9

« À présent, dit Lawrence lorsqu’ils furent installés à une table avec des boissons devant eux, peut-être Terry daignera-t-il me dire ce que je fais ici. »

Terry éluda la question en piquant du nez dans son verre. « C’est très simple…, commença Deacon.

— Dans ce cas, j’aimerais que Terry me l’explique lui-même, l’interrompit le vieil homme avec une surprenante fermeté. J’adore la simplicité, Michael, mais jusqu’ici vous n’avez fait que m’embrouiller les idées. Je doute fort que Terry soit ce qu’il prétend, ce qui signifie que nous risquons, vous et moi, d’être considérés de facto comme des complices par assistance au cas où il se serait rendu coupable d’un quelconque délit. »

Une expression résignée apparut sur le visage de Terry. « Je savais bien que c’était une mauvaise idée, dit-il à Deacon d’un air sombre. Et d’abord, je pige rien à ce qu’il raconte. C’est comme avec Billy. Fallait toujours qu’il se serve de mots auxquels on n’entravait que pouic. Je lui ai demandé un jour d’arrêter de parler chinois et il s’est mis à se gondoler comme si c’était la meilleure blague qu’il ait jamais entendue. » Ses yeux clairs fixèrent Lawrence. « Les gens font tout un tas de chichis à propos de leur nom, dit-il d’un ton venimeux, mais qu’est-ce que ça a de si important, un putain de nom ? Et si on y réfléchit, qu’est-ce que ça a de si important, l’âge d’un clampin ? C’est l’âge avec lequel on agit qui compte, pas celui qu’on a. D’accord, je m’appelle peut-être pas Terry et j’ai peut-être pas dix-huit ans, mais ça me plaît comme ça parce que les gens sont obligés de me respecter. Un jour, je serai quelqu’un et les types de votre espèce voudront savoir qui je suis et pas comment je m’appelle. L’important, c’est moi – il se frappa la poitrine au-dessus du cœur –, pas mon nom. »

Deacon offrit une cigarette à Terry.

« Il n’y a aucun délit là-dedans, Lawrence, dit-il d’un ton neutre.

— Qu’en savez-vous ?

— Je te l’avais dit ! intervint Terry, furieux. Ces avocats, ce sont tous des enfoirés. Voilà qu’il me traite de menteur, à présent. »

Deacon eut un geste d’apaisement.

« Terry s’est enfui il y a deux ans d’un foyer et il ne veut pas y retourner parce que le directeur est un pédophile. Pour éviter d’être réexpédié là-bas, il s’est vieilli de quatre ans et a vécu dans un squat sous un faux nom. C’est aussi banal que ça. »

Lawrence claqua la langue avec impatience, sans s’émouvoir de l’attitude de Terry à son égard.

« Parce que vous trouvez ça banal, vous, un enfant qui vit dans des conditions abominables, sans affection ni surveillance parentales pendant deux des années les plus cruciales de sa vie ? Peut-être est-il nécessaire que je vous rappelle, Michael, qu’il y a quelques heures seulement, vous disiez vouloir être père. » Il leva une main maigre et diaphane vers Terry. « Ce jeune homme n’est pas un chien perdu qu’il suffirait d’abandonner à ses propres expédients maintenant que vous avez empêché la police d’exercer les responsabilités qui sont les siennes. Il a besoin de l’attention et de la protection qu’une société civilisée…

— Y avait Billy, le coupa Terry d’un ton féroce. Il faisait attention à moi. »

Lawrence le regarda un instant, puis tira de son portefeuille la photographie que Deacon lui avait donnée.

« C’est de lui que tu parles ? »

Terry jeta un coup d’œil au visage blême, puis tourna la tête.

« Ouais.

— Cela a dû te faire de la peine de le perdre.

— Pas plus que ça. » Il baissa la tête. « Il était pas si super. La moitié du temps, il était complètement à côté de ses pompes et c’est moi qui faisais attention à lui.

— Mais tu l’aimais ? »

L’adolescent serra les poings.

« Si vous insinuez que Billy et moi, on était des pédales, je vais vous en coller une !

