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Ce que Terry avait caché, c’est qu’il avait revu Billy avant sa mort, juste une fois, à l’entrepôt. Tôt le matin, assis au milieu des broussailles à l’arrière du bâtiment, le garçon regardait le fleuve. L’eau était couverte d’un voile de brume que la chaleur du soleil avait commencé à dissiper. Il se sentait, selon ses propres termes, « salement déprimé ».
« Sans ce vieux Billy, la vie n’était plus la même. D’accord, en général, il était plutôt casse-bonbons, mais j’avais fini par m’habituer. Tu vois ce que j’veux dire ? Lawrence a raison. C’était un peu comme d’avoir un paternel avec soi – ou un papy. Toujours est-il qu’à un moment, je me suis tourné, et cet enfoiré était assis à côté de moi. Ça m’a fichu un sacré choc parce que je l’avais pas entendu venir. En fait, je ne sais pas comment j’ai pas eu une attaque. » Il s’interrompit pour réfléchir. « Pour être franc, on aurait dit un fantôme, reprit-il. Il était dans un sale état, pire que je l’avais jamais vu – la peau blanche et les lèvres comme s’il avait plus une goutte de sang dans les veines. » Il frissonna à ce souvenir. « Je lui ai demandé ce qu’il avait fabriqué et il m’a répondu : “Plier.” »
Deacon attendit.
« A-t-il dit autre chose ? interrogea-t-il comme Terry restait muet.
— Ouais, mais ça n’avait pas grand sens non plus. Il a dit : “Un péché déplié est un ver invisible.” »
Deacon se frotta la joue pensivement.
« À mon avis, il a dû dire “expier” et “inexpié”. L’expiation des péchés, c’est comme la repentance. » Il rumina un instant, fouillant sa mémoire en quête d’associations de mots. « Blake a écrit un poème intitulé “La rose malade”, finit-il par murmurer. Il y est question d’une magnifique rose qui meurt parce qu’un ver invisible lui ronge le cœur. » Il contempla le pare-brise. « On peut interpréter son symbolisme comme on veut, et je présume que BiUy a identifié le ver au péché inexpié. » Il s’arrêta de nouveau. « Comme il est impossible qu’il ait voulu parler de sa propre expiation, dans la mesure où il ne cessait de se torturer à cause de ses péchés, dit-il lentement, il ne reste plus qu’Amanda. Tu y es ?
— Bien sûr, j’suis pas totalement bouché, tu sais, en plus tu m’as dit qu’elle empestait la rose. Dans tous les cas, il m’a forcé à l’accompagner là-bas.
— Comment ça, forcé ?
— Il a filé et tout ce que je pouvais faire, c’était de le suivre. Il a pas dit un mot de tout le trajet, puis il est entré dans le garage et il a refermé la porte derrière lui. »
Deacon lui jeta un regard intrigué.
« Tu savais que la maison était à elle ?
— Non. C’était juste une maison.
— Et Billy, comment savait-il que la porte du garage serait ouverte ? »
Terry haussa les épaules.
« Un coup de bol ? suggéra-t-il. Toutes les autres étaient fermées.
— A-t-il dit quelque chose avant d’entrer dans le garage ?
— Juste au revoir. »
Deacon secoua la tête, stupéfait que le garçon ait pu accepter aussi docilement l’attitude pour le moins bizarre de Billy.
« Tù ne lui as pas demandé ce qu’il avait en tête ? Pourquoi il voulait aller là-bas ? À quoi rimait tout cela ?
— Naturellement, mais il m’a pas répondu. Il avait l’air tellement flagada que j’avais peur qu’il clamse à chaque seconde, si bien que je tenais pas à en rajouter en le harcelant de questions. Et d’ailleurs, quand il avait décidé quelque chose, c’était impossible de l’en empêcher.
— Mais ça ne t’a pas inquiété de ne pas le voir revenir à l’entrepôt ? Pourquoi n’es-tu pas allé le chercher ? »
Terry eut de nouveau l’air vexé.
