8

La bagarre qui éclata dans l’entrepôt prit rapidement un tour sanglant. Elle avait été déclenchée par l’un des schizophrènes les plus agressifs, qui s’était mis en tête que son voisin voulait le tuer. Sortant un couteau à cran d’arrêt de sa poche, il le lui plongea dans le ventre. Les cris d’orfraie poussés par la victime agirent sur les autres occupants comme un signal d’alarme. Certains accoururent à la rescousse, tandis que les autres, pris de peur, fuyaient en désordre. Terry Dalton et le vieux Tom ramassèrent des bouts de tuyaux de plomb et se jetèrent dans la mêlée afin de rétablir la paix, mais l’agresseur, tel un chien enragé, ignora la pluie de coups qui s’abattait sur son dos pour concentrer toute son énergie sur sa proie. Comme c’est souvent le cas dans ce genre d’altercation, le calme ne revint que lorsque, battu, meurtri et complètement à bout de forces, l’assaillant se retira pour panser ses blessures.

Tom s’accroupit devant la forme pitoyable de l’homme poignardé recroquevillé sur lui-même.

« C’est ce pauv’ Walter, dit-il. C’t enfoiré de Denning, y l’a drôlement assaisonné. S’il est pas encore crevé, ça va pas demander longtemps. »

Tremblant de la tête aux pieds après cette montée d’adrénaline, Terry jeta rageusement son bout de tuyau par terre, puis ôta son manteau, découvrant son corps frêle.

« Tiens, mets ça sur lui. Qu’il reste au chaud. Je vais appeler une ambulance. Et préparez-vous pour l’arrivée des cognes. Ce coup-ci, je le fais coffrer pour de bon. Il est trop violent, cet enfant de salaud.

— Tu t’fourres l’doigt dans l’œil, fiston. Y a personne qui va t’remercier si tu nous balances les flics su’ l’paletot. Le Walt, on va l’embarquer dehors. Vu que le pauv’ bougre saigne comme un goret, avec le raisin que ça fera sur l’trottoir, y croiront à une bande de loubards.

— Non, répliqua sèchement Terry. Si tu le bouges, tu vas l’achever encore plus vite. » Il serra les poings. « On a des droits, Tom, comme tout le monde. Celui de Walt, c’est d’avoir au moins une chance de s’en sortir et le nôtre, c’est de nous débarrasser d’un barjot.

— Y a pas de droits en enfer, fiston, riposta Tom avec énergie, et toutes ces salades sur la dignité humaine dont Billy t’a bourré le crâne, j’en ai rien à cirer ! Si tu fais venir la rousse et les emmerdes, ça sera pas que pour Denning. Avant d’les appeler, tu ferais bien d’penser un peu à ce que t’as à leur cacher toi aussi. »

Il passa sa main noueuse sur le visage du blessé.

« Walt est foutu de toute façon, alors qu’il crève là ou ailleurs, qu’est-ce que ça change ? Denning, on s’en occupera nous-mêmes. On l’flanquera à la rue, où y sera sûrement pas long à crever d’froid. Groggy comme il est, y risque pas d’faire des histoires. »

Il parlait avec l’autorité d’un homme qui s’attend à être obéi. Deacon avait beau penser que la vivacité d’esprit de Terry lui permettait de dominer le groupe, c’était Tom le chef de l’entrepôt, et la philosophie de Tom ne laissait guère de place aux sentiments. Il avait trop vu mourir de clochards pour s’attendrir sur celui-là.

« NON ! rugit l’adolescent en se dirigeant vers la porte. Touche à Walt et t’auras affaire à moi. Merde, on n’est pas des sauvages, alors on va pas se conduire en sauvages ! T’AS COMPRIS ? »

Il se fraya brutalement un passage dans la foule massée autour de la porte.

Le téléphone sonna dans l’appartement de Deacon alors qu’il sortait de la douche.

« Je voudrais parler à Michael Deacon, fit une voix pressante.

— C’est lui-même, répondit-il en se frictionnant les cheveux avec une serviette.

— Tu te rappelles cet entrepôt où t’es venu y a une quinzaine de jours ?

— Oui. » Il reconnut son correspondant. « C’est Terry ?

— Ouais. Écoute, tu veux toujours des tuyaux sur Billy Blake ?

