17

Lorsque la sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre de manière inattendue, les trois hommes montrèrent des signes divers d’inquiétude. Ils ne doutaient pas un instant qu’il ne s’agisse de la police. Terry se précipita dans les toilettes et tira, un peu tard, la chasse d’eau pour engloutir la preuve de son méfait. Deacon ouvrit prestement la fenêtre de la cuisine et se mit frénétiquement à faire entrer de l’air frais ; mais Barry, beaucoup plus calme que ses deux compagnons, alluma le gaz sous la poêle sale, écrasa de l’ail dans la graisse crépitante et se mit en devoir de couper des oignons.

« Je me disais aussi, murmura-t-il avec résignation. Je ne me le pardonnerais pas s’ils vous arrêtaient également, Mike. Vous n’y êtes pour rien. »

Harrison changea de ton lorsqu’il devint clair à ses yeux que Deacon s’efforçait de le retenir indéfiniment sur le palier.

« Continuez comme ça, le prévint-il, et dans une demi-heure je suis de retour avec un mandat d’arrestation pour vous trois. Allons, laissez-moi entrer. J’ai besoin de parler de nouveau à Barry et votre petit numéro ne sert qu’à aggraver mes soupçons. Bon sang, qu’est-ce qui se passe là-dedans ? Barry n’est tout de même pas en train de se farcir votre petit copain ? »

Deacon le laissa passer.

« Vous devriez peut-être songer à prendre votre retraite, dit-il calmement. Même moi, je ne m’abaisserais pas à faire ce genre de remarque et pourtant je suis journaliste. »

Harrison le dévisagea avec un amusement teinté de lassitude.

« Vous n’êtes qu’un amateur, Mr Deacon. Un bleu pourrait vous en remontrer. »

L’odeur dans l’appartement était absolument insupportable, mélange de graisse brûlée, d’ail, d’oignons et de lotion après rasage dont Terry avait littéralement arrosé le canapé de Deacon. La porte de la cuisine était fermée et Terry et Barry, l’air pas très à l’aise, regardaient la télévision posée dans un coin.

L’inspecteur resta un instant sur le seuil, puis sortit ses cigarettes et en offrit une à Deacon.

« Ambiance intéressante », murmura-t-il d’une voix radoucie.

Deacon opina. Il accepta une cigarette avec un certain soulagement.

« L’inspecteur a encore quelques questions à poser à Barry, annonça-t-il à la cantonade. Il vaudrait peut-être mieux que nous nous esquivions une dizaine de minutes, Terry et moi. »

Harrison ferma la porte de l’appartement.

« Je préférerais que vous restiez, Mr Deacon. J’ai également quelques questions qui vous concernent.

— Mais pas Terry. » Deacon prit cinq livres dans sa poche et fit un signe de tête au garçon. « Il y a un pub au coin de la rue. On t’y rejoindra dès que nous aurons terminé. »

Terry secoua la tête.

« Pas question. Et si vous ne veniez pas, qu’est-ce que je ferais ?

— Pourquoi ne viendrions-nous pas ? »

Terry lança un regard soupçonneux à l’inspecteur.

« Il n’est pas ici pour passer le temps, Mike. À mon avis, il va de nouveau boucler Barry à cause de la Powell. J’ai pas raison, m’sieur Harrison ? »

L’inspecteur eut un haussement d’épaules évasif.

« J’aimerais avoir des réponses à deux ou trois questions supplémentaires, c’est tout. En ce qui me concerne, vous n’avez rien à voir avec ça, vous pouvez donc partir ou rester, cela m’est égal.

— Pas à moi, dit Deacon d’un ton ferme. Allez, mon petit vieux, du balai. Si nous ne sommes pas là-bas dans une demi-heure, tu n’auras qu’à revenir.

— Non, répliqua avec obstination l’adolescent. Je reste. Billy était un pote, comme toi et Barry, et on n’abandonne pas ses potes au moment où ils ont besoin de vous.

— Ça va bien ! fit Harrison avec impatience en se laissant aller sur une chaise et en se penchant vers Barry. Mrs Powell m’a donné une version quelque peu différente de la vôtre, mon cher ami. D’après elle, vous l’avez traquée pendant deux semaines et vous la terrorisez. Elle vous a vu au moins à deux reprises, elle m’a décrit jusqu’à la couleur de vos chaussures et elle nie catégoriquement qu’il y ait eu quelqu’un avec elle la nuit dernière ou qu’elle ait fait l’amour sur le tapis de son salon à deux heures du matin. Elle tient à ce que vous soyez en taule parce que, sans cela, elle a trop peur de rester chez elle. » Il se tourna vers Deacon. « Elle a aussi raconté dans le détail comment votre ami que voilà s’était introduit de force chez elle le jeudi soir et avait refusé d’en partir. Elle affirme que vous étiez ivre, violent et grossier, et que vous n’avez pas donné la plus petite explication sur votre visite. Alors ? Qu’est-ce qu’il y a donc entre cette femme et vous deux ? »

Un court silence suivit.

