Une parabole de notre temps |
par Michael Deacon |
Tout le monde connaît la tragique histoire du suicide de Verity Fenton, suivi de la disparition de Peter Fenton. Mais ce qui advint de ce dernier, nul ne le savait jusqu’à tout récemment, la vérité étant ensevelie dans la tombe d’une suicidée. « BILLY BLAKE – mort d’inanition le 12 juin 1995. » Tel est le libellé de la plaque d’un crématorium de la capitale commémorant la mort d’un homme sans domicile. Il faudrait plutôt lire : « PETER FENTON, titulaire de l’ordre de l’Empire britannique. Né le 5 mars 1950 – mort de mortification le 13 juin 1995. » Il est difficile d’imaginer comment un personnage tel que Peter Fenton, figure éminente aussi bien à Knights-bridge qu’au Foreign Office, a pu partir de chez lui et disparaître de la circulation si l’on ignore les motifs pour lesquels il l’a fait. À l’époque, on prétendit qu’il s’était enfui, et les recherches furent orientées vers l’étranger. Jamais nul ne songea qu’il avait choisi une vie d’ascète, embrassant la pauvreté dans les bas-fonds de Londres. Est-il surprenant qu’il ait disparu de manière aussi radicale alors qu’aucun d’entre nous ne se risquerait à dévisager un indigent, comme si le contact des regards était dangereux ou embarrassant ? Mais les changements exigent du temps et Peter, brun, bel homme, âgé de trente-huit ans, dut être reconnaissable pendant encore des semaines avant qu’une hygiène sommaire et le jeûne l’aient réduit à la silhouette famélique de Billy Blake, bien connu de la police, qui voyait en lui un homme de soixante ans, clochard et prédicateur des rues. Comment avait-il pu changer à ce point en si peu de temps ? La réponse, à mon avis, est que le choc du suicide de Verity l’avait anéanti. Et, lorsqu’il rejoignit le monde anonyme des vagabonds, il était déjà vieux et méconnaissable. Il serait plus juste de dire que Peter Fenton mourut le 3 juillet 1988 lorsqu’il quitta la maison familiale de Cadogan Square. Il n’avait sans doute plus aucun désir d’être cet homme-là. Peter Fenton était un diplomate professionnel, confiant et sûr de lui, doté d’une remarquable intelligence et dépourvu de vices patents. À l’opposé, Billy Blake était un individu tourmenté, se délectant des souffrances qu’il s’infligeait et tenant à qui voulait bien l’entendre des discours sur la damnation éternelle. C’était un alcoolique invétéré, un voleur et un menteur, mais il s’efforçait, souvent à son propre détriment, de protéger les autres contre le mal qu’il avait fait lui-même. Ironie du sort, Billy, l’indigent, était un homme bon, ce que n’était pas Peter Fenton, le privilégié. Peter était un meurtrier qui finit par séduire et épouser la femme de sa victime, Geoffrey Standish. Il ne fait aucun doute qu’il savait exactement qui était Verity lorsqu’il coucha pour la première fois avec elle, car, même si Geoffrey Standish n’était pour lui qu’un étranger lorsqu’il le tua, il dut apprendre ensuite tous les détails le concernant grâce aux comptes rendus des journaux. Nous pouvons supposer que cette connaissance mit du piquant à la séduction de Verity Standish ou bien, adoptant un point de vue plus bienveillant, nous dirons qu’au premier regard Peter tomba simplement amoureux d’une femme fragile et vulnérable, qui conservait la marque indélébile des souffrances que sa brute de mari lui avait infligées. C’était une femme petite, à la silhouette gracile, aux grands yeux de biche, et Peter n’était certes pas le premier homme à lui offrir sa protection. Il était, toutefois, le plus juvénile, et Verity, après des années de mauvais traitements de la part de Geoffrey, qui avait quatorze ans de plus qu’elle, vit