« C’est ce que j’ai fait, en un sens. J’suis allé tournicoter à l’entrée de la résidence le lendemain, mais y avait pas trace de lui et j’avais trop peur que les flics me tombent sur le paletot pour me risquer à jeter un coup d’œil à la baraque. Et puis je tenais pas à coller Billy dans le pétrin des fois qu’il se serait trouvé une bonne petite planque. Alors on en a discuté, Tom et moi, et on s’apprêtait à y retourner pour en avoir le cœur net, quand Tom a lu dans le journal que Billy avait avalé sa chique dans le garage d’Amanda. » Il haussa les épaules. « Et ça a fini comme ça.
— Tii te rappelles quel jour tu es allé là-bas avec Billy ? »
Terry parut mal à l’aise.
« Ouais. Sauf que, d’après Tom, j’avais pas arrêté de fumer du shit cette semaine-là et j’étais complètement à côté de mes pompes. J’sais bien que c’est pas vrai, mais enfin c’est le seul truc logique. Quand Amanda nous a dit ce qu’elle avait fait en hommage à Billy, on est allés jusqu’au cimetière, Tom et moi, histoire de s’assurer que c’était pas des bobards, et c’était là noir sur blanc : Billy Blake, mort le
12 juin 1995. »
Deacon feuilleta son agenda.
« Le douze était un lundi et, selon les estimations du médecin légiste, cela faisait déjà cinq jours qu’il était mort lorsqu’on a découvert le corps le vendredi suivant. Alors, quel jour l’as-tu vu ?
— Le mardi. Et c’est le mercredi que je suis allé rôdé devant La Résidence, le jeudi qu’on en a discuté, Tom et moi, et le vendredi qu’on a décidé d’aller jeter un coup d’œil. Il était huit heures du soir, on était en chemin, Tom a repêché un Evening Standard dans une poubelle et y avait écrit, en fichues grosses lettres : « Un sans-abri mort de faim ». Il l’a lu et a dit : “Bon Dieu, t’es vraiment un enfoiré, Terry, c’fumier-là, ça fait déjà des jours qu’il est clamsé et c’est pour aller reluquer un macchab que tu m’broutes !” »
Deacon resta si longtemps sans rien dire que Terry finit par reprendre la parole.
« Ouais, ben, peut-être que Tom avait raison, peut-être que c’était le mardi d’avant et que j’étais tellement défoncé que j’ai laissé passer toute une semaine avant de faire quelque chose.
— D’après la police, il serait allé dans le garage le samedi
10.
— Quand je l’ai vu, c’était pas samedi, dit le garçon d’un ton catégorique. Le samedi, c’est une bonne journée, à cause des touristes, alors j’étais allé faire la manche. »
Deacon tâtonna pour trouver la clé de contact.
« Combien de temps après la mort de Billy, Amanda est-elle venue te poser des questions ?
— Quelques semaines. Elle avait déjà payé l’incinération vu qu’elle nous en a parlé. »
Le moteur ronfla et Deacon passa la première.
« Pourquoi ne lui as-tu pas dit que Billy était encore en vie le mardi ? »
Terry regarda par la vitre avec découragement.
« Pour la même raison que je te l’ai pas dit. Parce que je crois pas qu’il l’était, voilà. Au fond, j’aime pas trop penser à ça. Dis, tu crois aux fantômes, toi ? »
Deacon se souvint de l’odeur de mort dans la maison d’Amanda et ne put s’empêcher de songer à la nature du deus ex machina de Billy.
… Je crois à l’enfer…
… Il m’arrive de rêver que je flotte dans une immensité noire hors d’atteinte de l’affection de qui que ce soit…
… Seule l’intervention divine peut sauver une âme condamnée pour toujours à exister dans la solitude de l’abîme sans fond…
… Je t’en prie, je t’en prie, ne reste pas éloigné plus qu’il n’est nécessaire…
L’inspecteur Harrison dormit mal. Toute la nuit, dans le tréfonds de son esprit, il eut vaguement conscience d’être passé à côté de quelque chose. Il fut provisoirement tiré de son malaise par le vacarme de cette matinée de Noël, ses enfants qui ouvraient tout excités leurs cadeaux et sa femme qui s’était mise à préparer le déjeuner, mais, peu après onze heures, arriva un coup de fil du commissariat pour l’informer du message de Deacon.
