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Dès qu’il était passé commissaire de Saint-Marc, trois ans auparavant, Tron avait fait fermer quatre casinos clandestins dans son quartier et, sur les instructions de Spaur, il en avait toléré un cinquième pendant un semestre. Les quatre premiers étaient des établissements situés dans des arrière-cours, avec deux ou trois tables de jeu et de la sciure sur le sol. Le dernier, géré par un ancien maître d’écurie des dragons de Linz, se trouvait dans la salle de bal du palais Duodo. Les croupiers y portaient une queue-de-pie.

Le casino Molin appartenait sans conteste à cette deuxième catégorie. Le groom en livrée qui aidait les clients à ôter leur manteau dans le vestibule jeta un regard sceptique sur la redingote du commissaire. Un homme sec et élégant qui attendait devant le vestiaire et lui disait vaguement quelque chose dévisagea lui aussi Tron avec méfiance.

Une fois dans la salle, le commissaire constata que même avec une redingote moins élimée que la sienne, il ne serait pas passé inaperçu. Les hommes portaient la queue-de-pie ou l’uniforme, quand ils n’avaient pas préféré le costume du settecento1, c’est-à-dire des hauts-de-chausses serrés au-dessous du genou et une rapière passée à la ceinture. Les dames qui les accompagnaient avaient des éventails et des robes à paniers. Manifestement, bien des clients avaient l’intention de se rendre ensuite à l’un des multiples bals masqués de la ville.

La salle de bal était beaucoup plus spacieuse que celle du palais Tron. Qui qu’il soit, le gérant n’avait pas lésiné sur la rénovation. Les murs étaient couverts de tentures en soie vermillon. Une douzaine de candélabres étaient fixés à des miroirs en laiton repoussé, bordés de fines moulures dorées que la lueur des bougies mettait en valeur. Les reflets de l’or et de la soie rouge donnaient plus d’éclat encore aux visages ravis et aux robes chatoyantes.

Tron jeta un coup d’œil sur la foule et estima à environ cent cinquante le nombre des clients qui discutaient en petits groupes ou se serraient au contraire autour des cinq roulettes. À quatre pas de lui, il reconnut la comtesse Wetzlar en pleine discussion avec le prince Schwarzenberg. Derrière eux, le consul de Prusse – le comte Bülow – s’entretenait avec un officier chauve qui, à en juger par son uniforme, devait être un haut général des chasseurs impériaux d’Innsbruck. Le diplomate avait dû raconter une blague car le général éclata d’un rire sonore. Tron s’étonna de l’insouciance avec laquelle ces gens fréquentaient un lieu dont ils savaient forcément qu’il était clandestin.

Deux minutes plus tard, le commissaire avait découvert le sous-lieutenant Grillparzer, assis à l’une des roulettes. Il portait l’uniforme de gala blanc des chasseurs croates. Grâce à la petite tache de naissance au-dessus de son œil gauche, il était en effet aisé de le reconnaître. Pour le reste, il correspondait tout à fait à l’image caricaturale que l’on se fait d’un officier de l’armée impériale : épaules larges, visage régulier, moustache joviale. Sans doute était-ce un bon danseur, se dit le commissaire.

Le sous-lieutenant était assis entre deux hommes en queue-de-pie. Il avait devant lui les piles de jetons qu’il avait gagnés. Il semblait que la chance ne l’ait pas encore tout à fait abandonné, car à chaque fois que la boule s’immobilisait, le râteau du croupier glissait sur le tapis et lui en donnait de nouveaux.

Soudain, Tron se trouva stupide. S’imaginait-il vraiment pouvoir annoncer à Grillparzer la mort de son oncle ? Juste au moment où la fortune le comblait ? S’il l’abordait, il ne faudrait pas une minute pour qu’on le mette à la porte. En outre, le sous-lieutenant irait dès le lendemain matin se plaindre à Pergen, qui se plaindrait aussitôt à son tour auprès de Spaur. Toute cette situation était absurde et gênante – aussi gênante que sa redingote élimée au milieu des élégantes tenues de soirée.

Alors, quelqu’un lui toucha l’épaule et le pria de le suivre sur un ton affable, mais énergique — La direction aimerait vous parler, monsieur.

Tron se retourna et vit que la voix appartenait à un homme aux épaules carrées et au visage blasé des garçons du Danieli. Pendant un court instant, le commissaire fut troublé : — Qui veut me parler ?