la sécurité dans cette relation avec un homme plus jeune. Néanmoins, elle ne tenait guère à rendre public ses sentiments pour ce jouvenceau. Il semble qu’elle ne souhaitait pas régulariser cette liaison par peur du qu’en-dira-t-on. Cependant, même si elle se décida, contre la voix de sa raison, à épouser Peter, ses craintes relatives au caractère inconvenant de cette union tombèrent rapidement d’elles-mêmes. Des amis décrivent leur mariage comme une « idylle », « le plus grand amour depuis Éloïse et Abélard », quelque chose de « charmant à voir », de « si intense que cela frôlait l’idolâtrie », ou encore « il est difficile de dire lequel des deux aimait le plus l’autre ». La suite est dramatique car, tout entière à son amour pour Peter, elle commença à négliger les deux enfants qu’elle avait eus avec Geoffrey. Il est facile de comprendre pourquoi. À l’époque de son mariage, sa fille Marilyn, âgée de vingt ans, était étudiante, et son fils, Anthony, quatorze ans, se trouvait en pension. Elle n’était plus aussi importante pour eux, et, en tant qu’épouse de Peter, elle voyageait beaucoup. « Ils nous ont toujours payé le voyage, pendant les vacances, quand nous voulions aller les voir, raconte Marilyn, mais ce n’était pas drôle de tenir la chandelle pendant des semaines entières. C’était encore plus pénible pour Anthony dans la mesure où il était plus jeune. Il n’a pourtant jamais critiqué Peter. C’est à notre mère qu’il en voulait dans la mesure où elle ne cherchait même pas à dissimuler la haine qu’elle éprouvait pour notre père. Finalement, lorsqu’Anthony a eu cette crise de déprime parce que sa petite amie l’avait quitté, il n’a pas pu retenir sa rancune et il a fait paraître l’annonce dans le Times. Il savait que maman la lirait et il voulait ébranler son indifférence. Nous avions tous deux eu vent de la rumeur selon laquelle elle aurait tué papa, et Anthony voulait le lui rappeler. Vous savez, il n’avait que cinq ans en 1971, et il n’a jamais cru que Geoffrey était aussi odieux que tout le monde le prétendait.» Anthony Standish avait vingt-deux ans en 1988. C’était un jeune homme malheureux, dont la dépression liée à un échec amoureux se confondit avec une animosité longtemps contenue due à la froideur de sa mère à son égard. Son amertume s’exprima dans l’annonce suivante : « Geoffrey Standish. Quelqu’un posséderait-il des renseignements sur le meurtre de Geoffrey Standish, commis au bord de la Ail près de Newmarket le 10.03.71 ? Merci d’écrire au journal, numéro 431. » Anne Cattrell, la première, dans un article intitulé « La véritable histoire de Verity Fenton » (Sunday Times, 17 juin 1990), avança la théorie selon laquelle Peter avait tué Geoffrey. Elle soutenait que Peter et Verity s’étaient peut-être rencontrés bien plus tôt qu’ils ne l’avaient affirmé et que Peter était le bras vengeur de Verity. S’il n’existe aucune preuve de la justesse de cette théorie, il y a en revanche pléthore de preuves sur le fait que Geoffrey et Peter avaient en 1971 une autre chose en commun. À savoir le jeu. Peter, par la bouche de Billy Blake, a avoué avoir tué un homme, et il est raisonnable de penser que cet homme était Geoffrey Standish. La pénitence de Billy fut trop longue et trop douloureuse pour que sa victime n’ait pas été liée au suicide de Verity. De plus, dans la peau de Billy Blake, il prêchait aussi contre les dangers d’une colère soudaine et incontrôlable susceptible de conduire les hommes à commettre des actes de violence qu’ils regrettent ensuite. Ce qui laisserait à penser que le meurtre de Geoffrey fut le résultat d’une telle colère, un acte irréfléchi et donc non prémédité. Trente-cinq ans