15

La voisine d’Amanda Powell, une femme d’un certain âge, leva la tête alors qu’elle préparait le déjeuner et tressaillit soudain en apercevant un homme en train de tripoter la serrure du garage de Mrs Powell. Elle savait qu’il n’y avait personne dans la maison, car Amanda lui avait dit en début de matinée qu’elle passerait les fêtes de Noël dans le Kent chez sa mère. Un peu plus tard, elle l’avait vue partir en voiture. Elle se précipita dans le salon pour avertir son mari, mais le temps qu’ils retournent à la fenêtre de la cuisine, l’homme avait disparu.

Son mari sortit – sans beaucoup d’enthousiasme – pour savoir où était passé l’intrus. Il tâta la porte du garage, mais elle était solidement verrouillée. Même chose pour la porte d’entrée. Il inspecta de haut en bas la rue paisible, puis, avec un haussement d’épaules, alla rejoindre sa femme.

« Tu es sûre de ne pas avoir rêvé, ma chérie ?

— Évidemment, répondit-elle d’un ton irrité. Je ne suis pas encore gâteuse. Il a dû filer par les jardins à l’arrière et en ce moment il tente sa chance avec la maison de quelqu’un d’autre. Il y en aura pas mal de vides ce week-end. Tu devrais appeler la police.

— Ils vont vouloir un signalement. »

Elle interrompit son épluchage et regarda par la fenêtre en s’efforçant de revoir la scène.

« Il était mince, mesurait dans les un mètre quatre-vingts et portait un manteau noir. »

Tout en grommelant que ce n’était guère charitable de déranger la police la veille de Noël et que, du reste, chaque maison était équipée d’un système d’alarme, son mari alla néanmoins passer le coup de fil. Au moment où il raccrochait, après avoir obtenu l’assurance qu’une voiture de patrouille passerait jeter un coup d’œil à la maison, il eut tout à coup le sentiment d’avoir déjà vu un individu répondant à cette description.

Alors qu’il se trouvait devant le garage de Mrs Powell en train de regarder la police étendre le corps d’un clochard sur une civière…

Il décida de ne pas en parler à sa femme.

« Je me demande pourquoi nous nous faisons du souci, dit-elle au moment où il rentrait dans la cuisine. Ce n’est pas comme si elle nous avait rendu des services.

— Oui, fit-il en lorgnant par la fenêtre. Elle n’a pas l’air de beaucoup aimer les gens, hein ? »

La scène qui s’offrit à Deacon, alors que Siobhan et lui s’approchaient de la porte du salon ouverte, avait quelque chose de surréaliste. Loin de se morfondre dans un fauteuil comme l’infirmière l’avait laissé entendre, sa mère était debout, appuyée au bras de Terry, et contemplait un tableau.

« Naturellement, je n’arrive plus très bien à le voir, disait-elle, mais, si je ne m’abuse, c’est un George Chambers fils. Pouvez-vous lire la signature qui se trouve en bas, dans le coin gauche ? »

Terry fit mine de déchiffrer le gribouillage de l’artiste.

« Eh ben, vous avez une sacrée mémoire, Mrs Deacon ! Pas de doute, c’est bien un George Chambers fils. Est-ce qu’il peignait toujours la mer ?

— Oh, il a certainement peint d’autres choses, mais son père et lui étaient surtout connus au siècle dernier comme des peintres de marines. J’ai acheté celle-là il y a une éternité pour vingt livres dans une galerie miteuse du sud de Londres et, une semaine plus tard, je l’ai portée chez Sotheby’s qui l’a estimée à plusieurs centaines. Dieu sait ce que ça vaut aujourd’hui ! » Elle le força à avancer. « Est-ce que vous voyez un portrait de moi dans l’alcôve ? Un grand tableau audacieux, avec un tas de couleurs vives. Lisez la signature, dit-elle d’un ton triomphant. C’est un merveilleux artiste et cela m’a fait une tel plaisir d’être peinte par lui. »

Terry scruta désespérément le tableau.

« John Bratby », lança Deacon du seuil.

Terry lui adressa un sourire de soulagement.

« Ouais, t’as mis dans le mille, Mike ! C’est bien un John Bratby. Si je peux me permettre, Mrs Deacon, belle comme vous êtes, vous trouvez vraiment ça flatteur, ce qu’il a fait. D’accord, c’est audacieux, comme vous dites, mais c’est pas très gracieux. Voyez ce que j’veux dire ?

— Oui, mais mon caractère n’a rien de très gracieux non plus, Terry, et, à mon avis, John a fort bien rendu la chose. Est-ce qu’on peut tourner ?

— Bien sûr. » Il l’aida à faire face à son fils.