« Le fait est qu’elle n’est pas mal, dit lentement Deacon, et que j’avais beaucoup bu, mais elle se sert de ce que je lui ai dit le lendemain matin, à savoir que je n’avais aucun souvenir de ce qui s’était passé. » Il s’approcha de la télévision, l’éteignit, puis s’adossa au mur. « C’était vrai sur le moment, mais pas après un copieux petit déjeuner et plusieurs tasses de café. Elle peut à la rigueur s’en tirer en disant que je me suis introduit de force chez elle, vu que je me suis appuyé contre sa porte alors qu’elle l’ouvrait et qu’il lui aurait été difficile de me la claquer au nez. Mais je n’ai été ni violent ni grossier et rien ne l’empêchait d’appeler la police si elle avait peur de moi. Nous avons eu une brève conversation, après quoi je me suis endormi sur son canapé, et le lendemain matin elle a tenu à me préparer une tasse de café avant que je m’en aille. Je me suis tellement excusé que ça a fini par lui taper sur les nerfs et lorsque je lui ai demandé si je ne lui avais pas fait peur, elle m’a répondu que cela faisait belle lurette qu’elle n’avait plus peur de rien. » Il eut un léger sourire. « Elle peut m’accuser de lui avoir fait perdre son temps ou même de m’y être pris comme un manche – ses yeux se rétrécirent –, mais c’est tout. D’ailleurs, je suis rarement agressif sous l’effet de l’alcool, inspecteur. Seulement assommant.

— C’est vrai, intervint Terry. Hier soir, quand il était bituré, il nous a sorti, à Barry et à moi, qu’il aimerait bien avoir des enfants. Même qu’il pleurait comme une Madeleine. »

Deacon lui lança un regard désapprobateur.

« Je ne pleurais pas.

— Ben voyons ! » fit Terry avec un sourire mauvais.

Harrison ignora cet échange et se tourna vers Barry.

« Êtes-vous prêt à jurer que vous n’aviez jamais mis les pieds près de la maison d’Amanda avant la nuit dernière ? »

Barry rougit d’un air coupable.

« C’était la seule fois.

— Je ne vous crois pas. »

Le petit homme fut pris d’un tremblement nerveux.

« C’était la seule fois, répéta-t-il.

— Elle vous a décrit en détail, m’a dit à quel endroit vous vous trouviez. Comment aurait-elle pu le faire si elle ne vous avait pas vu ?

— Je n’en sais rien, répondit Barry d’une voix accablée.

— Quand a-t-elle dit l’avoir vu ? demanda Deacon.

— Elle n’est pas sûre des dates, mais la première fois, c’était il y a dix jours, et la seconde, trois jours plus tard. » Il tira un calepin de sa poche et le feuilleta. « Elle a déclaré qu’il s’agissait d’un homme petit, avec des lunettes, portant un anorak bleu, un pantalon gris et des chaussures de couleur claire, probablement en daim. À l’en croire, il se tenait devant la maison lorsqu’elle est arrivée en voiture et a filé au moment où elle tournait dans l’allée. Prétendez-vous encore que ce n’était pas vous, Barry ?

— Oui. » Il lança un regard suppliant à Deacon. « Cela ne peut pas être moi, Mike. Je n’y étais jamais allé auparavant. »

Deacon fronça les sourcils.

« Ce n’est pas l’impression que ça donne, fit-il remarquer en se demandant si Harrison n’avait pas raison en fin de compte. La description est plutôt précise.

— Eh ben, heureusement que je suis pas parti le boire, ce godet ! s’exclama Terry d’un ton dédaigneux. Sans moi, vous seriez perdus. » Il se tourna brutalement vers Barry. « Qu’est-ce que je vous ai dit dans la cuisine ? Que les types tristes mettaient des anoraks et les types encore plus tristes des groles en daim. Et qu’est-ce que vous m’avez répondu ? Que c’est dommage qu’on se soit pas rencontrés jeudi, parce que c’est ce jour-là que vous avez acheté vos godasses. Je vous le disais bien qu’elle était maligne, cette garce. Elle s’est débrouillée pour qu’un des flics lui donne une description de vous et l’a rebalancée à m’sieur Harrison ici présent. Si vous avez payé ces groles avec une carte de crédit, mon pote, alors vous êtes paré, hein ? Vous ne pouviez pas les avoir aux pieds il y a dix jours. »

La figure lugubre de Barry s’éclaira.

« Oui, c’est ce que j’ai fait. J’ai même gardé le ticket. Il est chez moi, dans ma chambre.

— Et combien d’autres paires de chaussures en daim possédez-vous ? demanda Harrison, nullement impressionné par la démonstration de Terry.

— Aucune, répondit Barry de plus en plus excité. Je me suis acheté celle-là comme cadeau de Noël parce que toutes les autres sont noires. Mike le sait. C’est lui qui m’a dit que les chaussures noires, c’était barbant à la longue.

— Oui, dit Deacon d’une voix songeuse. C’est exact. » Il se pencha et fit tomber sa cendre dans le cendrier sur la table basse, profitant de cette pause pour réfléchir à toute vitesse. « Décrivez-moi l’individu avec qui elle était la nuit dernière, Barry, celui dont elle nie qu’il se trouvait là.

— Je vous l’ai déjà dit, répondit Barry, mal à l’aise.

— Recommencez !

— Il était blond, bien fait… » Il tomba dans un silence embarrassé, peu désireux de se rappeler sa honteuse séance de voyeurisme. L’expérience avait depuis longtemps perdu tout attrait pour lui.

« Le signalement qu’il m’a donné cet après-midi, déclara Deacon à Harrison, était le suivant : grand, mince, blond, la peau bronzée avec un tatouage ou une tache de vin sur l’omoplate droite. Il ne le connaissait pas et cette description ne m’évoque rien, mais que diriez-vous si je vous apportais la preuve que cet homme existe et qu’Amanda Powell le connaît fort bien ? »

Harrison n’avait rien contre. Il gardait en mémoire la volée de bois vert qu’il avait reçue pour avoir osé mettre en doute la parole de celle-ci. Mais…

« Et après ?