« Il a refusé de dire pourquoi c’était si urgent, expliqua l’agent à la réception, et, pour être honnête, j’avoue que je n’ai pas pris ça très au sérieux. Mais ce nom, Nigel De Vriess, vient d’apparaître dans une autre affaire. Les polices du Hampshire et du Kent sont en train d’alerter tous les commissariats du Sud. Apparemment, sa Rolls-Royce a été retrouvée hier soir abandonnée dans un champ près de Douvres. Que désirez-vous que je fasse ? Que je passe le numéro de Deacon à l’inspecteur principal ?
— Non, j’arrive. Prévenez-le que je suis en route. »
* *
*
« Amanda a dû faire un truc sacrément tordu pour que Billy s’énerve à ce point-là, dit soudain Terry. Je veux dire, le vol, la drogue, ça le dérangeait pas beaucoup et il se mettait pas spécialement en colère contre les types qui faisaient ça. Tû comprends ? C’est le meurtre qui le rendait dingue, c’est à cause de ça qu’il se brûlait les mains et qu’il parlait de sacrifices. Comme la fois où Tom a pris son manteau à un mec et que le type est mort de froid pendant la nuit. Billy a passé la nuit suivante à poil pour prendre le blâme sur lui. Même qu’il a bien failli en crever. C’est seulement parce que Tom était drôlement embêté par ce qui s’était passé qu’on a réussi à convaincre Billy de remettre ses fringues. Tü crois qu’elle l’a tué en le laissant mourir de faim ?
— Non, répondit Deacon, dont les pensées avaient suivi un cours semblable. Barry a raison. Elle ne m’aurait pas raconté l’histoire de Billy si elle avait eu peur de ce que j’aurais pu découvrir. Dans tous les cas, je doute que Billy ait attaché beaucoup d’importance à sa propre mort. »
… Ma propre rédemption ne m’intéresse pas…
« À celle de qui alors ? »
… Je continue à chercher la vérité… Il n’existe aucune issue à l’enfer sans la miséricorde de Dieu… Je continue à chercher la vérité… Pourquoi l’enfer ?… Je cherche Verity…
« De Verity ? » suggéra Deacon.
Terry secoua la tête.
« Verity s’est butée elle-même. »
… Nous serons jugés, vous et moi, sur les efforts que nous aurons faits pour préserver une autre âme du désespoir éternel… Vous aimez souffrir ?… Il n’existe aucune issue à l’enfer sans la miséricorde de Dieu… Je cherche Verity…
« De James ?
— Ouais, répondit Terry avec un hochement de tête. M’est avis que cette garce a trucidé son Jules et que Billy l’a vue faire. Il a mentionné une fois qu’il créchait dans l’ouest de Londres avant de venir à l’entrepôt. Sur le moment, j’y ai pas fait attention. Ça n’avait pas d’importance. Mais maintenant ça tient debout, pas vrai ?
— Oui », dit lentement Deacon en songeant à la partie du fleuve au-dessus de Teddington, où l’eau gardait un niveau constant parce que les écluses empêchaient les effets de la marée.
Harrison appela le commissaire Fortune dans le Hampshire.
« Il se pourrait que quelqu’un ait vu De Vriess samedi soir, déclara-t-il. Il se trouvait avec une certaine Amanda Powell, auparavant connue sous le nom d’Amanda Streeter. C’est l’épouse de James Streeter, le type qui s’est enfui en 1990 avec dix millions de livres. D’après mes renseignements, De Vriess et elle étaient en relations intimes depuis le milieu des années 1980.
— Qui est votre informateur ?
— Un journaliste nommé Michael Deacon. Il enquête sur la disparition de Streeter. »
Il y eut un silence momentané.
