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En tournant le coin du bâtiment de l’ancienne école reconvertie, Deacon se rappela la première fois qu’il s’était rendu à l’entrepôt des docks. C’était le même paysage désolé, qu’animaient seulement de vagues silhouettes dans des pardessus sombres. Massés à quelques pas du bord du quai, un groupe d’hommes contemplaient l’eau grise, le col relevé pour se protéger de la morsure du vent. Ils étaient plus jeunes et vêtus d’une manière plus homogène, mais le froid ne les pinçait pas moins cruellement au visage que les vagabonds de l’entrepôt. Derrière eux, des scaphandriers de la police, en combinaison de plongée, étaient ballottés à côté d’un canot pneumatique qui maintenait sa position contre le courant à quelques mètres de l’endroit où une pelouse descendait vers le fleuve jusqu’à un sentier en planches formant un chemin de halage le long de la propriété. La pelouse, bordée de chaque côté par des buissons et des plates-bandes, s’arrondissait, créant un effet de perspective avec l’eau, et Deacon se demanda si c’était une idée d’Amanda lorsqu’elle avait tracé les plans du projet de reconversion.

Il l’aperçut soudain. Vêtue de noir, elle se tenait un peu à l’écart en compagnie d’une gardienne et scrutait le fleuve avec non moins d’attention que les policiers. Comme Deacon s’avançait sur l’herbe, elle se tourna pour regarder dans sa direction, un léger sourire retroussant les coins de sa bouche. Elle leva une main pour le saluer, puis la laissa retomber, comme si elle craignait de s’être aliénée toute sympathie humaine. Il leva la main à son tour.

L’inspecteur Harrison se détacha du groupe afin d’éviter qu’il soit en contact avec Amanda. Il aperçut l’appareil photo que tenait Deacon et secoua la tête.

« Cette fois-ci, pas de photos, mon petit vieux.

— Juste une ? murmura Deacon avec un hochement de tête en direction de la femme. Pour ma collection personnelle et non pas pour la publication. Le noir lui va à ravir.

— Ça ne m’étonne pas, répliqua l’inspecteur. Elle tue ses amants après copulation.

— Alors c’est oui ou c’est non ? »

Il haussa les épaules.

« Tant pis pour vous. C’est une créature redoutable, Mike. »

Deacon se fendit d’un grand sourire.

« Bonté divine, vous êtes un mâle vigoureux ! Vous n’avez jamais eu envie d’émotions fortes ? Ne pensez-vous pas que, pour son partenaire, la contrepartie à se faire dévorer par la veuve noire, c’est la meilleure séance de baise qu’il ait jamais eue dans sa vie ?

— La dernière à coup sûr, répondit avec aigreur Harrison. Dans tous les cas, ce sera une vieille tout ce qu’il y a de plus laide quand elle aura purgé deux condamnations à perpétuité. »

Un plongeur pointa hors de l’eau un crâne luisant comme celui d’un phoque et fit un signe négatif aux hommes sur la berge. La scène était d’une beauté incolore. Ciel gris au-dessus du fleuve gris avec la forme noire du canot pneumatique se détachant sur un soleil d’hiver presque blanc. Avant que Harrison ait eu le temps de l’arrêter, Deacon leva son appareil et fixa l’instant pour la postérité.

« Rien n’est laid dans la vie, dit-il en tournant l’objectif vers Amanda et en se servant du zoom pour effectuer un gros plan, sauf si l’on veut le voir ainsi.

— Attendez que nous ayons sorti James. Vous serez sûrement d’un autre avis. » Il offrit une cigarette à Deacon. « Vous aviez raison, c’est bien De Vriess qui l’a prévenue, dit-il en mettant ses mains autour d’une allumette, excepté qu’elle ne savait pas alors d’où venait l’information. Il lui a envoyé une photocopie du rapport établi à l’origine pour l’enquête de la banque et qui donnait James comme suspect. Le pli lui est arrivé le matin du vendredi 27 avril et elle a passé le reste de la journée complètement paniquée. » Il s’interrompit pour allumer sa propre cigarette. « En principe, elle aurait dû aller le soir chez sa mère, mais elle a téléphoné à James à son bureau et lui a demandé de venir la retrouver à six heures à l’école, soi-disant pour discuter d’un ou deux problèmes apparus dans les plans de reconversion. D’après ce qu’elle raconte, elle voulait seulement découvrir la vérité, mais la discussion a dégénéré lorsque James s’est vanté d’avoir été extrêmement malin. Ils se trouvaient à l’intérieur de l’école et elle l’a poussé du haut d’un escalier. Elle pense qu’il s’est brisé la nuque en dégringolant. »

Il s’arrêta en voyant émerger un second plongeur.