— Mon cher enfant, murmura d’une voix douce le vieil homme, jamais une telle chose ne m’a effleuré l’esprit. J’ose à peine imaginer dans quel monde tu vis, si des hommes n’ont même pas le droit de se témoigner de l’affection par crainte de ce que penseraient les autres. Il y a des centaines de manières d’aimer une personne et une seule est sexuelle. Je suppose que tu aimais Billy comme un père et, à la façon dont tu le décris, qu’il t’aimait comme un fils. Est-ce donc si honteux que tu te sentes obligé de le nier ? »

Terry ne répondit pas et le silence s’installa. Deacon finit par le rompre afin de dissiper l’atmosphère de malaise.

« Bon, je ne sais pas ce qu’il en est de votre côté, mais pour ma part j’ai très mal dormi la nuit dernière et je préférerais en rester là. Mon opinion est que Terry est un gosse dégourdi et bourré de qualités – il a certainement plus de bon sens que j’en avais à son âge. J’ai chez moi un lit qui ne sert pas, je me prépare à passer un Noël sinistre et un peu de compagnie ne me déplairait pas. Qu’en penses-tu, Terry ? Mon appartement ou l’entrepôt pour les quelques jours qui viennent ? Nous pourrions nous distraire un peu en laissant à Lawrence le soin de s’occuper du long terme.

— T’as dit que t’avais rien à becqueter, marmonna-t-il d’une voix revêche.

— En effet. Ce soir nous irons chercher des plats à emporter et demain nous achèterons une dinde.

— Sauf que tu ne tiens pas vraiment à ce que je sois là. C’est seulement parce que Lawrence t’a sorti que tu ferais un père minable que l’idée t’est venue.

— Exact, mais elle m’est venue tout de même, alors quelle est la réponse ? » Il observa la tête baissée du garçon. « Écoute, espèce de petit crétin, jusqu’ici je ne m’en suis pas si mal tiré pour arranger tes affaires. D’accord, je ne connais rien à la manière d’élever les enfants, mais un petit merci pour le mal que je me suis donné ne serait pas de trop. »

Terry releva soudain la tête avec un grand sourire.

« Merci p’pa. T’as été sensas. On pourrait pas prendre des plats indiens ? »

Une lueur de triomphe passa dans les yeux du garçon, trop vite pour que Deacon s’en aperçoive. Mais elle n’avait pas échappé à Lawrence. Plus vieux et plus sage, il l’avait guettée.

* *
*

Lawrence déclina l’offre de Deacon de le reconduire, mais prit note de l’adresse d’Islington au cas où la police le contacterait. Il conseilla à Terry d’utiliser ces quelques jours de répit pour décider s’il avait vraiment intérêt à retourner à l’entrepôt, l’avertit que son âge et son identité seraient fatalement découverts s’il devait témoigner dans le procès de Denning et lui suggéra de régulariser lui-même sa situation avant d’être forcé de le faire. Après quoi, il pria l’adolescent de lui appeler un taxi du téléphone qui se trouvait au bar et, profitant de ce que l’adolescent ne pouvait pas l’entendre, il avertit Deacon contre les dangers de la naïveté.

« Gardez une saine méfiance, Michael. N’oubliez pas le genre d’existence qu’a menée Terry et combien vous en savez peu sur son compte. »

Deacon esquissa un sourire.

« J’avais peur que vous ne vouliez que je le serre sur mon cœur avec des transports d’affection. Pour la méfiance, ça devrait aller : c’est encore ce que je connais le mieux.

— Oh, je ne pense pas que vous soyez aussi endurci que vous semblez le croire. Vous avez avalé sans sourciller tout ce qu’il vous a dit.

— Parce qu’il mentait, selon vous ? »

Lawrence haussa les épaules.

« Au cours de cette conversation, nous n’avons pas cessé de parler d’homosexualité et j’avoue que cela me tracasse. Si vous l’emmenez chez vous, vous serez à la merci d’une accusation de tentative de viol. Et il ne vous restera pas d’autre solution que de lui donner tout l’argent qu’il vous demandera. »

Deacon fronça les sourcils.

« Allons, Lawrence, il suffit d’aborder le sujet pour qu’il devienne complètement paranoïaque. Il ne m’a jamais laissé l’approcher d’assez près pour que je puisse seulement le toucher, comment pourrait-il m’accuser de viol ?

— De tentative de viol, mon cher, et voyez comme sa paranoïa a été efficace. Il a réussi à vous persuader que vous ne couriez aucun risque en l’hébergeant, ce qui, je dois dire, n’est pas le genre de choses qui m’enchanterait.

— Alors pourquoi m’y avez-vous encouragé ? »

Lawrence poussa un soupir.