« Il a téléphoné chez De Vriess ce matin en se faisant passer pour un collègue. Nous nous apprêtons à envoyer quelqu’un l’interroger. Comment est-il ?
— Je présume qu’il essaie de protéger son histoire. Écoutez, je suggère que votre inspecteur commence par en discuter avec moi. La situation est assez compliquée et il serait probablement utile que je sois là quand vous interrogerez Deacon. Il n’est pas le seul à être mêlé à cette affaire. » Il résuma succinctement le rôle joué par Barry Grover. « Il n’a pas formellement identifié l’homme comme étant Nigel De Vriess, mais il a déclaré qu’il avait une tache de vin à l’épaule et c’est un des signes distinctifs figurant dans le signalement que vous avez diffusé.
— Où peut-on trouver ce Grover ?
— Il habite chez Deacon.
— Et Amanda Powell ? Vous dites qu’elle était chez elle hier soir. Elle y est encore ?
— Nous n’en sommes pas sûrs. Depuis trente minutes, une de nos voitures est garée dans la rue, mais il n’y a aucun mouvement dans la maison. Nous avons suggéré à la police du Kent de faire surveiller le domicile de sa mère à Easeby. Elle y a passé la plus grande partie de la journée d’hier et n’est rentrée à Londres qu’en fin d’après-midi.
— Easeby se trouve à combien de kilomètres de Douvres ?
— Une trentaine.
— Bien. Nous viendrons à deux. » Il débita un numéro. « Je garde cette ligne libre pour vous. Cela ne doit pas circuler trop mal, comptez donc que nous serons là entre une heure et une heure et demie. »
Barry était d’excellente humeur lorsque Deacon et Terry retournèrent à l’appartement. Laissé à ses propres méthodes et avec un objectif précis, il avait mené les opérations tambour battant et des odeurs appétissantes s’échappaient du four. Il les accueillit avec un sourire radieux et Deacon fut frappé par le contraste avec l’individu à la mine sinistre qui hantait les bureaux du Street…
« Vous êtes un génie ! dit-il avec sincérité en acceptant un verre de vin blanc frais.
— Ce n’est pas si difficile, Mike. Je me souviens d’avoir lu qu’il fallait que les dindes soient cuites à four très chaud et c’est ce que j’ai décidé de faire. Il est important que la chair reste humide, alors j’ai glissé du bacon et des champignons sous la peau. »
Il avait ce même ton d’autorité dont il usait pour parler de ses aptitudes concernant les images et Deacon ne put s’empêcher de se sentir désolé en comprenant que l’estime que Barry se portait à lui-même était si fragile qu’il avait absolument besoin, pour s’épanouir, de se prouver qu’il valait mieux que les autres. Tout bien pesé, il préférait encore un Barry tyrannique à un Barry éploré et il se retint de lui dire que Lawrence était juif et que le bacon risquait de poser quelques problèmes.
« Et j’ai fait des pommes de terre en plus pour Terry.
— Formidable ! s’exclama le garçon d’un ton admiratif.
— Si vous voulez bien me pardonner cette liberté, Mike, je me suis servi de votre téléphone pour appeler ma mère. Je pensais qu’elle se faisait peut-être du souci pour moi.
— Et c’était le cas ? »
Barry jubilait visiblement.
« Oui. Elle était dans tout ses états. Ça m’a un peu surpris. D’habitude, quand je reste tard au bureau, elle ne se tracasse jamais. »
Deacon fut tenté de le mettre en garde – Soyez lucide… Une mère est toujours possessive… À mesure que la solitude ne vous apparaît plus que comme un souvenir, elle devient pour elle une réalité… –, mais il avait vaguement l’intuition que la confiance toute neuve de Barry résultait en grande partie de sa conversation avec sa mère et il préféra tenir sa langue.
Terry, qui ne s’embarrassait pas d’autant de délicatesse, mit pour sa part les deux pieds dans le plat.
« Bon sang, quelle hypocrite ! Elle ne lève même pas le petit doigt quand vous êtes dans la panade et voilà qu’elle se met à vous faire des roucoulades quand vos copains vous aident à vous en sortir. Je suis sûr qu’elle est furax que Mike vous ait hébergé. J’espère que vous l’avez envoyée paître, conclut-il d’un ton sévère.
