les peines du monde ce nom impossible.
Elle avait bien essayé de roucouler de manière aguicheuse, mais sa voix était quand même partie dans les aigus. Elle devait être beaucoup plus excitée qu’elle ne le pensait. Comme personne ne se manifestait, elle fit une deuxième tentative. Cette fois, elle se concentra sur sa respiration et sa posture, et elle dit sur un ton tout à fait normal :
— Monsieur Moosbrugger ?
Elle n’obtint toujours pas de réponse. La seule chose qu’elle entendit, c’étaient les onze coups majestueux de San Samuele.
Elle s’avança dans la petite entrée, s’arrêta et toussota. Ce n’était pas un toussotement naturel, mais un effet de scène. À La Fenice, même les derniers rangs l’auraient entendu. Il aurait réveillé n’importe qui à cent mètres à la ronde. Cependant Moosbrugger, lui, ne réagit pas. Filomena Pasqua aurait fait demi-tour pour regagner son appartement si elle n’avait pas soudain perçu une odeur faible et pourtant pénétrante. Elle la connaissait, mais n’arrivait pas à l’identifier. C’était une odeur terreuse, une odeur de sol chaud et humide. En même temps, il s’y mêlait des relents qui l’indisposaient. On aurait dit qu’on avait renversé un liquide. Une boisson rare et chère. Qu’est-ce que Moosbrugger avait bien pu faire tomber ?
Elle fit un pas en avant et tendit la tête afin de jeter un coup d’œil dans la salle de séjour. La première chose qu’elle vit fut la lampe à pétrole posée sur la table. La lumière tombait sur un trousseau de clés, une bouteille de vin à moitié vide et une paire de gants. Derrière, un rectangle de lumière falote se découpait sur le mur sombre : la fenêtre qui donnait sur le Grand Canal. Au dehors, une ombre assez grande passait devant la maison ; elle ne pouvait pas distinguer le bateau, mais elle reconnut le bruit des vagues contre les fondations.
Puis quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité, une demi-seconde plus tard peut-être, elle découvrit Moosbrugger allongé par terre entre la table et la petite étagère. Il était sur le dos, dans une position d’étrange abandon, comme s’il était ivre et qu’il dormait. Il avait les bras écartés, la paume des mains tournée vers elle. Les yeux grands ouverts, il donnait l’impression de vouloir parler, mais quand le regard de Filomena Pasqua glissa sur son cou, elle comprit qu’il ne dirait plus jamais rien.
Ce n’était pas une plaie béante, mais une fine entaille en travers de la gorge, dont les bords brillaient d’un rouge tirant sur le noir dans la pénombre de la pièce. Pas besoin de se pencher pour comprendre que l’incision était profonde. D’un coup rapide, le couteau avait dû sur-le-champ l’empêcher de respirer et de crier, de même qu’il avait aussitôt privé son cœur des moyens d’alimenter le cerveau. Filomena Pasqua ne hurla pas. Elle se laissa choir tout doucement et s’agenouilla avec grâce, comme si elle était de nouveau sur la scène dont on l’avait chassée plus de vingt ans auparavant. Cependant, pour la première fois de sa vie, elle perdit vraiment connaissance.
Quand elle revint à elle, deux minutes plus tard, ses jambes n’eurent pas la force de la porter. Elle sortit donc de l’appartement en rampant, la bouche ouverte, ébouriffée, des mèches en travers du visage. Elle ne se mit à crier qu’une fois dans la calle del Traghetto. Un voisin la ramena chez elle et envoya le garçon de courses du fruitier du campo San Benedetto au poste de police de la place Saint-Marc.
1- Rue étroite. Au pluriel : calli. (N.d.T.)