« Vous m’avez mal compris, Michael. J’espérais vous convaincre tous les deux qu’il valait mieux que Terry réintègre son foyer. » Tout en parlant, il observait l’adolescent. La barman essayait de lui donner un annuaire dont il semblait ne pas vouloir. « Dites-moi, quelle sera votre réaction lorsqu’il se mettra à hurler en lacérant ses vêtements et à vous menacer de courir chez les voisins avec des histoires d’enlèvement et d’agression sexuelle ?

— Pourquoi ferait-il un truc pareil ?

— Parce que ce ne serait pas la première fois, je présume, et qu’il connaît la musique. Je vous assure, vous ne devriez pas vous embarquer dans une telle aventure les yeux fermés.

— Bon sang ! fit Deacon en posant sa tête dans ses mains d’un air abattu. Et que voulez-vous que je fasse à présent ? Que j’envoie balader ce petit fumier ? »

Lawrence se mit à rire.

« Allons, allons ! Vous n’allez pas vous décourager pour si peu. L’acte le moins charitable, mais probablement le plus sensé, serait de le ramener à la police et de laisser les assistantes sociales se charger de son cas, mais cela paraîtrait extrêmement cruel, alors que vous lui avez offert de passer Noël chez vous. Après tout, un homme averti en vaut deux. À mon avis, vous devriez honorer l’invitation que vous avez faite à ce pauvre enfant, mais en vous tenant en permanence à une distance respectueuse.

— Décidez-vous, maugréa Deacon. Il y a à peine une minute, celui que vous appelez ce pauvre enfant ne songeait qu’à me soutirer des millions.

— L’un n’exclut pas l’autre. Ce n’est qu’un adolescent mal aimé, sans éducation qui, au cours d’une vie rude, a appris quelques tours de passe-passe grâce auxquels il arrive à se vêtir, à manger, à boire et à se droguer. À la vérité, peut-être êtes-vous exactement le genre de personne capable de le ramener dans le droit chemin.

— Il est beaucoup trop malin pour moi, répondit Deacon d’une voix morne.

— Sûrement pas, murmura Lawrence en se tournant vers le bar où Terry avait fini par demander au serveur de lui trouver une compagnie de taxis dans l’annuaire. Au moins, vous avez l’avantage de savoir lire. »

Barry ne ressentit que du dégoût entre les mains de Fatima, qui possédait un vocabulaire des plus restreint. Le salon-chambre à coucher était plongé dans la pénombre, et il considéra d’un œil affolé le lit en désordre qui semblait avoir conservé l’empreinte du client précédent. Une atmosphère fortement orientale régnait dans la pièce, dont les lourds effluves venaient davantage de Fatima elle-même que des baguettes d’encens brûlant sur la coiffeuse.

C’était une femme grassouillette, d’âge moyen, qui suivait un rituel bien établi n’autorisant aucune perte de temps. Elle eut vite fait de se rendre compte qu’elle avait affaire à un puceau et n’arrêta pas de regarder sa montre pendant que Barry bredouillait des formules de politesse en se demandant de quelle manière il pourrait se tirer de ce mauvais pas sans l’offenser.

« Zent livres, lança-t-elle avec impatience en lissant la paume de sa main. Et enlive li pantalon. Barrii, pas un nom ça. Moi t’appeler mon chou. Kiz kil aime ? Doum-doum ? La cage en Pir ? » Elle arrondit ses lèvres charnues qui prirent l’aspect d’un bouton de rose flétri. « Toi un gentil garçon bien propre. Pour zent zinquante, Fatima ti faire gloup-gloup. Toi aimer gloup-gloup ? Pas mal, hein, mon chou ? »

Terrifié à l’idée qu’elle ne le laisserait pas partir sans une quelconque rétribution, Barry fouilla dans la poche de son manteau à la recherche de son portefeuille et la laissa en extraire cinq billets de vingt. C’était une erreur. Dès que l’argent eut changé de mains et comme Barry n’avait pas l’air pressé de se dévêtir, elle se mit en devoir de le faire pour lui. Elle était robuste et paraissait bien décidée à acquitter sa part du marché.

« Allons, mon chou. Pas faire di manières. Fatima, elle en a vu d’autres. Là, tu vois, zi pas compliqué. Toi un grand garçon. » D’une main preste elle cueillit un préservatif dans un tiroir qui se trouvait à proximité, l’appliqua avec un art consommé et se mit à pratiquer ses voluptés turques en cadence.