— Cela pourrait vous inciter à lui demander pourquoi elle a menti à son sujet.

— Je vous le répète, et après ? Il n’y a aucune loi qui lui interdise de recevoir un homme chez elle et Barry aurait très bien pu l’apercevoir lors d’une des autres visites qu’il lui a rendues, d’après ce qu’elle affirme. L’existence de cet homme ne prouve strictement rien en elle-même.

— Bon, mais supposons un instant que Barry dise la vérité. Admettons qu’il ne se soit jamais rendu au domicile de Mrs Powell auparavant et qu’il ait effectivement vu un homme chez elle la nuit dernière. Vous n’avez pas envie de savoir pourquoi elle ment ? Moi, si. »

Harrison soutint un instant son regard.

« Mrs Powell est une femme très – il chercha le mot -convaincante. » Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais y renonça.

« Trop convaincante ? suggéra Deacon.

— Je n’ai pas dit cela. »

Deacon écrasa sa cigarette, puis alla jusqu’au téléphone et consulta le carnet d’adresses posé à côté. Il composa un numéro.

« Allô, Maggie, c’est Mike Deacon. Oui, je sais qu’il est tard, mais j’ai vraiment besoin de parler d’urgence à Alan. » Il attendit, puis sourit au combiné. « Oui, c’est encore moi, vieille branche. Comment te sens-tu ? » Il rit. « Elle t’a autorisé à boire un Bell’s. Alors ça va sûrement beaucoup mieux. Un petit service par téléphone, c’est tout. Je vais mettre le haut-parleur parce qu’il y a trois autres personnes dans la pièce et qu’elles sont également intéressées par ce que tu vas me dire, du moins je l’espère. Je voudrais que tu me décrives Nigel De Vriess. » Il pressa la touche haut-parleur et reposa le combiné.

« De quoi il a l’air, c’est ça ? aboya la voix râpeuse d’Alan Parker.

— Oui. Et aussi que tu confirmes que c’est la première fois que tu me fais cette description.

— Seulement si tu me dis de quoi il retourne. J’ai peut-être du plomb dans l’aile, mais je suis toujours journaliste. Que signifie tout ce micmac ?

— Je n’en suis pas encore sûr. Tu seras le premier à le savoir après moi.

— Alors c’est pas demain la veille. » Il eut un petit rire. « D’accord, c’est la première fois que je te fais sa description. D’après mes souvenirs, il a à peu près ma taille – soit un mètre soixante dix-huit –, des cheveux blonds, qu’il teint pour cacher les gris. Costumes noirs toujours impeccables, de chez Harrods probablement. Œillet blanc à la boutonnière. Beau gosse, onctueux. Pense à Roger Moore dans le rôle de James Bond et tu ne seras pas loin. Il y a autre chose que tu veux savoir ?

— On nous a donné le signalement d’un homme que je crois être lui. » La gaieté de Deacon se refléta dans sa voix. « Mais il était à poil à ce moment-là, ce qui fait que la manière dont il s’habille ne nous aide pas beaucoup. Il était décrit comme bronzé et portant un tatouage ou une tache de vin sur l’omoplate droite. Peux-tu confirmer l’un ou l’autre de ces faits ?

— Ah, pour le bronzage, je ne peux pas dire, mais il a, c’est certain, une tache de vin sur l’omoplate ! Si l’on en croit la légende, répandue par lui-même, elle aurait la forme du chiffre du diable – 666 –, ce qui expliquerait qu’il soit devenu millionnaire à l’âge de trente ans, le démon le protégeant et tout ce genre d’ânerie. Mais d’après une de ses poules, elle ressemblerait plutôt à une bite de chien. Comme je ne l’ai jamais vue, je serais bien incapable de dire qui a raison. » Sa voix se fit enjôleuse. « Allons, Mike. Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? Si jamais DVS est dans les choux et que tu l’as gardé pour toi, je te promets que j’aurais ta peau. J’ai des actions de cette fichue boîte.

— À ma connaissance, cela n’a rien à voir avec le boulot, Alan. » Après avoir renouvelé sa promesse de tenir son vieil ami au courant, Deacon raccrocha, puis se tourna vers Harrison avec un haussement de sourcils. « Cela fait cinq ans que les beaux-parents d’Amanda affirment qu’elle et Nigel De Vriess se sont entendus pour escroquer dix millions de livres à la banque Lowenstein et qu’ils ont ensuite assassiné son mari pour lui faire porter le chapeau. Personne, y compris la police, n’a jamais pris ces allégations au sérieux dans la mesure où il n’existait aucune preuve que Nigel et Amanda aient entretenu des contacts après le mariage de celle-ci. »

Harrison prit un instant pour digérer ce qu’il venait d’entendre.

« Il n’y en a pas plus aujourd’hui, fit-il observer. Je présume que tout ce que vient de dire votre ami est de notoriété publique. Qu’est-ce qui vous empêchait, vous ou Barry, d’aller pêcher des informations afin de vous en servir ensuite pour compromettre Mrs Powell ?

— Rien du tout, répondit Deacon d’une voix égale en allumant une nouvelle cigarette. En fait, c’est même exactement ce que j’avais l’intention de faire après Noël. À la première occasion, je comptais prendre rendez-vous avec De Vriess pour l’interviewer. Vous devez me croire sur parole, ma seule démarche pour me renseigner à son sujet, ç’a été d’inviter Alan Parker à prendre un verre dimanche dernier et de lui demander comment De Vriess avait financé l’achat de sa propriété dans l’Hampshire, question qui continue d’agiter les esprits – et la curiosité – de la famille Streeter.