« Entre, Michael. À quoi dois-je ce bonheur inespéré ? »

Il sourit avec embarras.

« Pourquoi poses-tu toujours les questions les plus difficiles en premier, maman.

— Terry a semblé les trouver plutôt faciles. Lorsque je lui ai demandé qui il était et ce qu’il fabriquait là, il m’a répondu que vous aviez eu une visite des – euh – cognes ce matin et qu’un petit changement d’air paraissait une bonne idée. Est-ce qu’il m’a menti ?

— Non.

— Bien. J’aime encore mieux que tu sois venu parce que tu as la police aux trousses que parce que tu as parlé à Emma. J’en ai assez des intimidations, Michael. » Elle donna à Terry un coup de coude dans les côtes. « Ramenez-moi jusqu’à mon fauteuil, s’il vous plaît, jeune homme, et ensuite vous irez nous chercher quelque chose à boire à la cuisine. Il y a du gin, du sherry et du vin, mais si vous préférez de la bière, je pense qu’il y en a à la cave. Siobhan vous montrera où. » Elle reprit sa place. « Assieds-toi à un endroit où je puisse te voir, Michael. Est-ce que tu t’es rasé avant de partir ? »

Il s’assit sur une chaise face à la fenêtre.

« Je crains que non. Je n’en ai pas eu le temps avant l’arrivée de la police et après j’ai oublié. » Il se frotta la joue pensivement. « Ça ne se voit tout de même pas à ce point-là ? »

Elle ignora la remarque.

« Qui est Terry et pourquoi est-il avec toi ?

— C’est un gamin que j’ai interviewé pour un article sur les sans-abri et quand j’ai compris qu’il n’avait nulle part où aller pour Noël, je lui ai proposé de passer quelques jours chez moi.

— Quel âge a-t-il ?

— Ça n’a rien à voir avec la visite de la police ce matin, maman.

— Je ne crois pas avoir rien dit de tel. Quel âge a-t-il, Michael ?

— Quatorze ans.

— Seigneur Dieu ! Pourquoi ses parents ne s’en occupent-ils pas ? »

Deacon eut un rire forcé.

« Il faudrait d’abord qu’il les trouve. » Il était stupéfait de voir combien sa mère avait changé. Vieillie, amaigrie, le dos voûté, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même et son regard bleu à l’expression perçante avait viré au gris. Il avait imaginé un monstre blessé qui s’obstinerait à cracher des flammes et ne s’attendait pas que le feu soit éteint. « Ne perds pas ton temps à le plaindre, maman. Même s’il savait où sont ses parents, il ne retournerait pas chez eux. Il est bien trop indépendant.

— Comme toi alors ?

— Pas vraiment. À son âge, je n’étais pas aussi débrouillard. Et il possède des aptitudes pour les relations sociales que je n’ai jamais eues. J’aurais été bien incapable, à quatorze ans, d’entrer dans une pièce et de me mettre à faire la conversation avec une totale inconnue. À propos, qu’est-ce qu’il t’a raconté ? »

Un léger sourire flotta sur les lèvres de la vieille dame.

« Quand je l’ai entendu marcher sur la pointe des pieds dans le couloir, j’ai appelé. J’ai dit : “Qui que vous soyez, voulez-vous entrer, je vous prie !” Il est entré et il m’a répondu : “Vous avez des oreilles dans le dos ou quoi ?” Puis il m’a répété sur tous les tons qu’il n’était pas un voleur avant d’ajouter que, dans le cas contraire, il y avait quelques “chouettes” tableaux qui l’auraient bien tenté. Je présume que cette maison ressemble à un palais et que ton appartement est aussi agréable que des toilettes pour hommes. Que vas-tu faire de lui après Noël ?

— Je ne sais pas. Je n’y ai pas encore songé.

— Eh bien, tu devrais, Michael. Tu as la mauvaise habitude de te charger de responsabilités sans réfléchir et de t’en débarrasser dès que cela t’ennuie. C’est ma faute aussi. J’aurais dû t’obliger à affronter les choses désagréables au lieu de t’inciter à les éviter. »

Il la regarda.

« Tu as fait ça ?

— Tu le sais très bien.

— Non. Tout ce dont je me souviens, c’est de t’avoir vue te martyriser de manière absurde et de m’être promis que rien au monde ne me forcerait à suivre le même chemin. Nous nous détestions, Julia et moi, et elle a été aussi enchantée de ce divorce que je l’ai été, quoi qu’elle ait pu dire ensuite. D’accord, c’est moi qui l’ai trompée, mais imagine ce que cela peut être que de coucher avec une femme qui répugne à faire l’amour, ne veut pas d’enfants et n’arrête pas de répéter que, si elle s’est mariée, c’est d’abord et avant tout parce que Mrs Deacon lui semblait un nom plus enviable que Miss Fitt. » Il se leva et marcha avec nervosité jusqu’à la fenêtre. « Est-ce que tu t’es jamais demandé pourquoi elle ne s’était pas remariée et continuait à se faire appeler Julia Deacon ? » Il se retourna et lui jeta un bref coup d’œil. « Parce que tout ce qui l’intéressait, c’était de fiche le camp de chez ses parents et que j’ai été l’imbécile qui lui a permis de le faire.

