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Onze heures plus tard, Haslinger reposa dans son assiette la fourchette qu’il s’apprêtait à porter à sa bouche. Il pinça les lèvres comme s’il venait de manger quelque chose d’aigre alors que la dernière demi-heure, il n’avait avalé que des toasts, du foie gras et du sauternes – et surtout du vin d’ailleurs. Pendant un instant, il eut du mal à refouler un sourire moqueur.
Le Princesse Gisèle avait levé l’ancre à l’heure. À nouveau, Tron et lui partageaient une petite table. Les lumières de Trieste avaient disparu à l’horizon trente minutes auparavant, et dans les neuf heures à venir, le paquebot suivrait les fanaux à six milles marins de la côte.
Ils auraient tout aussi bien pu se trouver sur l’Archiduc Sigmund, car les navires se ressemblaient comme deux gouttes d’eau : c’était le même mobilier, les mêmes cabines, les mêmes passagers. La table voisine était à nouveau occupée par une bande de chasseurs de l’armée impériale, les autres – comme d’habitude – par des touristes ou des fonctionnaires autrichiens dont la moitié portait la même barbe que François-Joseph. Seul le personnel changeait. Derrière le comptoir, un géant blond remplaçait le nain Putz, et un maître d’hôtel au menton en galoche des Habsbourg s’occupait du service. La nourriture était excellente. Haslinger avait tenu à inviter Tron.
— Que dites-vous ? demanda-t-il en reprenant son sérieux.
— Il a perdu connaissance en voyant le cadavre de Mme Schmitz, répéta le commissaire.
— Comme ça ? Tout simplement ?
— Oui, tout simplement. Lorsque nous sommes arrivés, elle gisait sur le sol dans la salle de séjour. La gorge tranchée et la tête couverte de sang. La plaie suintait encore. L’assassin a dû nous précéder de peu. Quelques minutes plus tôt et nous l’aurions croisé dans l’escalier.
— Et Spadeni est aussitôt tombé dans les pommes ?
— Non, pas tout de suite. Au début, il n’a pas compris ce qu’il avait sous les yeux. C’est ensuite qu’il a perdu connaissance.
Tron préféra passer sous silence le fait qu’avant de s’effondrer, il était resté pendant trois minutes à la porte, tremblant comme une feuille. Il préféra aussi ne pas raconter qu’en revenant à lui, au bout de dix minutes, il avait été incapable de se relever et avait essayé de sortir en rampant. Le commissaire trouvait que cela ne se faisait pas de déblatérer sur un collègue, surtout qu’il avait lui-même été à deux doigts de se trouver mal.
Il avait passé le reste de l’après-midi et une bonne partie de la soirée à essayer de convaincre Spadeni qu’il valait mieux ne pas envoyer un rapport de trente pages bien denses dans le style d’Eugène Sue : « L’impitoyable faux de la mort avait arraché à la vie celle qui était encore florissante quelques minutes auparavant et transformé son visage délicat en un horrible masque couvert de sang. » Ils avaient fini par tomber d’accord sur cinq pages à peu près utilisables que l’inspecteur, le cigare au bec, une côtelette dans la main gauche, avait recopiées de la droite. Tron, dont le nom n’apparaissait nulle part, espérait que Pergen n’apprendrait rien sur son excursion à Trieste.
— Croyez-vous qu’il s’agisse du même assassin que celui de Moosbrugger ? demanda l’ingénieur.
— Je n’en sais rien. En tout cas, c’est le même type d’arme. Un couteau affûté à l’extrême.
— Sauf que cette fois, il semble qu’il y ait eu un affrontement.
— Ce qui laisse à penser qu’elle ne connaissait pas son meurtrier. Ou bien il a pénétré dans l’appartement par effraction, ou bien il est entré sous quelque prétexte.
— Quelqu’un a-t-il remarqué quoi que ce soit ?
— Non.
— Et vous n’avez rien trouvé sur les lieux du crime ?
— Rien sinon un bouton avec quelques fibres de tissu, un épais lainage noir, provenant sans doute d’un manteau.
— Et pas de traces du carnet de Moosbrugger ?
— Aucune. Pourtant, on a fouillé l’appartement de fond en comble. Je crains que l’assassin n’ait trouvé la liste avant nous et qu’il ne l’ait emportée.
— Vous avez un soupçon ?
— Spadeni en a un. Il suspecte le père Tommaseo.
Haslinger fit une moue sceptique.
— C’est absurde. Pourquoi pense-t-il cela ?
— Parce que, le 12 août dernier, un crime qui n’est pas sans rappeler celui de l’Archiduc Sigmund a eu lieu dans un hôtel près de la gare de Gloggnitz. La jeune fille a elle aussi été attachée, mordue, violée et étranglée. Or cette nuit-là, il y avait un prêtre dans l’hôtel.
L’ingénieur approuva d’un signe de tête.
— Si Tommaseo a pris le bateau le 13 février, il pouvait en effet venir de Vienne.
— C’est ce que nous ne savons pas. Et même si c’était le cas, cela ne veut rien dire, répliqua le commissaire.
— En supposant qu’il ait tué la jeune femme à Vienne et celle sur le paquebot, une personne était au courant – du moins en qui concerne le deuxième crime.
— Moosbrugger… renchérit Tron.
Haslinger alluma une cigarette. La fumée forma des cercles au-dessus de la table.
— C’est pourquoi il devait mourir – et son carnet disparaître.
— Par malheur, Mme Schmitz est arrivée au mauvais moment, remarqua le policier.
Son interlocuteur secoua la tête d’un air incrédule :
— Cela voudrait dire que Tommaseo est lui-même l’instrument aux mains du Seigneur dont il parlait hier ! Qu’allez-vous faire ?
— Ce n’est pas mon affaire, mais celle de Spadeni. Il va d’abord chercher à savoir si le prêtre était aujourd’hui à Trieste et s’il revenait de Vienne le 13 février.
— Et ensuite ?
— Le cas échéant, on lui posera quelques questions.
— C’est vous qui allez mener l’interrogatoire ?
— Non, c’est l’enquête de Spadeni. Tommaseo est donc libre de se rendre ou non à Trieste pour l’interrogatoire.
Peu après minuit, Tron se retrouva devant la porte de sa cabine qu’il n’arrivait pas à ouvrir. Il mit plusieurs minutes à se rendre compte qu’il avait certes le même numéro que la nuit précédente, mais que l’ordre était inversé. C’était la première différence qu’il constatait entre les deux paquebots.
Après que Haslinger eut réglé l’addition, Tron l’avait invité au bal masqué de sa mère et l’ingénieur avait aussitôt accepté. Il plairait à la comtesse, s’était dit le commissaire, d’autant que pour des raisons qui lui échappaient, elle adorait l’éclairage au gaz.
Une fois sur sa couchette, bercé par le sauternes et le bruit des aubes, il s’endormit plus vite qu’il ne l’aurait cru. Il avait craint que les images sanguinolentes du corps de Mme Schmitz ne le hantent, mais cinq minutes après avoir éteint la lumière, il dormait à poings fermés.