— Et pour ma part, je n’avais même jamais entendu parler de lui avant la nuit dernière », déclara Barry non sans hésitation.

Deacon alla récupérer ses notes dans la cuisine et ferma prestement la porte à cause de l’odeur immonde, d’huile de moteur aurait-on dit, qui s’en échappait. Il tendit à Harrison l’article extrait du carnet du Mail et lui expliqua brièvement pourquoi il avait cherché ce genre de chose.

« Nous nous efforçons de trouver un lien entre Billy Blake et Amanda Powell, termina-t-il.

— Et vous y êtes parvenus ? »

Deacon ne broncha pas.

« Nous continuons d’y travailler. Comme je vous l’ai dit cet après-midi, le plus plausible, c’est que Billy était son mari. Mais nous ne pouvons pas le prouver. »

Il y eut une longue pause tandis que Harrison réfléchissait aux implications de ce que venait de lui raconter Deacon.

« Si Billy était James, alors les beaux-parents de Mrs Powell se trompent. Du moment qu’il était en vie au mois de juin, De Vriess et elle n’ont pas pu l’assassiner. » Deacon sourit.

« Même les amateurs que nous sommes ont songé à ça, à tel point que je commence à me demander si ce n’est pas le nœud de toute l’affaire. Au fond, c’est l’évidence même. »

Il reprit sa place contre le mur et expliqua longuement à Harrison pourquoi il pensait qu’Amanda avait saisi l’occasion que lui offrait la mort fortuite d’un inconnu dans son garage, lequel ressemblait étrangement à James Streeter, pour dissiper les derniers soupçons qui subsistaient quant à la possibilité qu’elle ait tué son mari et en même temps pour officialiser son statut de veuve.

« Mon seul rôle, j’imagine, était d’être le témoin objectif qui attirerait l’attention des autorités sur le problème, conclut-il. Mais elle doit être salement embêtée à l’heure qu’il est si elle pense que Barry les a vus ensemble, Nigel et elle. Elle ne peut pas se permettre qu’on la soupçonne d’avoir une liaison avec lui. »

Harrison sembla trouver ces arguments convaincants et lui demanda s’il pouvait lui emprunter la photo d’identité de Billy et celle du jeune James Streeter.

« Comment croyez-vous qu’elle réagira ? » interrogea-t-il en fourrant les photos dans la poche de son manteau.

Deacon se contenta de secouer la tête.

« Je n’en ai pas la moindre idée », répondit-il avec franchise en songeant à la manière dont elle lui avait enfoncé ses ongles dans le menton lorsqu’il avait lui-même abordé le sujet.

« Pourquoi t’as pas parlé à m’sieur Harrison de ce mec, Fenton, qui serait Billy ?

— Un scoop, tu sais ce que c’est ?

— Bien sûr.

— Alors voilà pourquoi je ne lui en ai pas parlé.

— Ouais, mais, en attendant, vous ne lui avez raconté que des conneries. Amanda n’est pas idiote. Elle n’a sûrement pas cru que ce serait aussi fastoche que James soit déclaré mort. Les flics, il leur faut un sacré paquet de preuves et pas seulement deux malheureuses photos. »

Deacon sourit.

« Elle m’a dit que j’étais un homme intelligent quand je lui ai exposé cette théorie.

— Elle te botte ?

— Qu’est-ce qui te fait croire une chose pareille ?

— Sinon, pourquoi tu aurais eu envie de pioncer sur son canapé ? »

Deacon se frotta la joue.

« Elle a les mêmes yeux bleus que ma mère, répondit-il d’un air pensif. J’avais le cafard. »

Harrison fit un saut au commissariat avant de se rendre chez Amanda. Il prit quelques informations auprès de ses collègues, puis passa un coup de fil à l’agent Dutton dans le Kent. Avait-il averti Mrs Powell que Barry Grover avait été relâché ? Oui. Et quels renseignements lui avait-il fourni au sujet de Grover ? Une description complète, répondit-il, ainsi que des détails sur les circonstances de son arrestation. Avait-il eu tort ? Le fax ne contenait aucune consigne particulière et Mrs Powell avait fait valoir avec bon sens qu’elle avait besoin de savoir à quoi il ressemblait au cas où il l’importunerait de nouveau.

Harrison était plutôt de mauvais poil lorsqu’il arriva à La Résidence.

La femme policier qui prenait soin d’Amanda le temps que Harrison aille de nouveau interroger Barry vint ouvrir la porte.

« Où est-elle ? demanda l’inspecteur en l’écartant de son chemin.

— Dans le salon.

— Parfait. J’ai besoin d’un témoin. Vous prendrez note de tout ce qu’elle dira et si vous bronchez une seule fois pendant que je lui parle, je vous promets que vous le regretterez. Pigé ? » Il ouvrit la porte du salon d’un coup d’épaule et s’assit sur le canapé en la regardant droit dans les yeux. « Vous m’avez menti, Mrs Powell. »

Elle eut un mouvement de recul.

« Il y avait bien un homme dans cette maison la nuit dernière. »

Elle se pencha et remua les pétales de roses dans la coupe, ravivant l’odeur sous ses doigts minces.

« Vous vous trompez, inspecteur. J’étais seule. »

Il fit comme s’il n’avait pas entendu.