— Tout à fait.

— Alors sois à l’entrepôt dans une demi-heure et prends un appareil photo avec toi. Ça t’est possible ?

— Qu’y a-t-il de si urgent ?

— Les flics vont arriver et y a là des affaires qui appartenaient à Billy. Ça m’étonnerait que les barricades tiennent plus d’une demi-heure. Tu viens ?

— J’y serai. »

Emmitouflé dans une grosse veste, un bonnet noir enfoncé sur son crâne rasé, Terry Dalton surveillait l’arrivée de Deacon adossé à l’angle du bâtiment. Au moment où celui-ci se rangeait le long du trottoir devant un car de police vide, il se décolla du mur pour aller à sa rencontre.

« Y a eu de la chicore, murmura-t-il d’une voix précipitée tandis que Deacon descendait de voiture, et c’est moi qui ai appelé les flics. J’ai pensé que ça serait peut-être pas mal de mettre un journaliste dans le coup. Tom prétend qu’ils vont se servir de ce prétexte pour nous expulser et même nous coller un tas de trucs sur le dos, mais on a des droits et je tiens à ce qu’ils soient respectés. En échange, je te dirais tout ce que je sais sur Billy. Ça te va ? » Il releva la tête au moment où un autre car de police débouchait au coin de la rue. « Magne-toi. On n’a pas beaucoup de temps. T’as l’appareil photo ? »

Quelque peu déconcerté par ces bribes d’informations, Deacon se laissa entraîner vers le mur latéral du bâtiment.

« Dans ma poche.

— Y a une brèche dans une des fenêtres par où on peut se faufiler sans être vus des flics, expliqua Terry avec force gestes tout en marchant. Si je te fais entrer, ils penseront que tu étais déjà là.

— Et les policiers qui se trouvent sur place ?

— Il n’y en a que deux et ils sont arrivés après les toubibs. Ils n’ont sûrement aucune idée de qui était là et qui ne l’était pas. Il fait trop noir là-dedans et la seule chose qui les intéressait, c’était de maintenir Walt en vie. Ils n’ont commencé à poser des questions qu’il y a cinq minutes, quand l’ambulance est repartie. » Il écarta un morceau de planche. « Bon. Souviens-toi. C’est Walter qui s’est fait poignarder et un psycho du nom de Denning qui l’a saigné. Si tu te trouvais là depuis un moment, il vaut mieux que tu le saches. »

Deacon posa une main sur l’épaule du garçon à l’instant où il s’apprêtait à enjamber la fenêtre.

« Minute. Je ne suis pas avocat. Quels sont ces droits que tu veux que je protège ? Et qu’attends-tu de moi ? »

Terry se retourna.

« Prends des photos, n’importe quoi. Est-ce que je sais, bon Dieu ? Sers-toi de ton imagination. » Son visage fit place à de la colère devant le hochement de tête dubitatif de Deacon. « Écoute, espèce d’enfoiré, tu as dit que tu voulais montrer que la vie de Billy avait de l’intérêt. Eh bien, commence par prouver que Walt, Tom, moi et tous les pauvres cons qui croupissent là-dedans en ont. Ce n’est peut-être qu’un sale trou à rats, mais en tant qu’occupants on a des droits parce que c’est là qu’on habite. C’est moi qui ai prévenu les flics, pas eux qui sont venus voir ce qui se passait, ils n’ont donc pas à nous traiter comme de la merde. » Ses yeux clairs se rétrécirent tout à coup en une expression de désespoir. « Billy n’arrêtait pas de répéter que la liberté de la presse est l’arme la plus puissante du peuple. Ne me dis pas qu’il s’est gouré. »

« Allez, vous autres, dehors ! beugla un agent surmené en poussant des corps réfractaires. Amenez-vous au jour qu’on puisse vous voir. » Il attrapa un homme par le bras et le força à pivoter en direction de la sortie. « Dehors ! Dehors ! »

Le flash de l’appareil de Deacon le fit sursauter et il se retourna, bouche bée, pour recevoir un second éclair. Un silence subit tomba sur l’entrepôt tandis que des étincelles transperçaient les ténèbres en une succession rapide.