— Et Clara, pour quelle raison s’est-elle mariée ? Combien de temps est-ce que cela a duré, Michael ? Trois ans ?

— Au moins, elle m’a donné un peu de chaleur après les huit années glaciales que j’ai passées avec Julia. »

Penelope Deacon secoua la tête.

« Alors pourquoi n’a-t-elle pas eu d’enfants ? interrogea-t-elle. Après tout, peut-être est-ce toi qui n’en voulais pas, Michael ?

— Tu te trompes. Elle avait peur d’abîmer sa fichue silhouette. » Il appuya son front contre la vitre. « Tu ne peux pas savoir combien j’envie Emma. Je donnerais mon bras droit pour avoir ses filles.

— Mais non ! répondit Penelope avec un petit rire sec. Elles sont parfaitement exaspérantes. Je ne peux pas les supporter plus de deux minutes tellement leurs minauderies m’agacent. J’espérais que tu me donnerais un petit-fils. Les garçons sont moins maniérés que les filles. »

L’inspecteur Harrison fit un signe de la main aux deux policiers en uniforme qui descendaient de voiture au moment où il quittait le commissariat.

« Je m’en vais, dit-il. Je peux dire que je n’ai pas volé ces cinq jours de vacances. Et j’ai bien l’intention d’en profiter au maximum.

— Sacré veinard ! s’exclama avec envie le conducteur tandis qu’il ouvrait la porte arrière du véhicule et saisissait le passager par le bras. Viens par ici, mon petit père. On va s’occuper de toi. »

Barry Grover émergea dans la lumière en clignant des yeux.

Harrison se figea.

« Je connais ce type, dit-il lentement. Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Comportement suspect dans le jardin d’une bonne femme. Pour être plus précis, il s’astiquait en matant une photo de celle-ci. Vous le connaissez sous quel nom ?

— Barry Grover.

— Vous avez bien encore une dizaine de minutes ? Il prétend s’appeler Kevin Powell et habiter Claremont Cottage à Easeby dans le Kent. Paraît qu’il est un parent d’Amanda Powell, la propriétaire de la maison. Ça nous a semblé plutôt dur à avaler vu ce qu’il fabriquait avec la photo, mais, d’après les voisins, elle a bien de la famille dans le Kent. Elle est partie ce matin passer quelques jours chez sa mère. »

Harrison regarda Barry avec dégoût.

« Il s’appelle Barry Grover, répéta-t-il, et il vit à Camden avec sa mère. Bon Dieu ! J’espère qu’il n’a rien fait de plus grave que de se tripoter, sans quoi nous sommes bons pour retirer des cadavres de sous son plancher. »

« Mon fils et moi, nous n’avons jamais été du même avis, dit Penelope Deacon à Terry, au point que je ne me souviens pas qu’il ait pris une seule décision dans sa vie avec laquelle j’ai été d’accord.

— Tu étais ravie quand je t’ai dit que j’épousais Julia, murmura Deacon de sa place près de la fenêtre.

— Pas tout à fait. J’étais surtout ravie que tu aies enfin décidé de te ranger, mais je me souviens d’avoir dit que Julia n’était pas la première sur ma liste. J’ai toujours eu un faible pour Valerie Crewe.

— Évidemment. Elle approuvait chacune de tes paroles.

— Ce qui montre combien elle était intelligente.

— Terrifiée, plutôt. Elle tremblait comme une feuille dès qu’elle mettait les pieds à la maison. » Il lança un clin d’œil à Terry. « Maman considérait chaque fille que j’amenais comme une candidate potentielle et elle les soumettait à un interrogatoire pour savoir si elles avaient les qualités requises. Qui étaient leurs parents ? Dans quelles écoles avaient-elles fait leurs études ? Y avait-il des tares dans la famille ?

— S’il y en avait eu, il aurait été inutile de songer au mariage, répliqua-t-elle d’un ton acidulé. L’hérédité aurait été tellement lourde des deux côtés que tes enfants n’auraient eu aucune chance.

— Ça, on ne le saura jamais ! répliqua Deacon d’un ton non moins acide. Chaque fois que tu te mettais à leur parler du nombre de cinglés qu’il y a dans la famille, elles s’enfuyaient à toutes jambes. Cela explique probablement pourquoi Julia et Clara ne tenaient pas à avoir d’enfants. »

Terry se fendit d’un grand sourire.