« Nous avons pratiquement identifié votre – il choisit le terme avec soin – compagnon comme étant Nigel De Vriess. Niera-t-il aussi s’être trouvé là ? »

Quelque chose changea au fond des yeux de son interlocutrice et il la sentit se hérisser. Elle lui fit soudain penser à un chat siamois acariâtre que possédait autrefois sa grand-mère. Tant qu’on ne s’en approchait pas, c’était parfait ; mais dès qu’on essayait de le toucher, il se mettait à griffer et à cracher. Un jour qu’il lui avait lacéré le visage, sa grand-mère s’était décidée à le faire piquer. « Tout ce qui brille n’est pas or », avait-elle déclaré sans regret.

« J’imagine, répondit Amanda.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Cela fait si longtemps que je suis incapable de le dire.

— C’était avant ou après la disparition de votre mari ?

— Avant. » Elle haussa les épaules. « Bien avant.

— Donc, si je demande à sa petite amie où se trouvait Nigel la nuit dernière, elle me répondra probablement qu’il était à la maison avec elle ? »

Le bout de sa langue rose pointa entre ses lèvres pour les humecter.

« Je l’ignore.

— Eh bien, je vais le lui demander, Mrs Powell, et je suis sûr qu’elle voudra savoir pourquoi je lui pose la question. »

Elle haussa de nouveau les épaules.

« Je ne me soucie ni de l’un ni de l’autre.

— Alors pourquoi étiez-vous si déterminée à discréditer Barry Grover ? »

Elle ne répondit pas.

Harrison plongea une main dans sa poche.

« Parlez-moi de Billy Blake, demanda-t-il. L’avez-vous reconnu lorsque vous l’avez trouvé dans votre garage ? »

Elle accueillit ce changement de tactique avec un léger froncement de sourcils.

« Billy Blake ? fit-elle en écho. Bien sûr que non. Comment aurais-je pu le reconnaître ? Je ne l’avais encore jamais vu. »

Il sortit les deux photographies qu’il avait empruntées et les aligna avec soin sur la table basse.

« Le même homme ? » suggéra-t-il.

Elle en éprouva un choc si intense qu’il ne doutât pas une seconde de sa sincérité. Quoi qu’elle ait pu faire par ailleurs, pensa-t-il, jamais il ne lui était venu à l’esprit, de toute évidence, qu’on puisse prendre Billy Blake pour son mari disparu.

Mais Deacon avait omis de mentionner qu’elle l’avait entendu formuler cette même hypothèse le jeudi soir.

Deacon reposa le combiné, une lueur amusée dans ses yeux noirs.

« Harrison est furieux qu’on l’ait fait cavaler pour rien. Apparemment, Mrs Powell en est restée comme deux ronds de flan quand il lui a montré les photos.

— Pas étonnant, s’exclama Terry. Comme dit Barry, si l’on met de côté la différence d’âge, il faut un ordinateur pour les distinguer. Peut-être qu’elle a balisé en se disant qu’après tout, ça pouvait être James tout de même.

— Non, répondit lentement Deacon, elle n’a pas eu un battement de paupières quand je lui en ai parlé. Elle a toujours su que ce n’était pas lui, alors pourquoi avoir fait ce numéro à Harrison ? » Il consulta sa montre. « Je m’en vais, dit-il brusquement. T’as qu’à regarder un film jusqu’à ce que je rentre.

— Où est-ce que tu vas ? demanda Terry.

— Aucune importance.

— Tu as l’intention de te rincer l’œil comme ce vieux Barry, hein ? Tu vas te glisser dans son jardin et attendre qu’elle se fasse tringler par Nigel. »

Deacon le toisa.

« Tu as un petit esprit vicieux, Terry. À moins que l’inspecteur Harrison soit myope comme une taupe, cela fait longtemps que Nigel De Vriess a filé. » Il pointa un doigt vers le garçon. « J’en ai pour deux heures tout au plus, alors tiens-toi tranquille. Si tu fais la moindre bêtise pendant que j’ai le dos tourné, je t’écorche vif. »

Terry lança un regard songeur dans la direction de Barry.

« En ce qui me concerne, t’as pas de souci à avoir, Mike. »

Il n’y avait guère de circulation à cette heure tardive et il ne lui fallut qu’une demi-heure pour traverser la Cité et longer la Tamise jusqu’à l’île-aux-Chiens. Il gardait un œil circonspect sur le rétroviseur, regrettant d’avoir ouvert une seconde bouteille de vin. Des lumières brillaient dans la maison d’Amanda et il joua un instant avec l’idée de faire ce qu’avait imaginé Terry en contournant discrètement la bâtisse pour regarder par les fenêtres du salon. Le projet était plus plaisant qu’il ne voulait bien l’admettre, mais il y renonça de crainte des conséquences. Au lieu de cela, il accomplit une des prophéties de Billy : « Jamais vous n’agirez à votre guise parce que la volonté de la tribu est plus forte que la vôtre. »

Il pressa la sonnette de la porte d’entrée et écouta le bruit des pas dans le hall. Il y eut un bref silence tandis qu’elle rivait un œil au judas.

« Je n’ouvrirai pas, Mr Deacon, dit-elle de l’autre côté de la porte, je vous suggère donc de partir avant que j’appelle la police.

— Ça m’étonnerait qu’elle vienne, répondit-il en se penchant, un sourire aimable aux lèvres, vers le trou d’épingle. Elle en a par-dessus la tête de nous. À cette minute, elle se demande lequel des deux est le plus menteur, même si vous semblez l’emporter d’une courte tête. L’inspecteur Harrison n’a guère apprécié votre refus d’admettre que Nigel De Vriess se trouvait dans cette maison la nuit dernière.

— Il n’y était pas.

— Barry l’a vu.