« On les mettra côte à côte en première page », dit Deacon, en dirigeant son appareil photo vers un autre policier en train de décocher des coups de pied à un homme endormi, « avec une légende du genre “La police utilise les méthodes des SS contre les sans-abri”. » Il braqua de nouveau l’objectif sur le premier policier. « Ou pourquoi pas : “Raus ! Raus ! Raus !” ? Cela devrait rappeler des souvenirs aux braves gens.

— Qui donc êtes-vous ?

— Et vous-même ? répliqua Deacon en abaissant son appareil pour lui remettre sa carte. Je m’appelle Michael Deacon et je suis journaliste. Puis-je avoir votre nom, s’il vous plaît, ainsi que celui des autres fonctionnaires présents ? » Il sortit son carnet.

Un policier en civil intervint.

« Inspecteur Harrison. Je peux peut-être vous aider. »

C’était un solide gaillard d’une trentaine d’années à l’air sympathique, avec de fins cheveux blonds qui voletaient dans le courant d’air provenant de la porte de l’entrepôt. Ses yeux se plissèrent en un sourire aimable.

« Pour commencer, pourriez-vous m’expliquer ce qui se passe ici ? dit Deacon.

— Mais certainement. Nous demandons à ces messieurs d’évacuer les lieux où s’est produite une tentative de meurtre. Comme il ne reste qu’un endroit disponible, à savoir dehors, nous les avons priés de quitter le bâtiment. »

Deacon leva de nouveau son appareil, le pointa sur le fond de l’entrepôt et prit une vue en enfilade de l’immense salle.

« En êtes-vous sûr, inspecteur ? J’ai l’impression qu’il y a des hectares d’espace libre là-dedans. Et d’ailleurs, depuis quand la police a-t-elle adopté cette méthode ?

— Quelle méthode ?

— Virer les gens de chez eux quand un crime a été commis. La procédure normale n’est-elle pas qu’on les invite à s’asseoir dans une autre partie de la maison, de préférence la cuisine, où ils pourront se préparer une tasse de thé pour se calmer les nerfs ?

— Écoutez, cette affaire n’est pas une bagatelle, comme vous pouvez le constater. Nous enquêtons sur un homicide. La moitié de ces zèbres sont bourrés d’alcool ou de drogue. Le seul moyen que nous ayons de comprendre ce qui s’est passé, c’est de les dégager tous de là et de remettre un peu d’ordre.

— Vraiment ? fit Deacon en continuant à prendre des photos. Je croyais que la première chose que l’on faisait habituellement, c’était de demander aux témoins qui savent quelque chose de s’avancer. »

Un bref instant, l’inspecteur abandonna sa réserve et l’objectif de Deacon enregistra son expression méprisante.

« Ces loustics ne connaissent même pas le sens du mot coopération. Enfin… – il éleva la voix – un homme a été poignardé ici il y a à peine une heure. Si quelqu’un a assisté à la scène ou possède des renseignements à ce sujet, peut-il faire un pas en avant ? » Il attendit quelques secondes, puis sourit avec bonne humeur à Deacon. « Satisfait ? À présent peut-être allez-vous nous laisser continuer notre boulot ?

— Moi, j’ai tout vu ! » lança Terry en sortant de derrière Deacon. Ses yeux fouillèrent l’obscurité à la recherche de Tom. « Et j’étais pas le seul, même si ça en a tout l’air vu le courage des autres. »

Le silence accueillit cette remarque.

« Bon Dieu, vous me faites pitié ! continua-t-il d’un ton cinglant. Pas étonnant que les poulets vous traitent comme des moins que rien. C’est tout ce que vous savez faire, pas vrai ? Vous allonger dans le caniveau pour que n’importe qui vous marche dessus ! » Il cracha sur le sol. « Voilà ce que je pense des types qui préfèrent laisser un psycho courir calmos les rues plutôt que de faire le plus petit geste et de se conduire comme des êtres responsables une seule fois dans leur putain de vie.

— Bon, ça va, fit une voix hargneuse au milieu de la foule. Arrête ton baratin, fiston, pour l’amour du ciel. » Tom se fraya un chemin jusqu’à Terry et lui lança un regard peu amène. « Ou tu vas bientôt devenir aussi casse-couilles que l’archevêque de Canterbury. » Il eut un hochement de tête à l’adresse de l’inspecteur. « Quoi de neuf, m’sieur Harrison ? »

L’attitude de l’inspecteur changea subitement. Il se fendit d’un large sourire.

