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Le basset de la comtesse, un tuyau baveux de soixante centimètres de long, avait tant bien que mal réussi à se glisser dans l’entrebâillement de la porte et avait traversé en haletant la chambre de Tron. Il prit son élan sur la descente de lit et atterrit sur le drap. Mais avant qu’il eût le temps de coller sa langue humide sur le visage de sa victime, un coup vigoureux le renvoya par terre.
L’espace d’un instant, Tron éprouva une fierté puérile à l’idée de la rapidité et de la précision de son geste : il s’était mis sur le dos, avait serré le poing, l’avait propulsé au jugé et – paf ! – il avait touché le clébard en plein dans les côtes. Peut-être même lui en avait-il cassé quelques-unes. Pas mal pour un homme qu’on venait d’arracher au sommeil, pensa le commissaire.
Il referma les yeux, expira profondément comme après un effort physique et enfouit de nouveau son visage dans les oreillers. Le coup qu’il avait assené à la bête l’avait épuisé. Il n’était pas seulement plongé dans une sorte de torpeur, mais se sentait tout à coup très las. Une fatigue vieille de plusieurs siècles s’était accumulée en lui, et il pouvait dormir tant qu’il voulait, cela n’y changeait rien. Bien avant la construction de cet hôtel particulier, à une époque où la lagune ne se composait encore que d’îlots envahis par les roseaux, ses ancêtres habitaient déjà cette partie de Venise. Les Tron étaient une très vieille famille. Si vieille que parfois le commissaire en avait honte.
En ouvrant de nouveau les yeux, il reconnut à une certaine distance deux traits pâles – les minces filets de lumière que les rideaux laissaient passer le matin.
— Il voulait juste te dire bonjour, dit une voix.
Tron tourna la tête et vit entrer Alessandro, valet de chambre et factotum à la fois, qui portait une serviette de toilette sur le bras gauche et un broc dans la main droite. Il traversa la pièce dans l’obscurité (le commissaire espérait que rien qui pût le faire trébucher ne traînait sur le sol) et s’arrêta devant le lavabo. Puis il versa l’eau dans la cuvette, et ensuite, Tron entendit le bruit familier que produisait le récipient de porcelaine au contact de la surface en marbre. En hiver, l’eau que le domestique lui apportait chaque matin était chaude.
Il sortit de ses couvertures et serra en frissonnant la chemise de nuit sur laquelle étaient brodées les armes de sa famille. Le valet de chambre, un homme assez grand aux cheveux blancs, entreprit d’allumer les bougies. Peu à peu, la lumière se fit dans la chambre.
C’était une pièce spacieuse, peu meublée, avec deux fenêtres cachées par des rideaux en brocart élimés. À côté du lavabo se dressait un piano crapaud sous lequel étaient rangées des piles de revues qui arrivaient à mi-jambe. Tron était en effet l’un des éditeurs de l’Emporio della Poesia, un périodique qui s’écoulait à un rythme plutôt nonchalant à son goût quoiqu’il ne laissât pas passer une occasion de rallier de nouveaux abonnés.
— Quelle heure est-il ?
Assis sur le rebord du lit, Tron essayait d’attraper ses pantoufles avec ses pieds. L’image de la chambre qui avait vacillé de manière inquiétante au moment où il s’était redressé se stabilisait peu à peu.
— La comtesse t’attend pour le petit déjeuner, déclara Alessandro sans se retourner.
Le factotum était occupé à allumer le poêle en fonte qui se trouvait entre les deux fenêtres aux rideaux encore clos.
— Je voulais aller prendre un café sur la place, objecta Tron.
Rien qu’à l’idée du froid qui régnait dans le salon de sa mère, il eut un frisson dans le dos. À cause de la hauteur des plafonds, il était difficile de chauffer les pièces de l’étage, à savoir la salle de bal et les cabinets attenants.
— Tu avais promis à la comtesse de l’aider à passer en revue les réponses à son invitation, rappela Alessandro.
Il se tenait maintenant près de son maître et lui tendait ses vêtements comme il le faisait autrefois pour le père de celui-ci.
— Le bal a lieu samedi prochain.
Tron décocha à son valet de chambre un regard courroucé.
— Je sais bien !
Aussi loin qu’il se souvienne, on avait toujours donné un bal masqué au palais Tron le troisième samedi de février – même pendant le terrible hiver de l’année 1849 au cours duquel les Autrichiens avaient assiégé la cité. Peut-être la régularité obstinée dont faisait preuve la comtesse expliquait-elle l’aura qui avait entouré cet événement au fil du temps. En tout cas, la liste des invités se faisait toujours plus mondaine – et les dépenses toujours plus considérables.