— Votre ami est un malade. »

Il appuya son épaule contre la porte et prit une cigarette.

« Il est seulement un peu déboussolé, tout comme moi. J’étais bien loin de me douter que je vous avais causé une telle frayeur jeudi soir, Amanda, alors que vous vous êtes montrée si prévenante le lendemain matin. » Il marqua une pause dans l’attente d’une réponse. « L’inspecteur Harrison a été surpris que vous n’ayez pas appelé la police lorsque je me suis endormi sur le canapé. C’est ce qu’auraient fait la plupart des femmes face à un intrus violent et grossier.

— Que voulez-vous, Mr Deacon ?

— Causer. De préférence à l’intérieur, il y fait plus chaud. J’ai découvert qui était Billy. »

Il y eut un long silence, puis la chaîne cliqueta et elle ouvrit la porte. L’entrée était vivement éclairée et il resta interdit en la voyant. Elle paraissait souffrante. Ses traits étaient tirés, livides et elle ne ressemblait en rien à la femme resplendissante dans sa robe jaune qui l’avait ébloui trois jours plus tôt.

Il fronça les sourcils.

« Vous vous sentez bien ?

— Oui. »

Elle le dévisagea de manière étrange, comme si elle s’attendait à voir une réaction dans ses yeux et se détendit visiblement en constatant qu’il n’en était rien.

« Vous feriez mieux d’entrer. »

Il parcourut le hall du regard et remarqua une valise au bas des marches.

« Vous partez ?

— Non, je rentre juste de chez ma mère.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien. »

Il la suivit dans le salon et nota aussitôt l’absence du parfum des roses. À la place, la fenêtre était ouverte et l’odeur de pourriture s’exhalant des berges découvertes du fleuve semblait flotter dans l’air du soir.

« Ça doit être la marée basse, dit-il. Vous auriez mieux fait de garder un des appartements de Teddington. Le niveau est toujours le même au-delà des écluses. »

Le peu de couleur qui lui restait disparut de son visage.

« De quoi parlez-vous ?

— De l’odeur. Pas très agréable. Vous devriez fermer la fenêtre. »

Il s’assit sur le canapé et alluma une cigarette tout en la regardant projeter du déodorant dans la pièce puis malaxer les fleurs séchées pour disperser leur arôme.

— C’est mieux ? demanda-t-elle.

— Vous ne le sentez pas ?

— Pas vraiment. Je suis si habituée. » Elle s’installa dans le fauteuil en face. « Allez-vous me dire qui est Billy ? »

Le tic battait furieusement au coin de sa bouche et il se demanda pourquoi elle paraissait si agitée et si terriblement pâle. En dépit de ce qu’il avait raconté à Harrison, ce n’était pas le fait que Barry l’ait aperçue par hasard avec Nigel De Vriess qui pouvait suffire à accréditer la théorie du complot des Streeter. Il avait été impressionné par son sang-froid et de voir qu’elle en manquait à présent le laissait perplexe. Le paradoxe était qu’il la trouvait infiniment moins attirante dans le désespoir – au point qu’il se demandait comment il avait bien pu la désirer –, mais nettement plus sympathique.

La vulnérabilité était un trait de caractère qu’il connaissait et comprenait.

« Un certain Peter Fenton. Vous vous souvenez probablement de cette affaire. Diplomate, soupçonné d’être un espion, il a disparu de chez lui en 1988 et personne ne l’a jamais revu. Du moins, sous le nom de Peter Fenton. »

Elle ne dit rien.

« Ça n’a pas l’air de vous faire beaucoup d’effet. »

Elle pressa ses mains contre ses lèvres et il comprit que, si elle se taisait, c’était davantage parce qu’elle ne pouvait pas parler que parce qu’elle ne le voulait pas.

« Pourquoi est-il venu ici ? murmura-t-elle au bout d’un moment.

— Je l’ignore. J’espérais que vous pourriez me l’apprendre. Est-ce que vous ou James le connaissiez ? »

Elle secoua la tête.

« En êtes-vous sûre ? Vous connaissiez tous les amis de James ?

— Oui. »

Deacon tira de sa poche l’article du Mail sur De Vriess et le lui tendit.

« Billy a lu ça trois semaines avant de trouver la mort dans votre garage. Je suppose qu’il est allé à Halcombe House dans l’intention d’obtenir de Nigel l’adresse d’Amanda Streeter parce qu’il ne savait pas que vous vous appeliez Amanda Powell, ni que vous habitiez et travailliez à un kilomètre à peine de l’endroit où il avait l’habitude de dormir. » Il réfléchit un instant et, en l’absence de cendrier, fit tomber sa cendre dans sa main. « Le fait qu’il soit venu ici signifie forcément que Nigel la lui a donnée, ce qui laisserait à penser que votre amant est un peu fumier sur les bords, Amanda. D’une part pour avoir refilé votre adresse au premier vieil alcoolo qui la lui demandait et ensuite pour ne pas vous avoir prévenue que vous pouviez vous attendre à une visite. Il ne vous a rien dit, n’est-ce pas ? »

Elle se lécha les lèvres.

« Comment savez-vous que Billy a lu cet article ? »

Deacon mentit.

« Un des types à l’entrepôt me l’a dit. Alors qu’est-ce que tout ça signifie ? Pourquoi Peter Fenton était-il si désireux de trouver Amanda Streeter ? Et pourquoi Nigel l’a-t-il aidé ? Est-ce qu’eux-mêmes se connaissaient ? »

Elle se frotta les tempes, les doigts tremblants.

« Je l’ignore.