Barry n’était pas de taille à lui résister et les choses furent conclues en quelques secondes.

« Et voilà, mon chou, dit-elle, du boulot fi et bien fi. Toi un grand garçon maintenant. Pour zent livres, riv’nir quand tu veux. Fatima toujours partante. La prochaine fois, moins de blabla et plus di rigolade, d’accord ? Toi payer pour avoir du plaisir et Fatima ti donner du plaisir. Peut-être vouloir la cage en l’ir et caresser le joli petit cul de Fatima. Maintenant, toi mettre ton pantalon et dire au revoir. »

Elle avait ouvert la porte avant qu’il ait fini de s’habiller et, ne sachant qu’en faire, il fourra le préservatif dans sa poche. Elle l’apostropha tandis qu’il s’en allait : « Barrii riv’nir bientôt », et son cœur se gonfla de mépris pour elle et pour toutes les créatures de son sexe.

« Qu’est-ce que t’a dit le vieux pendant que j’étais au téléphone ? interrogea Terry d’un ton suspicieux alors que Deacon et lui regagnaient la voiture.

— Pas grand-chose. Il est inquiet pour ton avenir et se demande quelle est la meilleure solution.

— Ouais, eh ben, s’il a dans l’idée de me balancer aux flics, il ferait bien de numéroter ses abattis.

— Il t’a donné sa parole. Tu ne le crois pas ? »

Terry expédia un coup de pied dans le rebord du trottoir.

« Ouais, p’t-être bien. Mais il a la main drôlement baladeuse et il appelle tout le monde mon cher. Tu crois qu’il est pédé ?

— Non. Et qu’est-ce que cela changerait ?

— Un tas de trucs. J’ai horreur des pédales. »

Deacon inséra la clé dans la porte de la voiture, puis s’immobilisa un instant avant de l’ouvrir et regarda son passager par-dessus le toit.

« Alors pourquoi n’as-tu que ce mot-là à la bouche ? demanda-t-il. Tu es comme un alcoolique qui n’arrête pas de parler de gnôle parce qu’il ne rêve que de son prochain verre.

— Je ne suis pas une sale pédale ! s’écria Terry, indigné.

— Alors prouve-le en laissant tomber ce sujet.

— D’accord. Peut-on s’arrêter à l’entrepôt ? »

Deacon le regarda pensivement.

« Pour quelle raison ?

— Il y a des affaires dont j’ai besoin. Des fringues de rechange, par exemple.

— Pourquoi ne restes-tu pas comme tu es ?

— Parce que je ne suis pas un putain de clodo ! »

* *
*

Après avoir pianoté dix minutes sur le volant et ne voyant toujours pas Terry ressortir du bâtiment obscur, Deacon se demanda s’il ne devait pas aller le chercher. Il pouvait entendre Lawrence lui murmurer à l’oreille : « C’est ainsi que vous concevez votre rôle de père ? Vous laissez un gosse de quatorze ans s’aventurer dans un repaire de brigands et vous trouvez ça responsable ? »

Il préféra retarder cette décision ardue en la remplaçant par une autre. Il empoigna son téléphone mobile et composa le numéro de sa sœur.

« Emma ? demanda-t-il en entendant la voix à l’autre bout du fil.

— Non, c’est Antonia.

— J’ai cru que c’était ta mère.

— Qui est à l’appareil, s’il vous plaît ?

— Ton oncle Michael.

— Grand Dieu ! s’exclama sa correspondante, manifestement affolée. Surtout ne raccroche pas, d’accord ? Je vais chercher maman. » Le téléphone heurta bruyamment une table et il entendit la jeune fille hurler : « Vite, vite ! C’est Michael ! »

La voix haletante de sa sœur résonna dans le combiné.

« Allô, allô ! Michael ?

— Calme-toi et reprends ton souffle. Je ne vais pas m’envoler, dit-il en manière de plaisanterie.

— J’ai couru. Où es-tu ?

— Dans une voiture devant un entrepôt de l’East End.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— Aucune importance. » Il ne tenait pas à se perdre dans des digressions, car Emma avait elle aussi le chic pour esquiver tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une complication. Ecoute, j’ai reçu ta carte. Et aussi une de Julia. Il paraît que maman ne va pas bien. »

Il y eut un court silence.