« Ça alors ! Tom Beale ! Je te croyais mort. Ta femme aussi. »

Le visage se Tom se plissa en une expression de dégoût.

« Pour ce qu’elle en a à cirer, ça ferait pas grande différence. La dernière fois que vous m’avez coffré, elle m’a envoyé paître et j’l’ai jamais plus revue ni eu de ses nouvelles.

— Des bobards ! Elle m’a harcelé pendant des mois après qu’on t’a relâché pour savoir où tu étais. Pourquoi diable n’es-tu pas rentré à la maison comme tu aurais dû le faire ?

— À quoi que ça aurait servi ? répondit Tom d’un ton morose. Elle m’avait bien dit qu’elle voulait plus d’moi. N’empêche, ça lui a pas porté bonheur, à c’te bourrique. Voilà deux ans, j’me suis dit que j’allais lui rendre une petite visite et y avait des étrangers plein la cambuse. Ça m’en a fichu un coup, croyez-moi !

— Cela ne signifie pas qu’elle soit morte, grâce au ciel. La municipalité l’a installée dans un appartement, six mois après ton escapade. »

Tom parut content.

« C’est vrai ? Croyez qu’elle a envie de me r’voir ?

— J’en donnerais ma main à couper. » L’inspecteur se mit à rire. « Que dirais-tu de passer Noël chez toi ? Dieu seul sait pourquoi, mais tu es probablement le cadeau que ta vieille attend. » Il tourna sa montre vers la lumière. « Bien mieux, si nous en avons fini rapidement avec tout ce bastringue, je te conduis chez toi pour le souper. Qu’en penses-tu ?

— Ça m’va, m’sieur Harrison.

— Bon, alors commençons par le nom et le signalement de tous ceux qui ont participé à la bagarre.

— Y a que ç’ui-là, répondit Tom en désignant d’un signe de tête l’homme endormi près duquel se tenait un policier. C’est l’salaud que vous cherchez. Il est dans l’cirage pour l’instant, vu qu’y vient de piquer sa crise, mais j’vous conseille de faire gaffe quand vous l’interrogerez. Comme dit Terry, c’est un psycho et il a toujours le couteau sur lui. » Il tira un cigare d’une de ses poches. « Nous, on veut pas d’embrouilles alors qu’on s’arrange si bien. Vous voulez que j’vous dise, m’sieur Harrison ? J’ai jamais été aussi heureux de ma vie de voir débarquer les roussins. Tenez, j’vous offre un cigare pour la peine. »

En bon professionnel, Deacon s’empressa d’appuyer sur le bouton de son appareil et réussit à tirer quelques livres sterling de la photo en la vendant à une agence. Elle fut reproduite après Noël par un quotidien, sous le titre « Prenez donc un cigare, m’sieur l’agent », avec un récit larmoyant des retrouvailles de Tom et de sa femme ainsi que du rôle joué par l’inspecteur Harrison dans ce mini-drame. Une interprétation des plus fantaisiste, concoctée par un membre de la rédaction pour renforcer l’euphorie du nouvel an, la vérité étant que Tom préférait la compagnie des hommes, sa femme la compagnie de son chat et que l’inspecteur Harrison était devenu furieux en découvrant que le cigare provenait d’un chargement volé.

L’épisode laissa à Deacon un goût amer. Il fut ulcéré par la confusion créée entre la nécessaire impartialité incombant à la police et la sympathie d’un simple inspecteur à l’égard d’un laissé-pour-compte. La vérité était autre. La vérité, c’est que l’espèce de taudis dans lequel vivait Terry était gouvernée par des épaves et que seule importait la manière dont un homme était mort.

Terry le rattrapa alors qu’il déverrouillait la porte de sa voiture.

« Ils veulent que j’aille faire une déposition au commissariat.

— Et alors ?

— J’ai pas envie. »

Deacon aperçut un peu plus loin le policier qui avait suivi Terry.

« Il faut savoir ce qu’on veut dans la vie. Si tu tiens à ce que tes droits soient respectés, tu dois faire preuve d’un peu de bonne volonté en échange.

