26

La comtesse Tron était assise dans la cuisine de son palais et essayait en vain d’oublier le froid qui montait du sol. Il passait à travers les semelles de ses pantoufles en feutre, lui remontait dans le dos comme un jet d’eau glacée et redescendait jusque dans ses doigts. Elle portait une robe de chambre râpée, un châle en laine et un bonnet de nuit. Dans la main, elle tenait un faire-part en papier presque aussi dur que du carton, marqué dans le coin en haut à gauche aux armes de la famille Morosini.

Sur la table devant elle se trouvaient une assiette avec un reste de gâteau au chocolat, une bouteille de liqueur et un verre. Une demi-heure auparavant, elle s’était réveillée et avait dû admettre qu’il était à peine minuit passé. Elle n’avait pas réussi à se rendormir, sans savoir si cela tenait à l’invitation qu’elle avait reçue ou aux accès de boulimie auxquels elle était parfois sujette en pleine nuit.

Elle respira profondément et tenta de lever les pieds sur la chaise, comme elle le faisait jeune fille. Mais elle n’y parvint pas. Avec un soupir, elle posa sur la table la feuille qu’elle tenait toujours dans la main.

« Un million de florins d’or… » pensa-t-elle.

Elle saisit la bouteille, remplit le verre à ras bord et le vida d’un trait. Elle répéta l’opération deux fois avant d’expirer et de s’appuyer à nouveau contre le dossier. Son regard tomba sur le mur en face d’elle et elle examina l’enduit qui s’effritait, les taches d’humidité sur le sol et la vitre cassée qu’on avait tant bien que mal remplacée par une planche en bois.

— Un million de florins d’or… répéta-t-elle tout bas.

Puis elle sortit les cartes du tiroir et commença une patience.

 

Lorsque son fils rentra, peu avant minuit et demi, la comtesse ne lui jeta qu’un regard furtif.

— Anzolo Morosini se marie en mai, annonça-t-elle sans quitter des yeux sa réussite. Avec une jeune Américaine originaire de… euh… Bos…

— Boston. Sur la côte est.

Tron s’était assis et avait entrepris d’ôter ses gants blancs.

— C’est l’invitation ?

Sans rien dire, la comtesse fit glisser le faire-part sur la table. Le texte était rédigé en italien et en anglais.

— Tu comptes accepter ?

— C’est déjà fait. En notre nom à nous deux.

— Je n’ai jamais eu grand-chose en commun avec Anzolo Morosini.

— Vos grands-pères étaient amis.

— C’est du passé, tout ça ! Pourquoi épouse-t-il une Américaine ?

— Un million de florins d’or.

— Pardon ?

La comtesse sourit avec amertume.

— C’est le montant de la dot.

— Ils vont pouvoir réparer leur toit avec ça !

— Pas seulement leur toit. Tout – depuis les fondations jusqu’aux fenêtres. Morosini ne va plus être obligé d’enseigner le latin au séminaire patriarcal et ils n’auront plus besoin de louer.

— Où veux-tu en venir ?

La comtesse jeta à son fils un regard de dépit.

— Il faut vivre avec son temps, Alvise. Il y a le chemin de fer, l’éclairage au gaz, le télégraphe et les bateaux à vapeur.

Elle prit son verre à liqueur.

— On ne se marie plus entre soi aujourd’hui ! De toute façon, c’est mauvais de se limiter toujours aux mêmes trente familles pendant huit siècles. Cela dégé…

— Dégénère.

— C’est cela. Ça donne des fronts fuyants, des gueules-de-loup et des doigts palmés. Ce n’est pas responsable. Voudrais-tu que ta fille ait un bec-de-lièvre ?

— Bien sûr que non.

La comtesse l’approuva d’un geste satisfait.

— Tu vois ? Donc, il pourrait être intéressant d’épouser une Américaine.

— Je n’en connais pas.

— Certes, mais au mariage, tu pourrais en rencontrer.

— Et quand a lieu la cérémonie ?

— Le 16 mars. D’abord à la Salute, puis au palais Morosini.

— Bien, d’accord. Je vais prendre mes dispositions.