— Elle n’est pas si mauvaise que ça, murmura Barry avec dévouement.
— La mienne non plus, je suppose, répliqua Terry, n’empêche qu’on ne le dirait pas, vu la manière dont elle m’a traité. J’aime encore mieux celle de Mike. Elle a beau être un peu vacharde, au moins elle dit ce qu’elle pense. » Il se dirigea vers la salle de bains.
Deacon regarda le petit homme, l’air malheureux, tripoter les couverts sur la table.
« Avec lui, c’est tout blanc ou tout noir, dit-il. Il juge les gens sur les apparences et il croit qu’ils sont comme il les voit. »
Et beaucoup trop souvent, hélas, cela marchait. La conversation que Terry avait eue au téléphone avec sa mère avait été pour Deacon une révélation. (« Salut, Mrs Deacon ! Joyeux Noël ! Vous savez quoi ? Je vais rester encore un moment avec Mike. Je savais que ça vous ferait plaisir. Ouais, naturellement que nous allons venir vous voir. Que diriez-vous du week-end prochain ? Sûr et certain ! Comme ça on fêtera la Saint-Sylvestre. »Après quoi sa mère lui avait dit : « Pour la première fois de ton existence, Michael, tu as pris une décision que j’approuve, mais je serais très fâchée si tu faisais des promesses que tu n’es pas en mesure de tenir. Cet enfant mérite mieux que d’être jeté dans un coin dès que se présentera quelque chose de plus attrayant. »)
« Vous pensez qu’il a raison au sujet de ma mère ? » demanda Barry. Cela faisait des années qu’elle ne lui avait pas parlé aussi affectueusement et il aurait souhaité que Deacon dise quelque chose pour le rassurer.
Mais celui-ci n’arrivait à songer qu’à l’attitude ambivalente du petit homme dans le commissariat, lorsqu’il avait exprimé tout d’une traite sa peur et sa haine à l’égard de cette femme et avait éclaté en sanglots l’instant d’après. De fait, Harrison avait trouvé ce comportement suffisamment bizarre pour envoyer une voiture de patrouille vérifier que Mrs Grover était toujours en vie.
« Je n’en sais rien, répondit-il avec franchise en donnant à Barry une tape amicale sur l’épaule, mais comme les lois naturelles exigent que toute progéniture se fraye son propre chemin dans la vie, je la laisserais se morfondre encore un peu si j’étais vous. Le reste mis à part, si elle a tellement envie de vous voir après une seule nuit d’absence, elle vous mangera dans la main au bout d’une semaine.
— Je n’ai nulle part où aller.
— Vous pouvez rester ici jusqu’à ce que nous ayons trouvé une solution. »
Barry se tourna vers le four, se libérant de l’étreinte réconfortante de Deacon.
« À vous entendre, cela paraît si simple, dit-il d’un ton quelque peu pitoyable en ouvrant la porte et en examinant la dinde.
— C’est simple ! répliqua gaiement Deacon. Bon sang de bois, si je peux supporter Terry, il n’y a pas de raison que je ne puisse pas vous supporter également. »
Mais Barry n’avait pas envie qu’on le « supporte », il avait envie qu’on l’aime.
« Franchement, ce qui nous avait semblé le plus plausible, c’est que nous avions affaire à un kidnapping, déclara le commissaire Fortune. Ni la femme de De Vriess ni ses collègues ne font état de problèmes d’argent, il n’était pas dépressif et, bien qu’il ait une réputation plutôt douteuse en ce qui concerne les femmes, l’avis général est qu’il n’a commis aucune incartade depuis le retour de son ex-épouse en mai. Il est bien sûr difficile de se fier au témoignage de celle-ci – on ne peut guère penser qu’il l’aurait tenue au courant de ses frasques –, cependant elle est catégorique, il n’a eu aucun contact avec Amanda Powell au cours des sept derniers mois.