« Ça m’étonnerait, Mike. Je veux dire, d’accord, ça ne fait que quelques jours que je te connais, mais on voit tout de suite que tu es pas fou.

— De quoi je me mêle ? »

Assis par terre, Terry caressait un vieux matou pelé qui hantait les lieux depuis si longtemps que personne ne savait son âge. Il ronronnait avec un bruit de soufflet de forge sous la main de Terry, ce qui, d’après Penelope, était tout à fait inhabituel car la sénilité l’avait rendu irritable avec les étrangers.

« Ouais, ben, quelques coups de pied aux fesses ne vous feraient pas de mal à tous les deux. Tb devrais t’écouter. Agnagna, agnagna, agnagna. T’en as pas marre à la fin ? Si encore ça menait quelque part, mais même pas, hein ? Moi, je pense que Mrs Deacon n’aurait pas dû dire que tu avais tué ton père et tous ces trucs-là, mais avoue qu’elle n’était pas si loin de la vérité en parlant de tes femmes. Sûr qu’elles ne devaient pas valoir grand-chose, l’une comme l’autre, sans quoi tu serais encore marié. Tu vois ce que j’veux dire ? »

Le contenu des poches de Barry et l’enveloppe qu’il avait avec lui étaient étalés sur la table d’une salle d’interrogatoire sous le regard perplexe des inspecteurs Harrison et Forbes. Il y avait là des cartes de prostituées et un préservatif racorni dont l’usage leur sembla suffisamment clair pour ne pas avoir besoin d’analyse chimique. Il y avait aussi une dizaine de portraits d’hommes différents, certains parfaitement nets, d’autres sous-exposés, un livre de poche intitulé Les Mystères inexpliqués du XXe siècle et un article de journal plié. À quoi s’ajoutaient la photo humide d’Amanda Powell, à présent discrètement enveloppée dans de la Cellophane pour conserver la preuve de la turpitude de Barry, un portefeuille en cuir renfermant de la monnaie et des cartes de crédit, ainsi qu’une photo d’amateur écornée représentant Barry berçant un bambin.

Cela faisait un quart d’heure que le magnétophone était en marche et Barry n’avait toujours pas dit un mot. Des larmes d’humiliation coulaient de ses yeux et ses joues flasques tremblaient de manière pathétique.

« Allons, Barry, pour l’amour du ciel, répondez, dit Harrison. Que faisiez-vous chez Mrs Powell ? Pourquoi elle ? » Il montra les photographies « Qui sont ces types ? Est-ce que vous vous branlez aussi en les regardant ? Qui est ce gamin que vous tenez dans vos bras ? Peut-être bien que vous avez un penchant pour les mômes ? Est-ce qu’on va trouver des photos d’enfants partout sur vos murs lorsqu’on ira fouiller la maison de votre mère ? C’est ça qui vous tracasse ? »

Avec un soupir, Barry glissa de sa chaise, évanoui.

Le médecin de la police accompagna Harrison dans le couloir.

« Rien à craindre, ses jours ne sont pas en danger, dit-il, mais il a une peur de tous les diables. C’est pour ça qu’il s’est évanoui. Il prétend avoir trente-quatre ans, mais enlevez-en vingt et cela vous donnera une idée approximative de son âge mental. Je vous conseille de demander à un parent ou à un ami de rester près de lui pendant que vous lui poserez des questions, sinon il risque de tomber de nouveau dans les pommes. Partez du principe que vous avez affaire à un gosse, vous arriverez peut-être à quelque chose.

— Sa mère ne répond pas au téléphone. À en juger par la pièce du devant qu’elle a transformée en sanctuaire dédié à la mémoire de ses grands-parents, elle doit être complètement marteau elle aussi.

— Ce qui explique qu’il soit aussi immature.

— Que diriez-vous d’un avocat ? »

Le médecin haussa les épaules.

« D’un point de vue professionnel, je pense que cela ne ferait que le terrifier davantage. Trouvez un ami – il doit bien en avoir quelques-uns –, autrement vous risquez de vous retrouver avec de faux aveux. C’est tout à fait le genre, Greg, croyez-moi, et n’espérez pas que je dise autre chose quand je serai la barre. »

Le téléphone sonna dans la cuisine. Quelques secondes plus tard, Siobhan passa la tête par la porte du salon.

« C’est pour vous, Michael. Un certain inspecteur Harrison voudrait vous parler. »

Deacon et Terry échangèrent des regards.

« A-t-il dit pourquoi ?

— Non, mais il a tenu à préciser que cela n’avait rien à voir avec Terry. »

Avec un haussement d’épaules à l’adresse de Terry, il suivit l’infirmière.

