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Il avait de nouveau bien neigé au cours de la nuit. En chemin vers la questure, Tron constata sans surprise que personne n’avait eu l’idée de repousser la neige dans les canaux ou au moins de tracer de petits sentiers dans l’épaisse couche qui arrivait à hauteur de cheville. Comme toujours, les Vénitiens comptaient sur un changement atmosphérique pour résoudre le problème et se satisfaisaient de l’intervention du régiment des chasseurs croates qui avait balayé la place Saint-Marc, la Piazzetta1 et le bord de la riva degli Schiavoni.

Pourtant, la neige était si légère que la couche supérieure s’envolait comme un brouillard glacé à travers les ruelles. De minuscules cristaux blancs flottaient avec grâce au-dessus du campo. Par endroits, le vent du nord qui soufflait en continu depuis la veille les soulevait à mi-jambe, les déposait en tas au niveau des hanches ou entraînait avec lui des tourbillons de poudreuse.

Quand Tron atteignit la questure située sur le campo San Lorenzo, vers onze heures, la sentinelle le salua d’un air presque étonné. De toute évidence, bon nombre de policiers avaient pris les intempéries comme prétexte pour rester chez eux, ce qui n’était pas très grave car la neige n’entravait pas moins que celles des autres Vénitiens les activités de ceux qui contrevenaient à la loi. Par expérience, le commissaire savait qu’en cas d’inondation ou de forte neige – comme aujourd’hui – le nombre de délits chutait de façon spectaculaire. De ce fait, même avec la moitié de ses effectifs, la questure était en mesure de résoudre les problèmes qui se poseraient.

Une fois dans son bureau, il passa les trois premiers quarts d’heure à chercher – en vain – l’imbécile qui s’était occupé de son feu le matin. Le poêle était tiède et fumait. On avait dû utiliser du bois humide. Il consacra les trois quarts d’heure suivants à la lecture de la Gazzetta di Venezia qui – sans doute sous la pression de Toggenburg – ne contenait toujours pas la moindre allusion au double meurtre sur l’Archiduc Sigmund, mais dédiait en revanche toute la première page au projet d’extension du réseau de gaz de l’autre côté du Canalazzo2 et ne manquait pas de souligner que cette entreprise répondait à un souhait de l’empereur.

Vers midi et demi, alors que Tron se demandait si son supérieur avait lui aussi jugé superflu de se rendre à la questure, le sergent Bossi passa la tête à la porte.

— Le baron désire vous parler, commissaire.

— Tout de suite ?

— Oui.

Un étage plus bas, Tron frappa et appuya sur la poignée après avoir perçu un grognement qui pouvait passer pour une invite. Le commandant de police leva la tête des papiers qu’il était en train de lire. Son visage se ferma.

— Prenez place, commissaire.

Sur son bureau (qui n’entrait pas souvent en contact avec du papier) se trouvait aujourd’hui un dossier – probablement le rapport de Pergen. À côté de celui-ci étaient posées une cafetière, une tasse et une boîte de confiseries. Les petites boules de papier éparses attestaient que Spaur s’était déjà allégrement servi. Bien sûr, il y avait aussi, sur un plateau en argent, une carafe de cognac accompagnée d’un petit verre. Contrairement à chez Tron, il régnait ici une température agréable. Le grand poêle en faïence dégageait une telle chaleur que le commandant s’était vu obligé d’entrouvrir la fenêtre.

Spaur attendit que son subalterne fût assis. Puis il entra dans le vif du sujet : — J’ai eu une discussion avec le colonel Pergen ce matin, — À propos de l’affaire du Lloyd Triestino ?

Spaur fit oui de la tête.

— Il est venu me voir au Danieli. Pendant le petit déjeuner.

Tron eut du mal à réprimer un sourire. Le militaire avait enfreint une règle sacrée qu’il n’avait pas l’air de connaître : ne jamais déranger le commandant de police pendant sa première collation, quelle que soit l’importance des affaires à traiter.

— Et que voulait-il, baron ?

— Il m’a demandé s’il pouvait s’asseoir à ma table.

On ne pouvait se méprendre sur le ton scandalisé de Spaur.

— À votre… ?