— La direction. Je me vois obligé de vous prier de me suivre, monsieur.

Un deuxième employé s’était joint au premier, l’air menaçant. Ils ramenèrent le commissaire au vestibule, le poussèrent à travers un groupe d’officiers autrichiens et l’entraînèrent au fond d’un couloir clos par une porte qu’un des deux hommes ouvrit avec vivacité.

Comme dans nombre d’hôtels particuliers de Venise, le palais Molin avait subi de permanentes transformations au fil des siècles. Il n’était pas rare qu’une salle de bal du XVIIIe donnât sur un escalier du siècle précédent, qui conduisait lui-même à des pièces plus vieilles encore. Celle où Tron se trouvait maintenant semblait dater de l’époque où Albrecht Dürer avait séjourné au bord de la lagune. Elle était plus basse que les autres, avec un tissu vert clair défraîchi aux murs et des solives apparentes.

Assis à un grand bureau couvert de pièces et de jetons, l’homme sec qui avait dévisagé le commissaire avec défiance dans le vestibule l’observait maintenant avec attention.

— Tu devrais t’habiller un peu mieux, Tron.

Il se leva en éclatant de rire et lui tendit la main.

— Assieds-toi.

— Zorzi ? demanda le commissaire.

Ce souvenir le transperça comme un couteau. Mon Dieu, combien de temps s’était-il écoulé depuis leur dernière rencontre ? Quarante ans ? Pendant cinq ans, ils avaient partagé le même banc d’école au séminaire patriarcal, vêtus de l’uniforme noir qui les faisait ressembler à de petits curés et qu’ils abominaient. En hiver, leurs doigts étaient rougis par le froid quand ils grattaient dans leurs cahiers. Étaient-ils amis à cette époque-là ? Oui, sans doute. Tron ne savait plus. Il ne pouvait même pas dire quand ils s’étaient perdus de vue. Un jour, Zorzi avait disparu. Le commissaire ne se souvenait plus de son prénom. Ils ne s’appelaient jamais que par leur patronyme.

— Depuis quand es-tu revenu à Venise ?

Curieux, songea-t-il, de tutoyer quelqu’un qu’on ne connaît presque pas.

— Un an, répondit l’autre. Jusque-là, je vivais à Turin.

— Et le palais Zorzi ? demanda le commissaire qui eut aussitôt une autre question sur le bout de la langue. Et la bibliothèque de ton père ?

— Vendue après le décès de ma mère. Le palais doit être rasé.

Il essaya de sourire, mais ne parvint à esquisser qu’une grimace.

— C’est à toi, ce casino ?

— Je suis responsable de l’argent que certaines personnes y ont investi.

— Comment as-tu appris que j’étais ici ?

— En te voyant à l’entrée. Je ne t’ai pas reconnu tout de suite, mais ensuite, il n’a pas été difficile de te décrire quand j’ai dit à mes hommes d’aller te chercher !

Zorzi sourit. Il baissa les yeux sur la redingote de son interlocuteur.

— Je ne savais pas que c’était aussi distingué ici, se défendit le commissaire.

— Tu es venu à titre professionnel ?

— Dans un sens, oui.

Zorzi fit passer quelques jetons d’une pile à une autre.

— Si mes informations sont bonnes, l’oncle de Grillparzer a été assassiné cette nuit. À bord d’un navire sur lequel le neveu se trouvait aussi.

— Tu connais le sous-lieutenant ?

— Nous avions rendez-vous ici à midi. Grillparzer me devait de l’argent. Une belle petite somme. Ensuite, il est reparti et il a refait surface il y a deux heures. C’est toi qui mènes l’enquête ?

— Non, le colonel Pergen a pris l’affaire en main.

— Parce qu’on suspecte Grillparzer ?

— Non, Pergen est sûr de son innocence.

— Et toi ?

— Le conseiller était un homme riche… Le sous-lieutenant, son seul héritier.

— Pourtant, le colonel exclut qu’il puisse être coupable ?

— Voilà la question ! Je me demande forcément pourquoi.

— Dans ce cas, tu pourrais être intéressé par ce qui s’est passé ici. Pergen est venu il y a une heure pour rencontrer Grillparzer.

— Tu étais là quand il est arrivé ?

— Oui, dans le vestibule.

— Et alors ?