après les faits, nous ne pouvons que formuler des hypothèses, mais des camarades d’université de Peter parlent de ses « parties de cartes clandestines du vendredi soir dans une maison particulière quelque part à Cambridge » qui permettaient à l’étudiant d’assouvir son goût pour l’« argent » et la « vie de luxe ». Il est possible que Geoffrey, qui devait se rendre à Huntingdon le vendredi 9 mars 1971, ait entendu parler d’une semblable partie de cartes et s’y soit inscrit après avoir téléphoné à ses hôtes pour les prévenir qu’il serait en retard. Il est également possible qu’une dissension à propos d’argent soit survenue et qu’elle se soit terminée, tragiquement, par la mort d’un homme. D’autres personnes présentes ont sans doute assisté à la scène. En fait, Peter n’était peut-être pas seul pour commettre ce crime, ce qui expliquerait qu’il ait été si facilement maquillé en accident de la route. Ou peut-être Geoffrey a-t-il frappé le premier – son agressivité est largement attestée –, ce qui aurait disculpé les autres participants, au moins à leurs propres yeux, de l’intention de tuer. Quoi qu’il en soit, il fut décidé de protéger toutes les personnes impliquées en déposant le corps aussi loin que possible de la maison de jeu clandestine et en s’arrangeant pour que l’accident soit attribué à un chauffard. Dans la mesure où aucun fait ne vient étayer ce scénario plutôt qu’un autre (sauf, peut-être, la décision soudaine de Peter de renoncer au jeu « un jour de 71 », d’après ses amis), on comprend mieux comment Verity a pu, ignorant le crime de Peter, épouser celui-ci. Car, comme le suggère Anne Cattrell dans son article, Verity s’est-elle donné la mort parce qu’elle avait découvert par hasard qu’elle avait épousé le meurtrier de son premier mari ? La réponse est qu’il ne s’agissait nullement d’un hasard. C’est Peter qui le lui révéla, au cours d’une violente querelle survenue entre Verity et Anthony à la suite de la parution de l’annonce dans le Times. « Je l’ai accusée d’avoir tué mon père et, comme elle fondait en larmes, Peter a été pris d’une colère noire et a dit que c’était lui qui l’avait fait. Cela vous semblera ridicule, je le sais, déclare Anthony, mais je ne l’ai pas cru. Je pensais qu’il essayait de calmer les choses. C’est ce qu’il faisait toujours. Chaque fois qu’elle et moi avions une prise de bec, à propos de tout et de rien, Peter voulait en endosser la faute. Cela me faisait rager. D’une manière générale, ma mère était très infantile. Elle semblait incapable de prendre la moindre responsabilité. « J’ai vécu pendant huit ans avec le souvenir de cette dispute. Il aurait mieux valu qu’elle ait eu lieu après le retour de Peter des États-Unis plutôt que la veille de son départ. C’est là une de ces terribles évidences, on ne comprend combien on aime une personne qu’une fois qu’elle n’est plus là. J’étais absolument désorienté parce que ma petite amie venait de me quitter, mais cela n’excuse pas la manière dont j’ai agi. En réalité, je n’avais jamais cru que ma mère avait tué mon père, mais lorsqu’elle s’est pendue, j’ai pensé qu’elle l’avait effectivement fait et que Peter l’avait rejetée pour cette raison. J’ai toujours espéré qu’il reviendrait un jour, c’est pourquoi je n’ai jamais parlé de cela auparavant. » Mais si Verity ne s’est pas pendue sous le coup de la culpabilité, alors pourquoi ? Éprouva-t-elle une répulsion soudaine pour l’homme qu’elle adorait ? Fut-elle prise de panique à l’idée que le crime de son mari entraînerait fatalement l’arrestation de celui-ci maintenant qu’Anthony connaissait la vérité ? Chaque explication pourrait être la bonne, mais aucune n’est satisfaisante. Malgré