— Oui, à ma petite table pour deux personnes.

Le commandant de police prenait justement celle-ci pour que personne ne puisse avoir l’idée de lui tenir compagnie.

— Et il s’est assis… ?

Spaur souffla bruyamment.

— Oui. Rien à faire. Il s’est tout bonnement assis sans attendre que je l’y autorise.

Le regard qu’il jeta alors à Tron disait assez qu’il tenait le colonel pour un mufle.

— Voulait-il vous remettre son rapport ?

Le commissaire tourna les yeux d’un air interrogateur vers le dossier posé près de la boîte de chocolats. Son supérieur secoua la tête.

— Non. Son adjudant me l’avait déjà apporté à la questure. Il voulait me parler. Pendant le petit déjeuner !

— Et de quoi s’agissait-il ?

Le commandant de police sortit une praline de son papier, l’enfouit dans sa bouche et but une gorgée de café.

— Il était question de votre visite chez un certain Albani.

— Ballani.

Spaur haussa les épaules.

— Si vous voulez. Le colonel a le sentiment que cette visite n’était pas sans rapport avec l’affaire du Lloyd.

Tron préféra ne pas commenter cette hypothèse. Il demanda plutôt : — S’est-il plaint à mon sujet ?

— Non. Il ne s’est pas plaint. Il voulait juste savoir ce que vous faisiez hier chez ce Ballani. Il vous a…

Le commissaire l’interrompit.

— … vu sortir de la maison. Je n’étais pas tout à fait sûr qu’il m’ait reconnu.

— Le colonel semblait un peu…

Spaur fit une brève pause pour chercher les mots justes.

— … un peu inquiet, dit-il finalement.

Il trempa les lèvres dans son café tout en jetant un coup d’œil curieux à Tron. Celui-ci lui confirma son impression : — Il a toute raison de l’être.

— Pourquoi ?

Le commissaire rapporta alors ce qu’il avait appris la veille en se contentant d’énumérer les faits : la découverte de la photographie chez Sivry, la visite au père Tommaseo et la conversation avec Ballani.

Spaur l’écouta avec une attention croissante. Lorsque Tron eut fini, il renonça à la praline au kirsch qu’il venait d’extraire de son papier, saisit la carafe en cristal taillé comme s’il tordait le cou à une grue, se servit un verre qu’il vida d’un trait et déclara : — Vous voulez dire que le sous-lieutenant Grillparzer a reçu du colonel Pergen l’ordre de tuer son oncle et de s’emparer des papiers ?

— C’est vous qui faites cette déduction, baron.

— Elle paraît s’imposer, répliqua-t-il. Et cela expliquerait la dispute qu’ils ont eue au casino Molin. Grillparzer a gardé les papiers et…

— … fait chanter le colonel, termina Tron.

— Qu’attendez-vous de moi, commissaire ?

À nouveau, le commandant de police s’empara de la carafe.

— Que je m’adresse à Toggenburg ?

Il réfléchit, puis secoua la tête et conclut :

— Je ne peux pas.

— Parce qu’il y a trop peu de preuves ?

Spaur fronça les sourcils avec réprobation.

— Parce qu’il n’y a aucune preuve !

— Et le fait que Pergen m’ait caché qu’il connaissait Grillparzer ?

— Grillparzer pourrait très bien être une taupe, ce qu’il ne va évidemment pas crier sur les toits.

— Et que faites-vous des propos de Ballani ?

Spaur fit un geste dédaigneux.

— Je parle de preuves, commissaire. Votre Ballani a-t-il quoi que ce soit pour étayer l’accusation de pots-de-vin contre Pergen ?

— Non, mais on pourrait à nouveau jeter un coup d’œil dans les actes du procès. Je suis prêt à croire qu’on y trouvera quelque chose. Maintenant qu’on sait ce qu’on cherche.

— Et comment voulez-vous que j’aie accès à ces dossiers ? Le jugement a été rendu par un tribunal militaire. Or pour pouvoir consulter les archives à Vérone, il nous faut l’autorisation de Toggenburg. Celui-ci voudra savoir pour quelle raison nous avons besoin de ces documents.

— Vous n’avez qu’à le lui dire.