— Et tu viens à l’église !

— Si cela peut te faire plaisir.

La comtesse fronça les sourcils.

— Et cesse de dire seulement « Tron » quand tu te présentes.

— Qu’est-ce que tu veux que je dise ?

Comte Tron. Insiste sur comte.

— C’est stupide.

— Bien sûr. Mais avec les Américains, il faut toujours être un peu…

La comtesse s’interrompit et considéra sa main gauche comme si elle venait de découvrir qu’elle avait les doigts palmés.

— Lourd ? compléta son fils.

— C’est cela. Pense au million de florins d’or ! Et tiens-toi droit. On dirait toujours que tu as une maladie des os. Ton père aussi se tenait toujours de travers. Tu veux du gâteau ?

— Oui, s’il te plaît.

La comtesse lui tendit une assiette sur laquelle se trouvaient deux parts.

— Béa prétend que la ville foisonne d’Américains.

Il acquiesça d’un signe de la tête.

— Il y en a tous les ans un peu plus, sauf cette saison peut-être. Sans doute à cause de la guerre de Sécession.

— Les Américains sont en guerre ? Pour quelle raison ?

— Parce que les États du Sud veulent se séparer de ceux du Nord pour continuer d’avoir des esclaves. Mais les États du Nord ne sont pas d’accord.

Tron n’était pas sûr que Boston fût vraiment dans le nord des États-Unis, mais cela n’avait vraisemblablement aucune importance aux yeux de la comtesse, de même qu’elle se moquerait de l’origine de l’argent avec lequel son hôtel particulier pourrait être restauré.

— Peut-être devrions-nous prendre contact avec la colonie américaine installée à Venise ? suggéra-t-elle, songeuse.

— Il n’y a pas de colonie américaine. Juste quelques Américains au Danieli et à l’hôtel Europa. Quelques-uns d’entre eux ont passé ici toute la saison.

— Alors, nous pourrions inviter le consul, continua-t-elle.

— William Dean Howells ?

— Comment s’appelle-t-il, dis-tu ?

— Il est venu à la questure il y a deux semaines pour signaler son changement d’adresse. Il est passé du campo San Bartolomeo à la maison Falier, au bord du Canalazzo. Un homme charmant.

— Dans ce cas, nous devrions penser à ce Mister Hua…

— Howells.

— Oui, à Mister Howells pour notre bal. Tu n’as qu’à t’en occuper. Tu le connais déjà.

— Si tu veux.

— Et la maison Falier, l’a-t-il louée ou achetée ?

— Louée. Il est journaliste.

— Donc, il a du bien. Sinon il ne pourrait pas se le permettre.

— Quoi ?

— D’être journaliste.

Comme si lui-même pouvait se permettre d’être commissaire ! pensa Tron. Quand on voit l’état du toit, des fondations et du mur sur le rio Tron… Pour ne rien dire de sa garde-robe ! Il avait terminé les deux parts de gâteau au chocolat et se tourna vers ce qui restait de mousse au citron de la veille.

— Où étais-tu, au fait ? lui demanda sa mère en remarquant sa queue-de-pie.

— À La Fenice. Pour Rigoletto.

Notre loge était-elle occupée ?

— Seulement après l’entracte.

— Tu ne trouves pas que le Danieli nous donne trop peu ?

Tron haussa les épaules.

— Nous ne sommes pas les seuls à louer notre loge. La concurrence fait baisser les prix. En outre, elles sont le plus souvent vides en été. Alors que les hôtels paient à l’année.

— As-tu pu voir quelle sorte de gens étaient assis dans la nôtre ?

— Je crois que c’étaient des Russes. Je ne sais quel grand prince avec sa famille.

— Les Russes laissent toujours plein de miettes. Et ils font des taches d’alcool sur les fauteuils.

La comtesse poussa un soupir.

— Cela aussi, ça va changer chez les Morosini.

— Quoi ?

— Ils ne vont plus être obligés de louer leur loge.

Elle déposa une cuillère de mousse au citron sur son assiette à dessert.

— Où étais-tu assis ?

— Dans la loge d’une connaissance.