— Jusqu’à samedi ! lança Harrison. Notez que sa femme a probablement raison au sujet de ces sept mois d’abstinence. D’ailleurs, ce n’est pas très long s’il essayait de se rabibocher avec elle.
— Alors pourquoi avoir craqué samedi ? »
Harrison secoua la tête.
« Je n’en sais rien, à moins que Michael Deacon ait provoqué une sorte de vent de panique en débarquant là-bas mardi soir.
— Ce qui me chiffonne, c’est la chronologie, dit le supérieur de Harrison. D’après la police du Kent, c’est hier à l’heure du déjeuner que la Rolls-Royce a été découverte dans le champ, mais le fermier n’a rien dit, pensant qu’il s’agissait d’un couple d’amoureux. Il ne l’a signalée que parce qu’elle était toujours là à la tombée de la nuit et après avoir constaté que les portes n’étaient pas verrouillées et que la voiture était vide. Or Mrs Powell n’a été informée des détails de la petite séance de voyeurisme de Barry Grover qu’aux alentours de cinq heures, par conséquent il est impossible que les deux incidents soient liés. Pour dire les choses simplement, Nigel De Vriess a filé en laissant sa voiture plusieurs heures avant qu’il existe la moindre indication qu’il avait intérêt à le faire.
— En admettant qu’ils aient conspiré Mrs Streeter et lui pour assassiner le mari de celle-ci en 1990.
— Précisément. Et il n’y a aucune preuve. » Fortune réfléchit un instant. « Honnêtement, messieurs, je ne vois pas très bien où tout cela nous mène. Avant le coup de fil de l’inspecteur Harrison, j’avais un homme disparu depuis deux jours et une Rolls-Royce abandonnée dans un champ du Kent. À présent, le voilà trente-six heures en compagnie d’une ancienne maîtresse et le seul motif qu’il aurait pu avoir de filer ou elle de se débarrasser de lui – ce qui est toujours une possibilité, j’imagine – est totalement exclu pour la simple raison qu’il a abandonné la voiture trop tôt. Je ne saurais justifier l’emploi de ressources précieuses dans une opération aussi aléatoire. En définitive, on ne peut même pas affirmer qu’un délit ait été commis.
— Reste Michael Deacon, dit Harrison.
— Oui, fit l’inspecteur principal. Et aussi la maison d’Amanda Powell. Je présume qu’il est tout de même dans nos moyens d’y faire une visite légale, ne serait-ce que pour montrer que les autorités se soucient de la santé de Mr De Vriess, étant donné que c’est le dernier endroit où il a été aperçu en vie.
Lawrence arriva avec des cadeaux. Il avait fallu l’aider à monter les trois étages et il s’écroula, pantelant, sur le pas de la porte.
« Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-il en agrippant avec force la main de Deacon tandis qu’il se laissait tomber sur le canapé. Je ne suis plus l’homme que j’étais. Jamais je n’y serais arrivé tout seul.
— C’est ce que j’ai dit à Mike », fit remarquer Terry, omettant de préciser qu’il avait refusé de jouer les bras secourables « des fois que cette vieille pédale essaie de me tripoter dans l’escalier ». « On peut les ouvrir tout de suite ? interrogea-t-il avec fébrilité en tapotant les cadeaux. Malheureusement, on n’a rien pour vous. »
Le vieil homme le regarda avec un sourire épanoui.
« Vous m’offrez à déjeuner. Que peut-on demander de plus ? Vous ne voulez pas d’abord me présenter à Barry ? J’étais si impatient de le rencontrer.
— Ouais, d’accord. » Il saisit le bras du petit homme et le tira en avant. « Mon pote Barry et mon autre pote Lawrence. Sûr que vous allez vous entendre, vu que vous êtes tous les deux des potes à Mike et à moi. »
Comme pour entériner cette déclaration naïve, Lawrence prit la main de Barry et la serra dans les siennes.