sa grande fragilité, Verity était plus forte que cela. Elle avait résisté à des années de mauvais traitements de la part de Geoffrey, il semble donc peu probable que la répulsion ou la panique l’aient conduite au suicide. De mon point de vue, c’est quelque chose d’infiniment plus terrible qui a fait basculer Verity. Il s’agit d’un secret qu’elle a porté durant quarante ans et dont j’ai eu connaissance par hasard, grâce à un avocat que la mère de Verity, Mrs Isobel Pamell, était allée consulter en 1949, alors que Geoffrey Standish avait séduit sa fille âgée de treize ans. « C’est une histoire horrible, dit Lawrence Greenhill. Mrs Pamell avait espéré épouser Geoffrey et elle en voulait à Verity de lui avoir causé tant de chagrin. L’enfant, un garçon, fut mis en adoption, tandis que Verity était expédiée dans une pension. Le malheur, c’est que personne ne prit en compte la souffrance de Verity. D’un seul coup, Isobel Pamell avait privé sa fille d’un enfant, d’un amant et de sa mère, et l’on peut seulement s’étonner de la solitude qu’a dû endurer la pauvre jeune fille. Avec le recul du temps, il semble évident qu’elle a voulu rendre à Isobel la monnaie de sa pièce en épousant l’homme qui avait brisé leurs vies. Comment une adolescente perturbée aurait-elle été en mesure de faire la part entre l’amour et le désir alors que la femme qui l’aimait l’avait rejetée et que l’homme qui l’avait séduite continuait à la courtiser ? » Mais il n’y a pas dans cette histoire de solutions tranchées. Peter n’était pas le fils perdu de Verity et celle-ci n’a pas pu croire un instant qu’il l’était. La vérification de ce genre d’anomalie avant la délivrance des certificats de mariage est du ressort de l’état civil, et aucun problème ne fut soulevé à l’époque des noces de Peter et de Verity. Avec son esprit rationnel, Verity devait savoir, malgré la force de son attachement pour Peter, que leur liaison n’avait rien d’incongru. Mais, dans la part irrationnelle de son être, une fois seule au milieu du silence redoutable de leur maison vide après le départ de Peter pour les États-Unis, n’a-t-elle pas commencé à s’interroger sur l’amour dénaturé qu’elle éprouvait pour le meurtrier de son premier mari et sur la légalité des papiers d’adoption ? Dans la lettre qu’elle a laissée avant de se suicider, elle parle de trahisons, et il est tentant de supposer qu’elle pensait à sa mère et à son fils abandonné lorsqu’elle l’écrivit. Mais une explication plus plausible est qu’elle reconnaissait peut-être avoir trahi tout le monde, même Peter, à travers son incapacité à exprimer son amour de manière normale. Car il est peu probable que Peter aurait été amené à se trahir lui-même aux yeux d’Anthony si Verity l’avait moins aimé et davantage Anthony. Comme le suggère Lawrence Greenhill, le véritable drame de Verity Fenton fut d’avoir confondu l’amour et le désir. Elle n’arrivait pas à exprimer convenablement son amour pour Anthony car désirer son fils est illégal, aussi choisit-elle de vouer toute la passion dont elle était capable au substitut de son fils, Peter. Mais, alors qu’elle méditait sur les conséquences du meurtre qu’il venait d’avouer, seule et abandonnée à Cadogan Square, l’idée ne lui est-elle pas venue que son adoration pour l’homme qui avait tué le père de tous ses enfants était une trahison inacceptable ? Et n’a-t-elle pas décidé de se donner la mort parce qu’elle avait compris que cela ne changeait rien, qu’elle voulait appartenir à cet homme aussi longtemps qu’elle vivrait – qu’il soit le meurtrier du père ou qu’il soit le fils ? |
(Extraits d’Œdipe de Michael Deacon
à paraître chez Macmillan, 8 novembre 1996.)