« Elle n’aurait pas dû t’en parler, répondit-elle non sans aigreur. J’espérais que tu passerais un coup de fil pour mettre un terme à cette stupide querelle et pas parce que tu te sens coupable vis-à-vis de maman.

— Je ne me sens nullement coupable.

— Alors par pitié. »

Ressentait-il de la pitié ? La colère continuait à l’emporter sur ses autres sentiments. « Ne t’avise pas de ramener cette putain chez moi, avait répliqué sa mère lorsqu’il lui avait annoncé son mariage avec Clara. Comment oses-tu souiller le nom de ton père en le donnant à une espèce de traînée ? Ça ne te suffit pas de l’avoir envoyé dans la tombe, Michael ? » Cela faisait cinq ans et il ne lui avait jamais reparlé. « Je suis toujours fâché, Emma, il est donc possible que j’appelle par devoir filial. Je n’ai pas l’intention de lui faire des excuses – ni à toi d’ailleurs –, n’empêche que je suis navré qu’elle soit malade. Que veux-tu que je fasse ? Je serais content de la voir à condition qu’elle tienne sa langue, mais qu’elle remette ça et je fiche le camp aussitôt. C’est le seul marché que je puisse vous proposer, à elle et à toi. Alors, je viens ou pas ?

— Tu n’as pas changé d’un iota, hein ? » Elle semblait en colère. « Ta mère est quasiment aveugle et risque d’être amputée d’une jambe à cause du diabète et tu es là à parler de marché. Le devoir filial, Michael ! Elle a passé presque tout le mois de septembre à l’hôpital et maintenant nous payons les yeux de la tête, Hugh et moi, pour qu’elle ait des soins à la ferme parce qu’elle ne veut pas venir habiter chez nous. C’est ça le devoir filial, s’assurer que sa mère ne manque de rien, même si cela implique des sacrifices pour soi-même. »

Deacon regarda vers l’entrepôt d’un air désapprobateur.

« Qu’a-t-elle fait de son argent ? Il y a encore cinq ans, elle avait d’assez jolis revenus. Pourquoi est-ce qu’elle ne paie pas les soins elle-même ? »

Emma ne répondit pas.

« Tu es toujours là ?

— Oui.

— Pourquoi n’est-ce pas elle qui paie ?

— Elle a proposé de mettre les filles dans une école privée et a utilisé une partie de son capital pour régler à l’avance les frais de scolarité, répondit Emma à contrecœur. Elle s’est gardé de quoi vivre, mais pas de quoi faire des extra. Nous ne lui avions rien demandé, ajouta-t-elle, sur la défensive. C’est elle qui en a eu l’idée et nous étions bien loin de nous douter que sa santé se dégraderait aussi brutalement. Sans compter qu’il n’y avait pas lieu de te mettre quelque chose de côté. Nous étions persuadés les uns et les autres que tu ne nous adresserais plus jamais la parole.

— Exact, reconnut-il sans s’émouvoir. Si je te parle en ce moment, c’est uniquement parce que Julia était tellement sûre que je ne le ferais pas. »

Emma poussa un soupir.

« Est-ce la seule raison de ton appel ?

— Oui.

— Je ne te crois pas. Pourquoi ne pas dire tout simplement que tu regrettes ce qui s’est passé et tirer un trait sur tout ça ?

— Parce que je n’ai rien à regretter. Ce n’est pas ma faute si papa est mort, même si cela vous amuse, maman et toi, de penser le contraire.

— Ce n’est pas pour ça qu’elle était en colère. C’est à cause de la manière dont tu as traité Julia.

— Ce n’était pas ses oignons.

— Julia était sa belle-fille. Elle a beaucoup d’affection pour elle. Et moi aussi.

— Tu n’étais pas mariée avec.

— Ce n’est pas très malin, Michael.

— Je te l’accorde volontiers, et aussi qu’il me serait difficile de te faire le même reproche, n’est-ce pas ? Vu la façon dont vous avez raflé le magot, Hugh et toi, déclara Deacon d’un ton sarcastique. Je n’ai jamais accepté un sou de maman et je n’ai pas l’intention de commencer aujourd’hui. Alors si elle veut me voir, ce sera à mes conditions, parce que je ne lui dois absolument rien, et cela quel que soit le nombre de jambes qu’on va lui couper.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ! s’écria sa sœur d’une voix cinglante. Ça ne te touche donc pas qu’elle soit malade ? »

S’il l’était, il ne semblait guère disposé à l’admettre.