« C’est un tel plaisir pour moi. Mike m’a dit que vous étiez un expert en photographie. Je vous envie, mon cher ami. Un regard d’artiste est un don précieux. »
Deacon se détourna avec un sourire tandis que Barry rougissait de plaisir. Le secret de Lawrence, pensa-t-il, résidait dans le fait qu’il avait toujours l’air absolument sincère. Quant à savoir s’il était aussi candide qu’il le paraissait, c’était impossible à dire.
« Whisky, Lawrence ? demanda-t-il en se dirigeant vers la cuisine.
— Merci. » Lawrence donna une tape sur le canapé. « Asseyez-vous près de moi, Barry, pendant que Terry me dit qui est l’auteur de ce ravissant décor de fête :
— Moi, répondit Terry. C’est chouette, hein ? Vous auriez dû voir ça quand je suis arrivé. C’était mortel. Pas de couleur, rien. Vous savez ce que je me suis dit ?
— Que cela manquait d’ambiance ? suggéra le vieil homme.
— Exactement. »
Lawrence regarda la tablette de la cheminée, où Terry avait disposé les « objets d’art » qui ornaient sa cahute à l’entrepôt. Il y avait là une petite reproduction en plastique de Big Ben, un coquillage en forme de conque et une sculpture aux couleurs vives représentant un lutin accroupi sur un champignon. Il refusa d’y voir un reflet des goûts de Deacon en matière d’ornementation et les attribua à juste titre à Terry. « Je vous félicite. C’est assurément beaucoup plus chaleureux. J’aime particulièrement le lutin, dit-il avec un sourire malicieux à l’adresse de Deacon qui revenait avec le whisky.
— Je suis bien content que vous disiez ça, murmura Deacon en posant le verre sur la table basse devant Lawrence et en récupérant le sien. Je me suis creusé la tête pour trouver quelque chose à vous offrir. Le lutin ne nous manquera pas, n’est-ce pas, Terry ?
— Mike peut pas le piffer, confia le garçon en le retirant de sur la tablette, probablement parce que je l’ai piqué dans un jardin. Tenez, il est à vous, Lawrence. Joyeux Noël, mon pote ! »
Deacon prit son air cynique.
« Je vais vous dire. Si vous avez une cheminée dans votre salon, c’est là qu’il faut le mettre. Comme dit Terry, quelques taches de couleurs, il n’y a pas mieux pour égayer une pièce. » Il leva son verre à la santé de son hôte.
Lawrence posa le lutin sur la table.
« Je suis confus de tant de générosité. D’abord une invitation ensuite un cadeau. Je n’en mérite pas tant. Mes présents sont si modestes en comparaison. »
Deacon fit la moue. Il avait le pressentiment que le vieux pirate allait leur faire honte.
« Maintenant on peut les ouvrir ? demanda Terry.
— Bien sûr. Le plus volumineux est pour toi, celui avec un papier rouge pour Barry et celui avec un papier vert pour Michael. »
Terry tendit leurs cadeaux respectifs à Deacon et à Barry, et défit le sien.
« Merde ! s’exclama-t-il, ahuri. Qu’est-ce que tu dis de ça, Mike ? » Il leva un vieux blouson d’aviateur en cuir avec un col en peau de mouton et l’insigne de la Royal Air Force cousu sur la poche de poitrine. « Ça coûte un paquet à Covent Garden ! »
Deacon fronça les sourcils tandis que le garçon passait un bras dans une manche, puis jeta au vieil homme un regard interrogateur qui voulait dire : Vous êtes sûr ? Lawrence hocha la tête. « Tû ne trouveras jamais ça à Covent Garden, déclara alors Deacon. Celui-là, c’est un vrai. Que pilotiez-vous ? demanda-t-il. Des Spitfire ? »
Lawrence hocha de nouveau la tête.
« Mais il y a si longtemps de ça et voilà des années que cette veste prend la poussière. » Il vit que Barry restait avec son paquet posé sur ses genoux. « Vous n’ouvrez pas le vôtre, Barry ?
— Je ne m’attendais pas à recevoir quelque chose, répondit timidement le petit homme.