— D’accord, prenons les choses autrement. Qu’est-ce que Fenton savait sur vous pour qu’il se soit lancé à votre poursuite en lisant votre nom dans le journal ? Peut-être cela avait-il trait à vous et à Nigel et Nigel s’est-il empressé de le convaincre de s’adresser à vous ? »

Elle se recula dans son fauteuil et ferma les yeux.

« Billy ne m’a absolument rien dit. Je ne savais pas qu’il était là jusqu’à ce qu’il soit mort. J’ignore qui il est et ce qu’il faisait chez moi. Et aussi pour quelle raison… » Elle se tut.

« Continuez.

— Je ne me sens pas bien. »

Il jeta un regard vers la fenêtre.

« Parlez-moi de Nigel. Pourquoi aurait-il donné votre adresse à Fenton sans vous en informer ?

— Je n’en sais rien. » Elle secoua la tête, l’air inquiet. « Qu’est-ce qui vous dit qu’il le connaissait sous le nom de Peter Fenton ? C’est Billy Blake qui est mort dans mon garage.

— D’accord. Pourquoi aurait-il donné votre adresse à Billy ?

— Je n’en sais rien, répéta-t-elle. Quel genre d’homme était-ce ? » Elle ouvrit tout grands les yeux et il eut peur qu’elle se mette à vomir.

« Si vous voulez parler de Billy, un brave type. » Il tira un mouchoir de sa poche. « Je préférerais que vous vous reteniez, murmura-t-il avec un léger sourire, mais en cas de besoin, vous savez où se trouvent les toilettes. » Il attendit que la crise fût passée. « Selon un psychiatre qui l’a rencontré à trois reprises, c’était à moitié un saint, à moitié un fanatique. J’ai lu une transcription d’une partie de leurs entretiens. Billy croyait au salut des âmes, à la mortification de la chair, mais il pensait qu’il était lui-même damné. » Il l’étudia un instant. « Compte tenu de ce que je sais de lui, à travers Terry Dalton – un adolescent pour lequel il s’était pris d’affection et qu’il protégeait –, je dirais que c’était un homme d’honneur, intègre en dépit de ses soûleries et de ses menus vols.

— Et alors, pourquoi serait-il venu ici ? »

Deacon se leva et marcha jusqu’à la fenêtre pour jeter son mégot dans le jardin. L’air qui entrait était pur et agréable, avec des relents d’effluves marins. Il se tourna, replongeant dans l’atmosphère écœurante du maigre décor minimaliste, et commença à comprendre pourquoi elle garait toujours sa voiture dans l’allée, vaporisait dans la pièce du déodorant à la rose et, en dernière instance, pourquoi, six mois après sa mort, elle avait fait des pieds et des mains pour savoir qui était son hôte inattendu. Il en avait déjà eu l’intuition auparavant, mais sans y croire vraiment. Il porta le revers de sa main à ses narines et vit une lueur briller dans les yeux de son interlocutrice parce qu’il avait eu la réaction à laquelle elle s’attendait lorsqu’il avait pénétré dans la maison.

« Que lui avez-vous fait Amanda ?

— Rien. Si j’avais su qu’il était là, je l’aurais aidé comme je vous ai aidé. »

Elle avait sacrément bourré le mou à Harrison ces dernières heures, mais jouait-elle encore la comédie ? Deacon ne le pensait pas, quoiqu’il fût mauvais juge en la matière.

« Pourquoi avez-vous menti à Harrison au sujet de Barry et de moi ? » demanda-t-il en ouvrant toutes grandes les fenêtres pour laisser pénétrer l’air glacé. Tout valait mieux que cette odeur de mort douceâtre, écœurante.

Elle secoua la tête, déconcertée par ce brusque changement de cap.

« Les Streeter ont-ils raison ? Avez-vous commis l’escroquerie, Nigel et vous, et assassiné James ensuite ? »

Elle abaissa le mouchoir qu’elle tenait.

« C’est James qui l’a commise. Tout le monde le sait, excepté sa famille. Ils étaient tellement fiers de sa réussite dans la vie qu’ils ont fini par oublier comment il était réellement. Il les méprisait, les fuyait comme la peste de peur que leur pauvreté de petits épargnants ne déteigne sur lui. » Elle semblait pleine d’amertume. « Il ne songeait qu’à se remplir les poches, était sans cesse à l’affût de tuyaux sur des actions dont la valeur pourrait doubler du jour au lendemain. Je n’ai jamais été aussi peu surprise que lorsque la police m’a annoncé qu’il avait volé dix millions de livres.

— Où a-t-il trouvé les connaissances nécessaires pour contourner le système informatique ? Est-ce que Marianne Filbert l’a aidé ? »

Amanda haussa les épaules.

« Probablement. Qui d’autre aurait pu le faire ?

— Nigel De Vriess ? suggéra-t-il. Il est difficile de considérer comme une simple coïncidence le fait qu’il ait acheté Softworks après la disparition de James et de Filbert. »

Elle appuya la tête contre le dossier de son fauteuil.

« Si Nigel était impliqué, dit-elle d’un ton las, alors il a effacé ses traces avec une habileté remarquable. Il a été interrogé comme n’importe qui d’autre, mais tous les indices désignaient James. Je regrette que les Streeter ne soient pas capables de l’admettre, mais c’est la vérité.

— Si vous détestez tellement James, pourquoi êtes-vous encore mariée à lui ?