« À mes conditions, Emma, ou rien du tout. Tu as un stylo ? Très bien, voici mon numéro de téléphone chez moi. » Il le lui donna. « Je suppose que tu seras à la ferme pour Noël, aussi je te suggère de lui parler et de me téléphoner la réponse. Et n’oublie pas que j’ai promis à Hugh de lui casser la gueule la prochaine fois que je le verrais, alors tâche d’en tenir compte quand tu prendras ta décision.

— Tu ne vas pas frapper Hugh ! fit-elle avec indignation. Il a cinquante-trois ans. »

Deacon montra les dents au récepteur.

« Parfait. Dans ce cas, il est probable qu’un seul coup suffira. »

Il y eut un nouveau silence.

« En réalité, il voulait s’excuser depuis longtemps, murmura-t-elle à voix basse. Il ne pensait pas réellement ce qu’il disait. Cela lui a échappé dans le feu de la discussion. Il l’a regretté ensuite.

— Pauvre vieil Hugh. Ça lui fera doublement mal que je lui mette le nez en compote. »

Terry sortit de la bâtisse avec deux valises crasseuses qu’il casa sur le siège arrière. Il donna comme explication que l’entrepôt étant infesté de putains de voleurs, il protégeait ses biens en les emportant avec lui. Deacon se dit que cela ressemblait fort à une installation complète dans ce qui promettait d’être une existence de luxe.

« Tu ne trouves pas ça fatigant à la longue de dire toujours “putain” ? »

Ils mangèrent leurs plats à emporter perchés sur le capot de la voiture de Deacon. Le froid de la nuit menaçait de les transformer en statues de glace, mais Deacon préférait encore ça à se retrouver avec des taches rouges de poulet tandori sur ses garnitures de siège. Terry voulut savoir pourquoi ils n’avaient pas mangé au restaurant.

« Je doute fort qu’ils nous auraient servis, répondit Deacon d’un air renfrogné. Pas après que tu les as appelés des crouilles. »

Terry grimaça un sourire.

« Et comment tu les appelles ?

— Des gens. »

Ils restèrent un moment sans parler, observant la rue devant eux. Par bonheur, elle était presque déserte et ils n’attirèrent que fort peu l’attention. Deacon se demanda lequel aurait été le plus gêné, de lui ou de Terry, si un ami était passé par là et les avait vus.

« Bon, quelle est la suite du programme ? demanda Terry en se fourrant un dernier oignon frit dans la bouche. On va dans un pub ? Une boîte ? On se fait un trip ? »

Deacon, qui ne rêvait que de se chauffer les pieds devant l’âtre tout en regardant n’importe quel film à la télé, se mit à pester en son for intérieur. Pub, boîte, trip ? Il se sentait terriblement vieux et décrépit au regard de l’hyperactivité de l’énergumène qu’il côtoyait depuis déjà plus d’une heure et qui n’avait pas cessé de gigoter, de se gratter et de changer de position. Ce qui l’amena à songer aux risques de puces, poux et morpions et à la difficulté de forcer Terry à prendre un bain et à fourrer tous ses vêtements dans la machine à laver sans qu’on puisse lui prêter de pensées équivoques.

Une chose était certaine. Il n’avait pas l’intention d’autoriser Terry à mener chez lui sa vie de sauvage.

La dispute entre Emma et Hugh Tremayne avait atteint un apogée vocal et, comme de coutume, Hugh avait fait appel à la bouteille de whisky.

« Être le seul homme dans une baraque pleine de bonnes femmes dominatrices, t’as pas idée de ce que c’est ! lança-t-il. Tu crois peut-être que j’ai jamais eu envie de foutre le camp, comme Michael ? Des remarques, toujours des remarques ! C’est tout ce que vous savez faire, ta mère et toi.

— Ce n’est pas moi qui ai traité Michael de pauvre connard ! riposta Emma, furieuse. C’est toi qui as eu cette brillante idée, encore que je me demande comment tu as pu te croire autorisé à lui donner des ordres dans sa propre maison. Si tu fais partie de cette famille, c’est uniquement parce que tu m’as épousée.

— Tu as raison, répondit-il tout à coup en se remplissant un verre. Et pourquoi est-ce que j’y reste, bon Dieu, je me le demande. Je me dis parfois que le seul membre de ta famille qui soit vraiment sympathique, c’est ton frère. Sans doute parce que c’est encore le moins casse-pieds.