« Michael semble avoir noué d’étroits contacts avec la police, fit remarquer Penelope d’une voix sèche. Est-ce un phénomène récent ?

— Si vous voulez dire par là, est-ce que c’est de ma faute, alors la réponse est oui, en un sens. Les flics ne sauraient même pas son nom s’il ne m’avait pas rencontré. Mais vous n’avez pas à vous inquiéter, il ne risque rien, lui. C’est un mec bien. Boire ou conduire, il rigole pas avec ça. » Il l’observa à la dérobée. « Il a été rudement sympa avec moi, il m’a acheté des fringues et m’a appris plein de machins que je connaissais pas. Un tas d’autres types ne m’auraient même pas donné l’heure. »

Comme elle ne disait rien, Terry continua sur sa lancée.

« Alors, à mon avis, ça ne serait peut-être pas mal si vous lui montriez que vous êtes contente de le voir. Je me souviens que le vieux que je connaissais – un genre de pasteur -m’a parlé un jour d’un rupin qui avait piqué la moitié du fric de son père, avait tout dépensé au jeu et avec des femmes, et s’était retrouvé à la rue. Il était vachement pauvre et vachement triste, jusqu’à ce qu’il se souvienne que son dab avait toujours été très gentil avec lui avant qu’il se taille de la maison. Du coup il s’est dit, pourquoi est-ce que je crève la dalle en bouffant les croûtes que me balancent des étrangers alors que papa m’en donnerait sans poser de questions ? Là-dessus, il est rentré chez lui et son père était tellement content de le voir qu’il a éclaté en sanglots parce qu’il croyait que ce petit fumier était mort depuis des années. »

Penelope esquissa un sourire.

« Vous venez de raconter la parabole du fils prodigue.

— N’empêche, vous avez pigé le fond du truc, Mrs Deacon ? Peu importent les conneries qu’avait faites ce mec, son père était tout heureux de le revoir.

— Mais pour combien de temps ? demanda-t-elle. À supposer que le fils n’ait pas changé, croyez-vous que le père serait encore content de l’avoir chez lui le jour où il recommencerait à faire des bêtises ? »

Terry réfléchit.

« Je vois pas pourquoi il le serait pas. D’accord, peut-être qu’ils s’engueuleraient de temps à autre, et peut-être même qu’ils seraient incapables de vivre sous le même toit, mais rien n’aurait pu rendre le père plus malheureux que l’idée que son fils soit mort. »

Elle sourit de nouveau.

« Eh bien, pour ma part, je n’ai pas l’intention de sangloter de joie, Terry. Premièrement, parce que je suis trop bourrue pour faire quoi que ce soit d’aussi sentimental et, deuxièmement, parce que ce pauvre Michael en serait atterré. Il ne peut pas supporter de voir pleurer une femme, ce pourquoi ses deux épouses sont parties en lui soutirant un aussi gros morceau de galette malgré le fait qu’elles n’avaient pas d’enfants. Julia s’y entendait certainement pour verser des larmes au bon moment et je suis bien sûre que Clara n’était pas moins experte en la matière. Quoi qu’il en soit, il sait déjà, comme vous vous en apercevrez, je pense, que je suis contente de le voir, sinon il ne m’aurait pas parlé aussi librement.

— Si vous le dites, murmura Terry d’un air dubitatif. Il est vrai que vous m’avez plutôt l’air du genre réglo tous les deux et, pour être tout à fait franc, si je cherchais une mater – ce qui n’est pas le cas –, eut-il soin de préciser, j’aimerais mieux que ce soit vous que cette infirmière, de l’autre côté, qui ne peut pas s’empêcher de coller ses pattes sur moi. En plus, elle n’a pas sa langue dans sa poche. Et je te cause et je te cause. Je crois bien qu’elle m’a raconté toute sa vie pendant que je cherchais le gin. » Il posa doucement la main sur la tête du chat qui reprit sa séance de ronronnements. « Et d’abord, c’est quoi ces œufs en conserve ? Ça paraissait vraiment dégueu. »

Penelope riait lorsque Deacon regagna la pièce et il fut surpris de lui trouver l’air aussi jeune. Il se souvenait qu’un ami jamaïcain lui avait dit un jour que le rire était l’âme de la musique. Était-ce aussi une eau de Jouvence ? Penelope vivrait-elle plus longtemps si elle réapprenait à rire ?

« Nous devons rentrer à Londres, déclara-t-il à Terry. Je n’ai que très peu de détails. Harrison dit que Barry a été arrêté pour s’être livré à des actes suspects dans le jardin d’Amanda Powell. Barry n’ouvre pas la bouche et ils veulent savoir si je peux leur fournir des éclaircissements concernant des photos qu’il avait en sa possession. » Il eut un froncement de sourcils. « T’a-t-il laissé entendre qu’il comptait aller la voir ? »

Terry secoua la tête.