— Tu veux parler d’une femme, Alvise ?

— Je veux parler de la princesse de Montalcino.

La comtesse haussa les sourcils.

— Tu étais dans la loge de la princesse de Montalcino ?

— Parfaitement.

— Pour des raisons professionnelles ?

— Plus ou moins. La princesse était à bord de l’Archiduc Sigmund la nuit du double meurtre. J’avais encore quelques questions à lui poser.

— Je ne l’ai jamais rencontrée, mais j’ai beaucoup entendu parler d’elle.

— Quoi par exemple ?

— Qu’elle est veuve et riche.

— Ce n’est pas une nouveauté. Que dit-on encore ?

— Qu’elle a fait la connaissance de Francesco Montalcino à l’Istituto delle Zitelle. Le prince était membre du conseil consultatif Tron hocha la tête.

— Oui, elle le remplace en personne.

— Cela ne m’étonne pas. Il paraît que les dons annuels se sont encore accrus depuis son décès.

— Y a-t-il une raison particulière ?

— C’est sans doute par reconnaissance.

— Qui est reconnaissant envers qui ?

— La princesse envers l’Institut.

— Je ne comprends pas.

— Sans lui, elle ne serait jamais devenue princesse !

— Qu’est-ce qu’elle a à voir avec l’Institut ?

— La même chose que deux cents autres jeunes filles : elle était orpheline.

Le commissaire regardait sa mère, stupéfait.

— Tu en es sûre ? Elle a fait la connaissance du prince à l’Institut ? Pourtant, les membres du conseil consultatif n’entrent jamais en relation avec les pensionnaires !

— C’est vrai, mais le prince a fait sa connaissance plus tard.

— Comment ?

— D’habitude, les jeunes filles quittent l’Institut à dix-huit ans. Mais la princesse est restée chez les Pellico et c’est là qu’elle a rencontré son futur époux. On dit que le prince fut aussitôt fasciné. Six mois après, il demandait sa main. Ils se sont mariés au Redentore et sont tout de suite partis à Paris.

— Où est-ce que tu as appris tout cela ?

— Par Béa Albrizzi. Sa couturière a été pensionnaire à l’Institut.

— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté d’autre ?

— Que les Montalcino sont rentrés à Venise il y a trois ans et que le prince est décédé peu après. Il avait acheté l’hôtel dans les années trente. Il était originaire de Toscane.

— Et la princesse – sait-on d’où elle vient ?

— De Gambarare, paraît-il. C’est un petit patelin à proximité de Dogaletto.

Il confirma :

— Entre Dogaletto et Mira. Je sais.

— Mais Béa prétend qu’elle n’a pas l’accent de Venise.

— Elle n’a pas d’accent du tout. Tu es sûre qu’elle est vraiment née à Gambarare ?

— C’est du moins ce que j’ai entendu dire. Mais il est pour le moins étrange qu’elle ne parle pas le vénitien.

— Y a-t-il encore d’autres rumeurs à son sujet ?

La comtesse secoua la tête.

— Pas que je sache. Tu vas la revoir ?

— C’est probable.

Elle jeta à son fils un regard méfiant.

— Si jamais l’intérêt que tu éprouves pour cette femme dépasse le cadre professionnel, rappelle-toi qu’elle n’est pas de Venise !

Elle semblait avoir oublié qu’elle lui avait elle-même suggéré à l’instant d’épouser une Américaine.

— Je ne suis pas sûre, poursuivit-elle, qu’une relation avec une étrangère soit une bonne chose. Tu te souviens de la jeune fille qu’a épousée Andrea Valmarana ? Cette étrangère qui parlait un drôle d’italien ?

— Bien entendu, répondit-il en souriant. Elle parlait comme Dante en personne !

— Elle faisait toujours celle qui ne comprenait pas quand nous nous entretenions en vénitien. Et quand elle ouvrait la bouche, on avait le sentiment qu’elle se croyait supérieure aux autres. Comme si nous parlions un obscur patois. Eh bien, tu sais d’où elle venait, elle ?

— Non.

— De Palerme ! s’écria sa mère.