— Ne sois pas si puéril », dit-elle d’une voix sèche.

Il la regarda d’un air maussade par-dessus le bord de son verre.

« Je n’ai jamais pu blairer Julia – c’était une sale garce frigide – et ce n’est certainement pas moi qui aurais reproché à Michael de l’avoir plaquée pour Clara. N’empêche que j’ai accepté de vous soutenir, ta mère et toi, alors que j’aurais dû dire à Michael de démolir toute la bicoque avec Penelope et toi dedans. Selon moi, il était parfaitement dans son droit. Cela faisait plus d’une heure que vous lui gueuliez après comme des harengères quand il a commencé à s’énerver et vous avez eu le toupet d’accuser sa femme de n’être qu’une sale morue. » Il secoua la tête et se dirigea vers la porte. « Désormais, je m’en lave les mains. Si tu as besoin de Michael, tu ferais bien de persuader ta mère de le traiter avec un peu plus d’égards. »

Emma était au bord des larmes.

« Si j’essaie, elle refusera carrément de lui parler. C’est la faute de Julia. Elle ne lui aurait pas raconté que maman était malade, il aurait probablement téléphoné de toute façon.

— Il faut toujours que tu t’en prennes à quelqu’un.

— Oui, mais qu’allons-nous faire ? gémit-elle. Il est indispensable qu’elle vende la ferme.

— C’est ta fichue famille, grommela-t-il, alors débrouille-toi. Je n’en voulais pas de l’argent de ta mère, tu le sais très bien. Il était évident qu’elle s’en servirait pour nous faire marcher à la baguette. » Il claqua la porte derrière lui. « Et je n’irai pas à la ferme à Noël, cria-t-il de l’entrée. Cela fait seize ans que j’y vais et seize ans que j’en ai ras le bol. »

« Voilà ce que nous allons faire, annonça Deacon en s’arrêtant devant la porte de son appartement après avoir grimpé les trois étages en portant une valise. Tu vas sortir de ces bagages tout ce qui peut être lavé et l’entasser sur le palier. Ensuite nous le mettrons dans des sacs-poubelles que je viderai dans la machine à laver pendant que tu prendras un bain. Tu laisseras devant la porte de la salle de bains ce que tu as sur toi et, une fois que tu seras enfermé à l’intérieur, je prendrai tes vêtements et les remplacerai par quelques-uns des miens. C’est d’accord ? »

Dans la pénombre du palier, Terry paraissait bien plus que ses quatorze ans.

« On dirait que tu as peur de moi, déclara-t-il, intrigué. Qu’est-ce que t’a vraiment dit ce vieil enfoiré de Lawrence ?

— Que tu risquais de ne pas être très hygiénique.

— Ah bon. » Terry eut l’air amusé. « Tu es sûr qu’il ne t’a pas parlé du coup du viol ?

— De ça aussi, répondit Deacon.

— Ce truc, c’est extra, crois-moi. J’ai rencontré un jour un gus qui s’était fait comme ça cinq cents livres. Un vieux chnoque l’avait ramené chez lui par bonté d’âme et avant qu’il ait compris ce qui se passait, le môme courait dans toute la piaule en hurlant qu’on était en train de le violer. Je parie que Lawrence t’a fichu les jetons pour m’avoir invité ici – ce mec, il est drôlement futé –, mais il se trompe s’il croit que je cherche à t’avoir. “Ne mords pas la main qui te nourrit”, c’est un proverbe que m’a appris Billy. Alors tu n’as pas à t’en faire, d’accord ? Avec moi, tu es tranquille. »

Deacon ouvrit la porte d’entrée et s’avança pour allumer.

« Eh bien, voilà une excellente nouvelle, Terry. Cela vaut beaucoup mieux pour tous les deux.

— Ah ouais ? Parce que tu avais pensé à quelque chose, au cas où ?

— Quelque chose qu’on nomme la vengeance. »

Un grand sourire éclaira le visage de Terry.

« Tu ne peux pas te venger sur un mineur. Les flics t’avaleraient tout cru. »

Deacon lui sourit à son tour, mais d’une manière assez déplaisante.