« Non, mais s’il veut pas parler, c’est son affaire. Je vois pas pourquoi nous irions fourrer notre nez là-dedans juste pour faire plaisir aux flics.

— Sauf qu’il se passe quelque chose de très bizarre et que je veux savoir ce que c’est. Selon Harrison, ils ont été forcés d’appeler un médecin parce que Barry est tombé dans les pommes dès qu’ils se sont mis à lui poser des questions. » Il se tourna vers sa mère. « Je suis navré, maman, mais il faut que je parte. Cela fait des semaines que je travaille sur cette histoire. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai rencontré Terry.

— Ah bien, fit-elle avec un soupir de résignation. Cela vaut probablement mieux ainsi. Emma et sa famille doivent venir dans l’après-midi et cela fera sûrement des étincelles si tu es encore là. Tu sais comment vous êtes, elle et toi. »

Généreusement, son fils se mordit la langue. La plupart du temps, c’est parce que Penelope fichait la pagaïe que ses enfants se disputaient.

« Je me suis amendé, dit-il. Cela fait cinq ans que j’ai cessé de me bagarrer avec mes proches. » Il se pencha pour l’embrasser sur la joue. « Prends bien soin de toi. »

Elle lui prit la main et la tint un moment.

« Si je vendais cet endroit et que j’aille dans une maison de retraite, dit-elle, il ne te resterait rien quand je mourrai, surtout si je vis aussi longtemps que l’affirment les médecins. »

Il sourit.

« Tu veux dire que tu bluffais quand tu as menacé de me déshériter si j’épousais Clara ?

— C’était une aventurière, répondit Penelope avec amertume. J’espérais que ça la découragerait.

— C’est sûrement ce qui se serait produit si j’avais eu le malheur de lui en parler. » Il lui pressa brièvement la main. « Est-ce la seule raison qui t’empêche de partir ? »

Elle ne répondit pas directement.

« Cela m’ennuie qu’Emma se retrouve avec autant et toi avec si peu. Ton père a toujours souhaité que tu aies la maison, comme je l’ai bien dit à Emma quand j’ai établi le fidéicommis. À présent, elle voudrait que je vende cette satanée ferme, que je te mette de côté une somme équivalente à celle qu’elle a eue et que je me serve du reste pour payer une maison de retraite.

— Eh bien, fais-le, dit Deacon. Ça paraît pas mal.

— Ton père tenait à ce que tu aies la maison, répéta avec obstination Penelope en retirant sa main d’un geste irrité. Cela fait deux siècles qu’elle appartient aux Deacon. »

Il considéra la masse bouffante de ses cheveux blancs et fut soudain tenté d’y enfouir son visage comme il le faisait quand il était petit. Il avait le sentiment d’avoir entendu là les seules excuses qu’elle daignerait jamais donner pour avoir déchiré le testament de son père.

— Eh bien, ne la vends pas.

— Cela ne va pas arranger les choses.

— Je regrette, dit-il avec un haussement d’épaules indifférent, mais ce ne sont pas mes oignons si tu mets ta fille en faillite et si tu passes le restant de tes jours à changer d’infirmière pour que je puisse revendre la bicoque dès que tu n’y seras plus. Inutile de se le cacher, je n’ai jamais partagé ta passion pour les bordures d’autoroute, de sorte que je me servirai de l’argent pour m’acheter un logement convenable à Londres. » Il lança un nouveau clin d’œil espiègle à Terry. « S’il y a bien quelque chose qui me fiche en colère à propos de ces divorces, c’est d’avoir fini dans une location pouilleuse après avoir perdu deux maisons parfaitement agréables.

— Raison de plus pour ne pas te laisser celle-là, répondit Penelope en mordant obligeamment à l’hameçon. Il faut prendre la vie comme elle vient. Cela a toujours été ta philosophie, n’est-ce pas, Michael ?

— Alors penses-y quand tu te décideras. Si tu veux qu’il y ait des Deacon ici pendant encore deux siècles, maman, tu ferais mieux de léguer la maison à la branche Wimbledon. Je crois me souvenir qu’ils ont eu un fils il y a une dizaine d’années. » Il regarda sa montre. « Il faut vraiment que nous partions. J’ai promis à l’inspecteur que nous serions là-bas dans deux heures. »

Elle eut un sourire quelque peu morose.

« Comme je le disais, il faut prendre la vie comme elle vient. » Elle tendit la main à Terry qui s’était levé. « Au revoir, jeune homme. Cela m’a fait plaisir de vous rencontrer.