— Alors c’est une double surprise. Je vous en prie, je meurs d’impatience de savoir si cela vous plaît. »
Barry décolla méticuleusement le Scotch, comme le voulait son tempérament, et déplia avec précaution l’emballage, révélant un appareil photo Brownie de forme cubique enveloppé dans du papier de soie.
« Mais il date d’avant guerre ! s’exclama-t-il, stupéfait, en le tournant avec d’infinies précautions. Je ne peux décemment pas accepter. »
Lawrence leva ses mains fines en un geste de protestation.
« Vous le devez. Quelqu’un qui peut dire du premier coup d’œil l’âge d’un appareil photo devrait assurément en être le propriétaire. » Il se tourna vers Deacon. « À votre tour, Michael.
— Je suis aussi embarrassé que Barry.
— Et moi, je suis ravi de votre lutin. » Une lueur espiègle brilla dans ses yeux. « Je ferai exactement ce que vous m’avez dit. Je l’installerai sur la cheminée de ma salle de séjour. Il fera très bien au milieu de ma collection de porcelaines de Saxe. »
Deacon partit d’un éclat de rire et déchira l’emballage de son cadeau. Il n’aurait su dire s’il devait se sentir soulagé ou consterné car, même si le présent n’avait guère de valeur matérielle, sa valeur sentimentale était à coup sûr immense. Il tourna les pages d’un journal à l’écriture serrée couvrant une longue période de la vie de Lawrence.
« Je suis très honoré, dit simplement Deacon, mais je préférerais que vous me le gardiez dans votre testament en souvenir de vous.
— Alors je n’y aurais aucun plaisir. Je veux que vous le lisiez pendant que je suis encore en vie, Michael, cela me fera quelqu’un avec qui évoquer le passé de temps à autre. En ce qui vous concerne, mon choix était totalement égoïste. »
Deacon secoua la tête.
« Vous avez déjà accaparé mon âme, espèce de vieux renard. Que désirez-vous de plus ? »
Lawrence avança une main frêle.
« Un fils qui récitera le Kaddish pour mon âme à moi. »
* *
*
L’odeur de pourriture qui se déversa soudain comme une vague d’immondices lorsqu’ils enfoncèrent la porte de la maison d’Amanda Powell fit reculer les policiers. La puanteur était si forte, si intolérable qu’elle leur piquait les yeux et les narines et leur soulevait l’estomac. On aurait dit que des effluves putrides s’échappaient des murs eux-mêmes.
Le commissaire Fortune plaqua un mouchoir sur sa bouche et se tourna, l’air courroucé, vers Harrison.
« Bon Dieu, est-ce que vous me prenez pour un imbécile ? Si vous étiez là hier soir, ça n’a pas pu vous échapper. »
Harrison se plia en deux pour essayer de ne pas vomir.
« Il y avait aussi une femme policier, marmonna-t-il. Je lui avais demandé de rester avec Mrs Powell pendant que je parlerais à Deacon. Et croyez-moi, elle n’a rien remarqué non plus.
— Ça sent déjà un peu moins, fit remarquer le collègue de Fortune en s’approchant prudemment de l’embrasure de la porte. Il doit y avoir un courant d’air quelque part. » Il passa
avec précaution la tête dans le hall. « On dirait que la porte de communication avec le garage est ouverte. »
Il n’y eut pas de réaction immédiate parmi le reste des policiers. Chacun appréhendait ce qu’il était sûr de trouver, car la nature n’a pas gratifié ses œuvres admirables d’une odeur de mort. Pour le moins, ils s’attendaient à des rigoles de sang coulant au milieu d’une épouvantable scène de carnage.
Cependant, lorsqu’ils eurent enfin trouvé le courage de pénétrer dans la maison et d’aller jeter un coup d’œil au garage, ils ne découvrirent qu’un corps nu, en parfait état, appuyé contre un tas de sacs de ciment neufs empilés dans un coin, les yeux écarquillés tournés dans leur direction. Et même si aucun d’eux ne l’exprima à haute voix, tous se demandaient comment cette chose froide et pure pouvait sentir aussi horriblement mauvais.