« À l’en croire, le cadavre est enseveli sous les planches. C’était la première phase, obligatoire, des travaux. La reconstruction de l’ancien chemin de halage contre le droit de reconvertir l’école. Des supports avaient été installés pour étayer le sentier et elle a fourré James derrière.

— À six heures du soir au mois d’avril ? dit Deacon avec incrédulité. Il faisait encore jour.

— Elle ne l’a pas fait tout de suite. » Harrison tira longuement sur sa cigarette, s’abritant du vent avec le revers de son manteau. « Elle a laissé le corps de James au bas des marches et est partie dans le Kent en état de choc, certaine de trouver la police à son arrivée. En constatant qu’il n’en était rien, elle a commencé à se calmer et a compris qu’elle n’avait pas d’autre alternative que d’avouer le meurtre ou de se débarrasser du cadavre. Elle est revenue à deux heures du matin pendant que sa mère dormait et s’en est occupée à ce moment-là. »

Tout en écoutant Harrison, Deacon regardait Amanda.

« Elle n’est pas Arnold Schwarzenegger et il aurait fallu qu’elle travaille dans l’obscurité.

— C’est une femme pleine de ressources, répondit Harrison. Elle avait rapporté une torche électrique de chez sa mère. J’imagine qu’elle a roulé le corps jusque sur une vieille porte et qu’en utilisant le principe du levier et une pile de parpaings, elle a levé la porte assez haut pour faire glisser le corps dans une brouette. L’idée était de le balancer des planches dans la flotte en espérant que, le courant l’ayant emporté à bonne distance, on mettrait la mort de James sur le compte d’un accident tragique. Mais elle était fatiguée, elle n’a pas pu retenir la brouette et tout le chargement est passé de ce côté-ci du sentier. » Il indiqua les buissons sur la gauche. « Voilà cinq ans, la rive s’étant érodée, il y avait une cuvette d’environ deux mètres de large, aussi, plutôt que de recommencer toute l’opération avec la brouette et les parpaings, elle a expédié le cadavre la tête la première dans le trou en se disant qu’il serait emporté par le flot.

« Et ce n’est pas ce qui s’est passé ? » demanda Deacon comme son interlocuteur ne poursuivait pas.

Harrison haussa les épaules.

« Il n’a jamais refait surface, de sorte qu’elle pense qu’il a dû s’accrocher à un des supports puis qu’il a été recouvert par la pierraille et le ciment que les ouvriers ont déversés pour combler les cavités le long des planches.

— Et ils n’ont pas aperçu le corps ?

— Elle raconte qu’elle est revenue vérifier le lundi matin et qu’il n’y en avait pas trace. Après ça, elle s’est dit que c’était seulement une question de temps avant que l’un de nous vienne frapper à sa porte pour lui dire que, loin de s’être enfui, James était mort depuis des semaines.

— Mais ça ne s’est jamais produit ?

— Non. Cette garce a du pot.

— S’il est enterré sous une tonne de graviers, qu’est-ce qu’espèrent trouver les plongeurs ?

— N’importe quoi indiquant qu’elle dit la vérité. Des objets métalliques : sa montre Rolex, sa boucle de ceinture, des clous de soulier, des boutons, ou même sa fermeture Éclair de braguette. S’ils ramènent quelque chose, nous attaquerons le remblai afin de récupérer le squelette de ce pauvre crétin. »

Deacon regarda de nouveau Amanda.

« Pourquoi ne dirait-elle pas la vérité ?

— Personne n’arrive à comprendre pourquoi elle a soudain décidé de vider son sac. Elle a de fortes chances de s’en sortir en ce qui concerne le meurtre de De Vriess dans la mesure où le témoignage de Barry au sujet du viol lui permet de plaider la légitime défense. Nous continuons à essayer d’établir la préméditation, mais sans grand succès. Il n’y a aucune trace d’appels téléphoniques, aucune preuve qu’elle ait laissé sa voiture à Douvres et si Nigel est jamais allé à Sway, personne ne l’y a vu. » Il fit un signe de tête en direction de l’eau. « Alors pourquoi nous faire un pareil cadeau ? Qu’espère-t-elle en agissant ainsi ?