« Qu’est-ce qui te fait croire que tu seras encore mineur ou que ce sera moi qui le ferais ? Il y a un autre proverbe que Billy aurait dû t’apprendre : “La vengeance est un plat qui se mange froid.” » Sa voix fit soudain un bruit de rocaille. « Tu n’auras que quelques secondes pour t’en souvenir quand un psycho comme Denning t’appliquera le même traitement que celui qu’il a fait subir à Walter cet après-midi et tu auras ensuite tout le temps de le regretter, si du moins tu as la chance d’être encore en vie.

— Ouais, eh ben, ça n’arrivera pas, hein ? marmonna Terry, quelque peu alarmé par le ton de Deacon. Je te le redis, avec moi, tu es tranquille. »

Terry se montra extrêmement critique vis-à-vis de l’appartement de Deacon. Il n’aimait pas le fait que la porte d’entrée ouvrît directement sur le salon – « Bon sang, ça veut dire que tu es obligé de ranger sans arrêt ! » ; ni l’étroit couloir qui desservait la salle de bains et les deux chambres – « Ce serait bien plus grand sans ces conneries de murs » ; seule la cuisine sembla trouver grâce à ses yeux parce qu’elle communiquait avec le salon – « Sûr que ça doit être rudement pratique pour dîner en regardant la télé. » Une fois débarrassé de ses odeurs sous-jacentes grâce à un savonnage intensif, il se mit à déambuler dans l’appartement, vêtu d’un pull-over et d’un jean trop large, en agitant la tête à la vue du décor uniformément terne. Il dégageait une forte odeur de lotion après-rasage (« Piquée dans une pharmacie », précisa-t-il fièrement), qui, Deacon dut le reconnaître, mettait dans l’atmosphère une note d’exotisme absente jusque-là.

Le jugement final fut accablant.

« Tu n’es pourtant pas un minable, Mike. Alors comment se fait-il que tu habites une turne aussi moche ?

— Qu’est-ce que tu lui trouves de moche ? »

Armé d’une grande cuiller en bois, il s’efforçait, avec d’infinies précautions, de rentrer l’édredon de Terry dans la machine à laver. Il guettait attentivement tout ce qui pouvait sautiller, encore que sa seule ressource consistait à assener un grand coup de cuiller sur les parasites incriminés, ce fut une chance qu’ils ne se montrent pas.

Avec le bras, Terry décrivit un vaste cercle autour de lui.

« La seule pièce à peu près potable, c’est ta chambre, et seulement parce qu’il y a une chaîne stéréo et un tas de bouquins. À ton âge, tu devrais avoir plein de bazar. Je suis sûr que j’ai plus de putains de trucs – pardon – que toi et je n’ai pas vécu la moitié de ce que tu as vécu. »

Deacon sortit ses cigarettes et en offrit une au garçon.

« Alors ne te marie pas. Voilà ce que peuvent te faire deux divorces.

— Billy disait toujours que les femmes sont dangereuses.

— Il était marié ?

— Probable. Mais il n’en parlait jamais. » Il ouvrit les portes du placard de la cuisine. « T’as quelque chose à boire ?

— Il y a de la bière dans le réfrigérateur et du vin dans le casier contre le mur.

— Je peux avoir de la bière ? »

Il prit deux boîtes dans le réfrigérateur et lui en lança une.

« Les verres se trouvent dans le placard à ta droite. »

Terry préféra boire à même la boîte. Parce que cela faisait plus américain, déclara-t-il.

« Tu connais beaucoup de choses sur l’Amérique ? interrogea Deacon.

— Juste ce que m’a raconté Billy. »

Deacon tira une chaise et s’assit à califourchon.

« Et qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

— Que c’était pas terrible. Que l’argent avait tout corrompu. Il préférait l’Europe. Il n’arrêtait pas d’accuser les cocos. Paraît qu’ils en avaient après Jésus. »

Le téléphone se mit à sonner et, comme personne ne décrochait, le répondeur se mit en action.

« Michael, c’est Hugh, fit dans le haut-parleur la voix éméchée de son beau-frère. Je serai au Lion Rouge, dans Deanery Street, demain à l’heure du déjeuner. Je ne m’excuse pas tout de suite parce que c’est normal que tu me mettes le nez en compote. Je m’excuserai après. J’espère que c’est d’accord. »

Terry fronça les sourcils.

« De quoi s’agit-il ?

— De vengeance, répondit Deacon. Comme je te l’ai dit, c’est un plat qui se mange froid. »