— Le colonel a cherché Grillparzer. Au bout de quelques minutes, il est revenu avec le sous-lieutenant et m’a demandé où ils pouvaient s’entretenir sans être dérangés. J’ai mis mon bureau à leur disposition. La conversation ne semble pas s’être très bien déroulée. Le colonel est redescendu furieux et il a appelé son gondolier avant même d’avoir atteint le rez-de-chaussée.

— Et l’autre ?

— Il s’est remis à jouer. As-tu toujours l’intention de lui parler ?

— Je ne sais pas. J’en ai déjà appris plus que je n’espérais.

— Qu’est-ce que tu lui voulais ?

— Je voulais voir comment il réagirait à la nouvelle du décès de son oncle.

Zorzi fit une moue sceptique. Puis il conclut : — Je ne crois pas que ce soit lui. Grillparzer est un gars qui ne prend pas de risque. Il ne joue jamais très gros, et le plus souvent, il s’arrête quand il est encore temps.

— Cela n’a pas l’air de lui être bien utile.

— Tu veux dire : parce qu’il perd plus souvent qu’il ne gagne ?

Zorzi se mit à rire.

— C’est dans la nature des choses. Mais il perd moins que d’autres.

À nouveau, il commença à déplacer des jetons sur son bureau.

— Et toi, tu joues ?

— Tu connais les salaires dans la police ?

— C’est amusant de jouer.

— Je n’en sais rien.

— Alors, essaie. Tiens !

Le directeur du casino prit une poignée de jetons.

— Cinq blancs et cinq noirs. Tu n’as qu’à les rendre à la banque quand tu t’en iras.

— Mais si je perds ?

— Eh bien, tu n’auras pas à les rendre.

— Et si je gagne ?

— Tu devras au casino cinq jetons noirs et cinq blancs. C’est tout… Va dans le salon du fond, continua Zorzi sans lui laisser le temps de protester. À la roulette près de la fenêtre. Ne commence pas à jouer avant qu’on change de croupier. Et arrête dès que tu auras perdu trois fois de suite.

— C’est une plaisanterie ?

— Tout le monde fait ça ! répondit-il, vexé.

— Qu’est-ce que cela veut dire, tout le monde ? Pergen aussi ?

— Tous. Pourquoi crois-tu que nous n’ayons pas fermé ?

Il haussa les épaules et poursuivit :

— Bon, d’accord. Que puis-je faire d’autre pour toi ?

Il sourit de nouveau, mais cette fois, c’était le sourire d’un ancien camarade prêt à l’aider.

Tron lui rendit son sourire.

— Garder les yeux ouverts.

— Tu crois vraiment que Grillparzer a tué son oncle ?

— Je sais juste que cette histoire n’est pas claire, Zorzi.

— Un crime n’est jamais clair.

— Je voudrais quand même bien savoir si Pergen couvre le sous-lieutenant. Et si oui, pourquoi.

— Donc, tu crois que c’est Grillparzer.

— Lui au moins, il avait un motif.

Le commissaire se leva et bâilla.

Son ancien camarade de classe fit alors une autre proposition : — Nous avons deux gondoles à la disposition des gros bonnets. Tu n’as qu’à prendre l’une des deux.

— Je peux rentrer à pied.

— Là, tu exagères, se fâcha Zorzi. Cette fois, j’insiste.

— Bon… accepta Tron qui trouvait aussi qu’il en faisait maintenant un peu trop.

Quelques minutes plus tard, confortablement installé dans la gondole du casino (ornée d’un capitonnage très luxueux et recouverte d’un dais de soie rouge), Tron se demandait ce qui avait pu l’inciter à repousser de manière aussi catégorique quelques jetons. Parce qu’il n’avait pas besoin d’argent ? Sûrement pas ! Parce qu’il voulait prouver qu’il était incorruptible ? Non plus. Il n’avait encore jamais rien eu contre une petite ristourne – à condition qu’elle ne dépasse pas une certaine somme.

Avait-il réagi de la sorte parce qu’il voulait faire croire à son ancien camarade qu’il n’avait pas besoin qu’on lui fasse la charité ? Oui, sans doute – ce devait être quelque chose dans ce genre. Bien sûr, c’était stupide. Zorzi savait que les Tron étaient sur la paille. Et s’il l’ignorait, pensa le commissaire, il s’en était rendu compte rien qu’en voyant sa redingote.

1- XVIIIe siècle. (N.d.T.)