— Ouais, moi aussi. J’espère que ça va aller pour vous, Mrs Deacon.

— Merci. » Elle leva les yeux vers lui et il fut surpris de les voir devenus soudain d’un bleu vif dans la lumière du jour venant de la fenêtre. « Quel dommage que votre mère ne puisse pas vous voir, Terry. Elle serait fier de l’homme qu’est devenu son fils. »

« Tu crois qu’elle a raison ? demanda Terry après quelques minutes de profonde méditation dans la voiture. TU crois que ma mère serait fière de moi ?

— Oui.

— Et puis, qu’est-ce que ça change, pas vrai ? À l’heure qu’il est, elle est probablement morte d’une overdose, ou enfermée dans une taule quelque part. »

Deacon resta silencieux.

« De toute façon, elle m’a complètement oublié. Je veux dire, si elle tenait à moi, elle ne m’aurait pas largué. » Il regarda par la vitre d’un air abattu. « C’est pas ton avis ? »

Oui, pensa Deacon.

« Pas nécessairement, répondit-il, tandis qu’il prenait la bretelle d’accès à l’autoroute. Si l’on t’a mis à l’Assistance publique parce qu’elle est allée en prison, cela ne veut pas dire qu’elle ne tenait pas à toi. Cela signifie seulement qu’elle n’avait pas les moyens de te prendre en charge.

— Pourquoi elle est pas venue me chercher après sa libération, alors ? Près de six ans que j’ai passés là-bas. Elle aurait pas pu rester aussi longtemps en taule, sauf si elle avait refroidi quelqu’un.

— Elle a peut-être pensé que tu étais mieux sans elle.

— Je pourrais essayer de la retrouver, je suppose.

— Tu en as envie ?

— Ça me travaille quelquefois, et ensuite j’ai la trouille qu’on puisse pas se piffer, elle et moi. Si seulement j’arrivais à me rappeler comment elle est. J’aimerais pas que ce soit une vieille pute droguée qui ouvre sa saloperie de porte à tous les mecs qui veulent tirer un coup.

— Qu’est-ce que tu voudrais ?

— Une vieille rombière bourrée de fric avec une Porsche ultrarapide et personne à qui la laisser. »

Deacon se mit à rire.

« Comme tout le monde, dit-il en s’élançant sur la file rapide et en écrasant la pédale d’accélérateur, même que j’échangerais bien la mienne. »

Amanda Powell ouvrit la porte de Claremont Cottage et fronça les sourcils d’un air interrogateur en apercevant sur le perron un représentant de la police du Kent. Le froncement s’accentua à mesure qu’elle l’écoutait.

« Je ne connais personne du nom de Barry Grover et je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle il avait ma photo. Est-ce qu’il a réussi à s’introduire dans le garage ?

— Non. D’après les renseignements que l’on nous a communiqués, il a été arrêté dans votre jardin, mais il ne semble pas qu’il ait forcé la serrure d’aucun bâtiment.

— La police londonienne désire-t-elle que je rentre pour répondre à des questions ?

— C’est comme vous voudrez. On nous a seulement chargé de vous transmettre l’information. »

Elle semblait tracassée.

« La seule chose que j’ai dite à mes voisins, c’est que j’allais passer quelques jours chez ma mère dans le Kent. Qui vous a donné cette adresse ? »

L’agent consulta une feuille de papier.

« Apparemment, Grover a déclaré lors de son arrestation qu’il s’appelait Kevin Powell, de Claremont Cottage à Easeby. On nous a demandé de vérifier l’adresse et nous nous sommes aperçus qu’une certaine Mrs Glenda Powell habitait ici. Votre mère, probablement. » Il fronça les sourcils à son tour. « Il semble savoir pas mal de choses sur vous. Êtes-vous certaine de ne pas le connaître ?

— Absolument. » Elle réfléchit un instant. « Pour quelle raison le connaîtrais-je ? Que fait-il dans la vie ? »

Il regarda de nouveau le papier.

« Il travaille pour un magazine nommé le Street. » Il sentit qu’elle retenait subitement sa respiration. « Cela vous dit quelque chose ?

— Non. J’en ai entendu parler, c’est tout. »

Il écrivit quelque chose sur une page de son calepin qu’il déchira.

« L’officier chargé de l’enquête à Londres est l’inspecteur Harrison et vous pouvez le joindre au numéro du haut. Je suis l’agent Collin Dutton et mon numéro est celui du bas. Vous n’avez probablement pas à vous inquiéter, Mrs Powell. Grover est sous bonne garde et cela m’étonnerait qu’il vous embête de sitôt, mais si vous aviez le moindre problème, appelez l’inspecteur Harrison ou moi-même. Bon Noël à vous. »

Elle le vit passer devant sa BMW et se diriger vers la grille, et elle lui adressa un grand sourire lorsqu’il se retourna pour la regarder.