— Se soulager la conscience », suggéra Deacon.

Harrison laissa tomber son mégot sur l’herbe et l’écrasa avec la pointe de sa chaussure.

« Vous êtes un romantique, Mike ! Nous sommes à la fin du XXe siècle et les gens n’ont plus aucune conscience. Seulement des avocats retors. Croyez-vous vraiment qu’Amanda nous aurait parlé de James si elle n’avait pas été inculpée du meurtre de De Vriess ? » Il secoua la tête. « Elle a senti s’accroître la pression pour qu’elle s’explique sur la disparition de James et elle ne peut pas se permettre d’avoir deux procès différents pour deux meurtres différents. Il est possible qu’elle soit innocentée une fois, mais deux sûrement pas et la dernière chose qu’elle souhaite, c’est qu’on découvre James alors qu’elle aurait échappé à une condamnation dans l’affaire De Vriess. Je parie que le peu qu’il reste de lui ne sera pas suffisant pour montrer comment il est mort, et elle veut être certaine, avant de se retrouver devant un tribunal, qu’elle ne risque pas une nouvelle inculpation. Où est la conscience là-dedans, dites-le-moi ? »

Deacon ne répondit pas tout de suite et ils observèrent en silence l’activité des plongeurs dans le fleuve.

« Comment s’est-elle aperçue que la photocopie concernant la fraude avait été envoyée par De Vriess ? demanda-t-il.

— Il lui a téléphoné pour lui exprimer sa sympathie après la disparition de James et c’est alors qu’il en a parlé. Il voulait l’avertir que James risquait d’être arrêté, mais ne pouvait pas le faire officiellement en raison de sa position au conseil d’administration. Elle conteste votre théorie comme quoi il lui aurait fait du chantage, continua-t-il. D’après elle, Nigel ignorait tout de la mort de James et, jusqu’à ce qu’il force sa porte et la viole, leurs relations avaient toujours été strictement amicales. »

Deacon laissa échapper un petit rire, qui fut emporté par le vent.

« Elle peut difficilement dire autre chose, si elle veut plaider la légitime défense. »

Harrison le dévisagea avec curiosité.

« Pourquoi tenez-vous tellement à prouver le contraire ?

— Plus maintenant.

— Je ne vous suis pas. »

Deacon écrasa à son tour son mégot par terre.

« Tout ce qui m’intéresse, c’est qu’elle ait avoué avoir tué James. En ce qui concerne Nigel, je dirais qu’il n’a eu que ce qu’il méritait, qu’il l’ait violée une fois ou cent.

— Mais vous êtes fichtrement sûr qu’il s’agit de la seconde hypothèse.

— Oui. » Il enfonça ses mains dans ses poches pour les réchauffer. « À mon avis, elle lui appartenait corps et âme parce qu’il savait qu’elle avait tué son mari. J’ai discuté avec l’associé de Lawrence et il parle de De Vriess comme d’une brute épaisse. D’après lui, Nigel n’aurait pas hésité à abuser d’une femme s’il avait eu un moyen de pression sur elle. » Il leva un sourcil amusé. « Écoutez, il doit bien y avoir une raison au meurtre de ce salaud. Si vous arrivez à gober qu’elle a tué deux hommes en état de légitime défense, pas moi. Je pense qu’elle n’a pas cessé pendant ces cinq dernières années de réfléchir à la manière dont elle pourrait se débarrasser de Nigel et que, lorsque John Streeter lui a téléphoné pour l’informer de son changement de tactique, ç’a été le coup de pouce dont elle avait besoin. Être en butte à des communiqués de presse diffamatoires qu’aucun rédacteur en chef sensé ne toucherait même avec des pincettes est une chose et c’en est une autre de rester les bras croisés pendant que les gens dont vous avez le plus à craindre s’allient sur les conseils d’un journaliste. »

Harrison fit la grimace.

« Où sont les preuves ? Les théories fumeuses n’ont jamais fait progresser la justice.

— En l’occurrence si, riposta aimablement Deacon. La justice a fait un pas en avant à l’instant même où elle a avoué avoir tué James et vous pouvez en remercier Billy Blake. C’est lui qui l’a persuadée de parler.