— Je ne tenais pas à un surcroît de publicité. Et à quoi bon divorcer si l’on n’a pas l’intention de se remarier ? » Contre toute attente, elle se mit à sourire. « Il y a une explication simple à tout, Mr Deacon, même à cette maison. Lowndes, la société qui a construit les appartements de Teddington, a aussi construit cette résidence. Je leur ai proposé un échange. La possession pleine et entière de l’emplacement de Teddington contre cette maison. Et c’était tout à leur avantage. Convertir l’école était une chose facile car j’avais déjà dessiné les plans et obtenu les permis de construire, et les appartements ont été vendus avant même d’avoir été terminés. Lowndes a eu bien plus de mal avec ces maisons parce qu’ils en demandaient un prix trop élevé et qu’en 1991, le marché de l’immobilier était en plein marasme. Vous ne me croirez peut-être pas, mais je leur ai fait un cadeau en les débarrassant de celle-ci. » Sa voix redevint amère. « Si la banque n’avait pas menacé de me couper les vivres à cause des incertitudes concernant James, j’aurais fait une bien meilleure affaire en allant jusqu’au bout de la rénovation plutôt qu’en acceptant cette maison à la place. »

Les explications étaient-elles toujours aussi simples ? Pourquoi ne s’était-elle pas battue avec plus d’énergie pour faire aboutir son projet ? Elle n’était manifestement pas du genre à se laisser avoir. Et après avoir réussi à se disculper de l’accusation de complicité de vol…

« Vous m’avez dit que Billy aimait vivre le plus près possible de la Tamise, déclara-t-il, mais il en va de même pour vous. Teddington se trouve au bord de la Tamise. Cette maison aussi. Votre bureau également. Est-il possible que ce soit le lien qui vous unisse ? »

Elle porta le mouchoir à sa bouche. Son visage était toujours sans couleur, hormis le bleu de ses yeux, qui suivaient chacun des mouvements qu’il faisait.

« Si je connaissais la réponse à cela… » Elle marqua une pause. « Je pensais… enfin, j’espère que c’est suffisant pour l’identifier. Si je pouvais faire graver le vrai nom sur la plaque… » Elle se tut.

« Il reposerait en paix ? »

Elle hocha la tête.

« Ce n’est pas toujours ainsi, vous savez. » Elle désigna la fenêtre d’un geste malheureux. « C’est encore pire depuis que vous êtes venu ici.

— Vous a-t-il parlé ?

— Non.

— J’ai eu l’impression de l’entendre, dit Deacon d’un ton neutre. Ou bien alors je rêvais. “Dévorateur de ton parent, voici que reprennent tes indescriptibles tourments.” C’est ce que j’ai entendu.

— Pourquoi Billy aurait-il dit cela ?

— Je ne sais pas. Il était obsédé par la religion. Il est possible, à mon avis, qu’il ait tué quelqu’un et que ce soit pour cette raison qu’il se croyait damné. Apparemment, sa femme et lui étaient certains de finir en enfer. » « Ma propre rédemption ne m’intéresse pas… » Celle de qui alors ? De Verity ? D’Amanda ? Il l’observa avec curiosité. « Il prêchait aux autres le repentir, mais semblait voir son propre salut sous la forme d’une main divine plongeant dans un abîme sans fond pour l’en tirer. Il affirmait qu’il n’y avait pas d’autre échappatoire à l’enfer que la miséricorde de Dieu. »

Elle serra le mouchoir et le roula en boule dans sa main.

« Qu’est-ce que cela a à voir avec moi ? »

Ou moi, pensa Deacon. D’où me vient le sentiment que mon sort est indissolublement lié à celui de Billy Blake ?… Il disait que cette ville était une poubelle… J’ai vu des hommes succomber à une mort violente… Toute cette flotte lui faisait penser à du sang… Elle balance ses ordures dans le fleuve pour contaminer les coins encore à peu près intacts qui se trouvent plus loin…

« J’ai besoin de parler à Nigel De Vriess, lança-t-il brusquement. S’il a donné votre adresse à Billy, celui-ci lui a sans doute dit pourquoi il la voulait – il s’arrêta pour réfléchir –, encore que cela n’explique pas pourquoi De Vriess ne vous a pas prévenue. » Il esquissa un sourire. « Je croirais volontiers qu’il ne vous aime pas beaucoup, Amanda, si Barry n’avait pas été témoin de vos petits exercices de la nuit dernière. »

Elle eut un haussement d’épaules indifférent.

« Votre ami a fort bien pu s’imaginer des choses sur ce qu’il a vu par ma fenêtre. Ce qu’il a fait à ma photographie est absolument dégoûtant. Reconnaissez que ce n’est pas un témoin très fiable. »

Deacon serra son manteau contre lui. Il régnait un froid de canard, même si Amanda ne semblait pas en être affectée.

« Non. Je le trouve extrêmement fiable au contraire pour tout ce qui concerne le visuel. La théorie du complot des Streeter est-elle exacte ? Est-ce pour cela que vous estimez si indispensable de continuer à nier que Nigel était là ?

— Vous m’avez déjà posé cette question et je vous ai déjà donné ma réponse.

— Avez-vous le téléphone de De Vriess ?

— Bien sûr que non. Cela fait cinq ans que je ne l’ai pas vu. »

Il laissa échapper un petit rire.

« Alors j’espère, dans votre intérêt, qu’il est aussi doué que vous pour mentir. Vous êtes bien trop distinguée pour avoir l’air ridicule. » Il leva une main en guise d’adieu. « Bon Noël, Amanda.

— Bon Noël, Mr Deacon. »

Elle lui redonna son mouchoir.

« Gardez-le. Quelque chose me dit que vous en aurez plus besoin que moi. »