D’un autre côté, on ne pouvait nier qu’à cette occasion, leur hôtel particulier sortait de la léthargie dans laquelle il était plongé d’ordinaire. Des centaines de bougies ainsi que les masques et les robes à paniers créaient l’illusion que le siècle galant n’avait pas pris fin. Du moins jusqu’au moment où le dernier invité partait et que le palais retombait dans le sommeil – comme un vampire, pensa Tron.
— Peut-être puis-je voir la comtesse cet après-midi ? suggéra-t-il sans conviction.
La voix de son domestique trahit alors un soupçon d’impatience.
— La comtesse voudrait en parler maintenant.
— J’ai mal à la tête.
— Nous avons déjà prétendu cela dimanche.
— J’ai des vertiges.
— C’était vendredi.
— Dis-lui que je dois m’absenter pour raisons professionnelles.
— J’ai juré à la comtesse que tu demandais exprès un congé pour lui consacrer du temps ce matin, Alvise.
Son maître, qui avait maintenant mis son pantalon et son gilet, se tenait devant le lavabo. De la vapeur et un agréable parfum de lavande montaient de la cuvette. Tron plongea un gant de toilette dans l’eau et s’en humecta les yeux et la bouche.
— En plus, ces bals nous ruinent, soupira-t-il.
Puis il reposa le gant de toilette sur le marbre du lavabo et s’aspergea le col d’un peu d’eau de Cologne (la vraie, celle de chez « en face de Farina »).
— Il n’y pas d’argent pour refaire la façade sur le rio1 Tron, mais pour les serveurs, les petits-fours et le champagne, alors là, oui !
Le bas du miroir posé sur le lavabo était couvert de buée, de sorte que Tron ne voyait qu’une partie de son visage : son grand nez, ses yeux bleu pâle aux paupières légèrement baissées qui le regardaient et semblaient exprimer un mélange de fatigue et de scepticisme.
Alessandro s’était approché de son maître et lui tendait sa redingote.
— As-tu déjà parlé des invités avec la comtesse ? demanda-t-il.
— Non.
— Tu n’es donc pas au courant.
— Quoi donc ?
— Elle veut inviter le colonel Pergen.
— Pergen ?
Tron secoua la tête d’un air incrédule.
— Comment le connaît-elle ?
— Elle a fait sa connaissance il y a quelques jours chez Nicolosa Priuli.
— Étonnant qu’elle reçoive Pergen.
— Parce que c’est le chef de la police militaire ? voulut savoir Alessandro.
— Parce que le frère de Nicolosa Priuli était en Sicile avec Garibaldi et qu’il travaille désormais pour le Comité de la Vénétie à Turin, répondit le commissaire. Pourquoi, au nom du ciel, ma mère veut-elle inviter Pergen ?
— À cause de la villa à Dogaletto. La comtesse s’est plainte de la modicité du loyer que lui verse l’armée et le colonel a promis d’en parler à l’officier de cantonnement. Nous sommes ruinés, Alvise. La comtesse doit encore payer les musiciens et elle ne sait pas comment.
— Pourquoi ne me dit-elle rien ?
Le domestique haussa les épaules.
— Parce qu’elle sait très bien ce que tu penses du bal. As-tu déjà encaissé les loyers ?
— Je suis passé hier chez les Volpi, les Bianchini, chez Marcovic, chez les Goldini et les Cesto. Chez les Widman, le plafond fuit à nouveau. Je peux donc difficilement exiger qu’ils versent le loyer.
Tron réfléchit un instant, puis ajouta : — Nous pourrions vendre le Tintoret du salon vert.
— À Sivry, une fois de plus ?
— Sivry a toujours bien payé. Et ses affaires sont florissantes. Maintenant, il loue en plus le magasin à côté du sien. Les grands hôtels lui fournissent une clientèle toujours plus nombreuse.
— C’est le dernier Tintoret que nous ayons, objecta le domestique.
Tron lui jeta un regard amusé.
— Cela fait longtemps que nous n’avons plus de Tintoret ! Celui du salon vert est une copie. L’original a été offert à Vienne il y a un siècle. Mais Sivry n’est pas obligé de le savoir.
Il tira sur les deux extrémités de sa lavallière bleu marine jusqu’à ce qu’elles aient la même longueur.
— Quel temps fait-il ?
Au lieu de répondre, le valet ouvrit les rideaux et se recula. Une infinité de petits traits blancs tombaient d’un ciel de ouate gris. Il fallut quelques secondes à Tron pour comprendre ce qu’il voyait.
— Il a neigé toute la nuit, précisa Alessandro. La cour est déjà blanche.
— Y a-t-il encore du café à l’étage ?
— Je peux t’en monter du frais.
Le commissaire poussa un soupir.
— Dis à la comtesse que j’arrive.
1- Petit canal et quai. (N.d.T.)