« Bon Noël, monsieur l’agent.

— Qu’est-ce qui se passe ? lança sa mère du salon, une note d’anxiété dans la voix.

— Rien, répondit calmement Amanda en prenant la broche à son revers et en l’enfonçant sous l’ongle de son pouce. Tout va bien. »

Deacon secoua la tête lorsque Harrison eut fini.

« En réalité, je ne sais pas grand-chose de Barry, dit-il. Ni moi ni qui que ce soit d’autre, je suppose. Il ne parle jamais de sa vie privée. » Il considéra avec dégoût la photographie ternie d’Amanda Powell posée toute seule au milieu de la table. « À ma connaissance, son seul lien avec Mrs Powell, c’est d’avoir développé une pellicule après une interview que j’avais faite avec elle. Une photographe de l’équipe avait pris des clichés – il désigna la table d’un mouvement du menton – et c’était le meilleur.

— Pourquoi Paviez-vous interviewée ?

— J’écrivais un article sur les sans-abri et les journaux avaient parlé d’elle en juin, lorsqu’un dénommé Billy Blake était mort de faim dans son garage. Nous avons pensé qu’elle avait peut-être des vues générales sur le sujet, mais ce n’était pas le cas. »

Une lueur brilla dans le regard de Harrison.

« Je savais bien que ce nom me disait quelque chose, mais je n’arrivais pas à le situer. Je me souviens de cette histoire. Et alors, pourquoi Barry continue-t-il à s’intéresser à elle ? »

Deacon alluma une cigarette.

« Je n’en sais rien, à moins que cela ait un rapport avec le fait qu’il a essayé de m’aider à identifier Billy Blake. » Il tira de sa poche intérieure une des photos du clochard. « C’est lui lorsqu’il a été arrêté il y a quatre ans. Nous pensons que Billy Blake est un faux nom et qu’il aurait pu commettre un crime autrefois. Il avait l’habitude de dormir dans le même entrepôt que Terry Dalton et Tom Beale. »

Harrison prit une enveloppe posée par terre et en vida le contenu sur la table.

« Alors ces portraits sont ceux de vos présumés suspects ? » Il prit le tirage sous-exposé de la photo d’identité de Billy. « Et ça, c’est le type qui a cassé sa pipe ? »

Deacon acquiesça.

Harrison déplia une photocopie et l’étala sur la table.

« Il lui ressemble drôlement. »

Deacon avait beau la voir à l’envers, il connaissait le visage de Billy Blake comme la paume de sa main et il resta sidéré.

Me-erde !

C’était une reproduction agrandie de la photo de Peter Fenton qui accompagnait l’article d’Anne Cattrell.

Ce petit salaud lui avait bourré le mou !

« C’est vrai, concéda-t-il, mais il faudrait un ordinateur pour être sûr. » Il étranglerait Barry si jamais la police apprenait l’histoire avant lui ! « Vous vous souvenez de James Streeter ? » Harrison hocha la tête. « C’est plutôt lui qui nous intéresse. » Sournoisement, il tourna la photo de James prise lors de la remise de son diplôme de manière qu’elle se trouve face à Harrison et la poussa à côté de celle de Billy. « Voilà probablement pourquoi Barry est si intéressé par Amanda Powell. Elle s’appelait Amanda Streeter avant que James fauche dix millions de livres et file en la laissant se dépatouiller avec les problèmes. »

Le sourire de l’inspecteur aurait fait honneur à un chat.

« C’est le même type.

— On dirait bien, n’est-ce pas ?

— Et qu’en déduisez-vous ? Que James est revenu la queue entre les jambes et qu’elle s’est arrangée pour le faire crever de faim dans son garage ?

— Possible. »

Harrison réfléchit un instant.

« N’empêche, ça n’explique pas ce que Barry fichait dans son jardin à se branler avec sa photo. » Il montra négligemment les cartes de prostituées. « Les types qui se baladent avec ce genre de trucs dans les poches m’inquiètent toujours. Et pourquoi a-t-il une photo de lui avec un gamin ? Qu’est-il arrivé à ce marmot ? »

Deacon se frotta la mâchoire avec l’ongle de son pouce.

« Vous dites qu’il n’a pas prononcé un mot depuis qu’il est là ?

— Pas une syllabe.

— Alors laissez-moi lui parler. Il me fait confiance. Je le persuaderai de vous dire ce que vous voulez savoir.

— Même s’il doit être inculpé ?

— Même s’il doit être inculpé, répondit Deacon d’un ton brusque. Je n’aime pas plus que vous les pervers et je ne tiens pas à en avoir un avec moi au boulot. »