Le commandant de police se leva d’un mouvement brusque. Il s’avança à la fenêtre, qu’il ouvrit en grand, et chassa deux pigeons qui s’étaient posés sur le rebord. Les oiseaux s’envolèrent, planèrent comme des fantômes à plumes au-dessus du campo San Lorenzo, puis disparurent derrière le fronton de l’église. Pendant deux minutes, Spaur regarda au-dehors. Puis il revint à son bureau et se rassit.

— Et que dois-je dire à Toggenburg, commissaire ? Vous avez une photographie à la signification douteuse et un témoignage dénué de toute valeur. La seule certitude est que les hommes de Pergen ont mis à sac l’appartement de Ballani et détruit son violoncelle. Peut-être que votre gars veut juste se venger ?

— Vous voulez dire qu’il aurait inventé cette histoire de toutes pièces ?

— En tout cas, il n’a pas de preuve. Pouvez-vous exclure l’idée que Pergen était bel et bien à la recherche de documents politiques ?

— Bien sûr que non.

— Vous voyez ! Je ne m’imagine pas aller chez Toggenburg et lui dire : « Mon cher, les choses ne se sont pas du tout passées comme Pergen l’a écrit dans son rapport. En fait, le colonel a commandité le meurtre. Il a fait assassiner le conseiller par son propre neveu. Et pour éviter que tout cela n’éclate au grand jour, il a accaparé l’affaire sous le prétexte original qu’on prépare un attentat contre l’impératrice. Ensuite, il a arrêté Pellico qui était innocent et l’a cuisiné jusqu’à ce que celui-ci avoue un crime qu’il n’a pas commis. Je tiens cela du commissaire Tron qui a fait des recherches de son propre chef bien qu’on lui ait retiré cette enquête et qu’il ne soit absolument pas habilité à se mêler de cette histoire. Et lui-même a appris ce que je viens de vous raconter d’un ancien violoncelliste qui couchait avec le conseiller aulique. »

— Je concède que cela n’est pas très convaincant. Mais si ce que Ballani affirme est vrai, il se pourrait que…

— Si, pourrait…

Spaur se cala dans son siège.

— Cela ne suffit pas, commissaire. Vous comprenez ? Vous n’avez rien en main. Ce Ballani non plus. Il n’a que son histoire et personne ne va le croire.

— Mais vous n’excluez pas qu’il ait raconté la vérité, n’est-ce pas ?

Le commandant de police haussa les épaules et reprit sa praline.

— Tout est possible. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

— Alors, que me suggérez-vous de faire maintenant ?

— Rien. Vous oubliez cette histoire, commissaire.

— Je pourrais reparler à Moosbrugger ?

— Pourquoi ?

— S’il est vrai que le conseiller ne s’intéressait pas au beau sexe, je me demande comment cette jeune femme est arrivée dans la cabine.

— Et vous pensez que Moosbrugger peut le dire ?

— Sans doute, répondit Tron.

Son supérieur réfléchit un moment. Puis il déclara :

— Bien. Alors, allez parler à Moosbrugger si vous le souhaitez. Mais prenez des gants ! Ce maître d’hôtel a plus d’influence que vous et moi réunis. Ah ! Et puis, autre chose, commissaire….

Il se pencha au-dessus de son bureau et baissa la voix comme si quelqu’un écoutait à la porte.

— Je ne suis au courant de rien. Je vous ai dit que l’affaire était close et que le colonel Pergen exigeait que vous cessiez de braconner dans son domaine.

Le commandant de police tourna la tête vers la fenêtre car une violente bourrasque avait ouvert en grand le battant entrebâillé et propulsé sur le sol en mosaïque une poignée de neige. Spaur se leva et rabattit le châssis sans néanmoins le fermer.

— L’Archiduc Sigmund reprend son activité normale demain matin, signala-t-il au moment où Tron lui tendait la main pour prendre congé. Moosbrugger devrait donc être à bord au plus tard cet après-midi.

1- Petite place. La « Piazzetta » longe le palais des Doges, face au bassin de Saint-Marc. (N.d.T.)

2- Le Grand Canal, en vénitien. (N.d.T.)