— Vous ne voulez pas dire qu’elle l’a tué lui aussi ?

— Non. Billy est mort de négligence.

— Comment expliquez-vous que Nigel ait donné l’adresse d’Amanda à Billy ?

— Il ne la lui a pas donnée. Il se trouvait à l’étranger les deux dernières semaines de mai. » Il songea à la femme aigrie qui lui avait lâché ce qu’elle avait sur le cœur lorsqu’il lui avait parlé quelques jours plus tôt. « C’est Fiona qui a dit à Billy où trouver Amanda. »

Dieu sait que je l’ai toujours détestée… Elle a ruiné ma vie… C’est à cause d’elle que nous avons divorcé, Nigel et moi, et voilà qu’elle l’a tué… Oui, j’ai dit à ce vieux clochard où elle habitait… Il était complètement cinoque… Il prétendait être l’instrument de la volonté divine… Et puis il m’a demandé son adresse… Si cela ne me dérangeait pas d’envoyer un fou chez elle ?… Pas le moins du monde. Cela m’amusait plutôt… Oh, j’ai toujours su où elle était et comment elle se faisait appeler… J’aurais été bien bête de me priver de ce plaisir…

Il y eut une soudaine animation dans l’eau, tandis qu’un plongeur émergeait en faisant de grands gestes en direction des spectateurs sur la rive. Harrison s’approcha en compagnie d’un groupe de policiers, laissant Deacon libre de franchir la vingtaine de mètres qui le séparaient d’Amanda Powell. Elle avait les yeux tournés vers lui et non vers le fleuve, et comme la première fois où il l’avait rencontrée, il se sentit attiré par le charme étrange qui se dégageait d’elle.

Il se demanderait souvent pourquoi il n’avait pas marché dans sa direction.

Au lieu de cela, faisant demi-tour, il avait remonté la pente sans se retourner.

THE STREET, FLEET STREET, LONDRES EC4

 

Lawrence Greenhill

23, Wharf Way Londres E14

22 janvier 1996

 

Cher Lawrence,

Pouvez-vous m’éclairer sur ce qui suit ? En feuilletant votre journal, hier soir, j’ai lu par hasard ce passage.

Londres -19 décembre 1949. Une nouvelle cliente, Mrs P., veuve de guerre, est venue me voir aujourd’hui pour me demander conseil au sujet de la grossesse de sa fille de treize ans. Devrait-elle engager des poursuites contre l’homme en question ou se contenter de ne rien dire pour le bien de l’enfant ? À sept mois ou plus, la grossesse est trop avancée pour qu’un avortement soit possible – la pauvre femme pensait qu’il ne s’agissait que de rondeurs d’adolescente et je la plains de tout mon cœur. Elle avait reçu G. S. chez elle comme un ami. Il a vingt-sept ans, soit seulement cinq ans de moins qu’elle, et elle était flattée de ses attentions. Elle semble totalement désemparée, car elle songeait à l’évidence à se remarier et ses espoirs ont été anéantis lorsqu’elle a découvert qu’il se souciait davantage de séduire sa fille, V. Je lui ai conseillé de garder le silence et de mettre l’enfant en adoption, et je lui ai donné l’adresse d’un couvent à Colchester où sa fille pourra se rendre avant que son état n’attire l’attention de ses amis et de ses professeurs. Les religieuses trouveront des parents convenables le moment venu. Néanmoins je me sens en conflit avec moi-même ce soir. Dans quel monde vivons-nous où des enfants innocents, rendus orphelins par la guerre, deviennent la proie de monstres ? Ne faudrait-il pas qu’un tel individu soit poursuivi, même si c’est aux dépens de la réputation de sa malheureuse victime ?

Terry y voit un effet du destin. Est-ce possible ? Ou est-ce l’œuvre de votre dieu ? J’aurais dû vous mettre au centre de mon schéma plutôt que Billy Blake, car c’est vous qui déteniez la clé des deux histoires. Billy continuait à chercher la vérité quand vous la connaissiez depuis le début.

Amitiés,

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P. -S. J’ai suivi votre conseil et réexpédié Barry chez sa mère alors qu’il s’était soûlé pour la troisième soirée consécutive. C’est la faute de Terry. Il passe son temps à asticoter le pauvre bougre. Cela dit, je ne peux plus supporter les protestations d’amour !