— J’irai si tu viens avec moi.

— Ça ne servirait à rien. Seuls les avocats sont admis dans les salles d’interrogatoire. » Il scruta le visage anxieux de l’adolescent. « Pourquoi ce brusque revirement ? Il y a à peine vingt minutes, tu étais tout feu tout flamme.

— Ouais, mais pas pour aller seul chez les flics.

— Tom sera avec toi. »

Le garçon eut une moue désabusée.

« Il se fiche bien de moi ou de Walt. Tout ce qui l’intéresse, c’est de lécher le cul à l’inspecteur pour qu’il le ramène chez sa bergère. Il me collera dans la merde en moins de deux si ça l’arrange.

— Que sait-il que nous ignorons ?

— Que j’ai seulement quatorze ans et que je ne m’appelle pas Terry Dalton. Je me suis enfui d’un foyer à l’âge de douze ans et j’y suis jamais retourné. »

Bon Dieu ! « Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne gazait pas ?

— Le fumier qui s’en occupait était un sale pédé, voilà pourquoi. » Terry serra les poings. « Si j’avais pu, je l’aurais tué, et si on me renvoie là-bas, c’est ce que je ferai. T’as intérêt à le croire. » Il parlait avec une agressivité intense. « Billy le croyait, lui. C’est pour ça qu’il m’avait à l’œil. Il disait qu’il ne voulait pas avoir un second meurtre sur la conscience. »

Deacon referma la porte de sa voiture.

« D’où me vient le sentiment que mon sort est indissolublement lié à celui de Billy Blake ?

— Je pige pas.

— Mourir d’inanition, tu sais ce que c’est ? » Il donna au garçon une légère tape sur la nuque. « Il n’y a rien à manger chez moi, grommela-t-il et j’avais prévu de faire toutes mes courses cet après-midi. Demain, ça va être le cauchemar. » Il poussa Terry vers le policier. « Pas de panique, déclara-t-il d’une voix plus douce en sentant l’adolescent se raidir. Je ne t’abandonne pas. Contrairement à Tom, je n’ai aucune envie de revoir l’une ou l’autre de mes femmes. »

* *
*

« Lawrence ? C’est Michael – Michael Deacon… Oui, en fait, j’ai un problème. J’ai besoin qu’un avocat respectable dise deux ou trois petits mensonges pour moi… Seulement à la police. » Il écarta le téléphone portable de son oreille. « Écoutez, c’est vous qui m’avez conseillé de prendre une bestiole, alors je pensais que vous me deviez bien un coup de main dans l’histoire… Non, ce n’est pas un chien enragé et il n’a mordu personne. C’est un pauvre animal égaré et sans défense… Je ne peux pas prouver qu’il m’appartient et ils ont l’air de vouloir le garder pour Noël… Oui, je suis bien d’accord. C’est une honte… Tout à fait. Ce qu’il me faut, c’est un répondant… Vous voulez bien ? Formidable ! Au commissariat de l’île-aux-Chiens. Je vous rembourserai le taxi dès que vous y serez. »

Terry était tassé sur le siège de la voiture de Deacon dans une rue adjacente de l’East End.

« Tu aurais mieux fait de lui dire la vérité. Il va attraper un coup de sang en voyant qu’il s’agit de moi. Jamais il n’acceptera de les baratiner pour un gus qu’il ne connaît même pas. » Il posa la main sur la poignée de la porte. « Je préfère me barrer pendant qu’il est encore temps.

— N’y compte pas, répliqua Deacon d’un ton détaché. J’ai promis à l’inspecteur Harrison que tu serais au commissariat à cinq heures et tu y seras. » Il offrit une cigarette à l’adolescent. « Écoute, personne ne t’a forcé à faire cette déposition. Tu es volontaire, ce qui signifie que tu ne risques rien, sauf si Tom décide de cracher le morceau. Et même dans ce cas, on te traitera avec des gants parce que la loi interdit d’interroger un mineur hors de la présence d’un adulte. Je te garantis que les choses n’iront pas jusque-là, mais si cela se produisait, Lawrence te tirerait du pétrin.

— Ouais, mais…

— Fais-moi confiance. Si Lawrence affirme que tu t’appelles Terry Dalton et que tu as dix-huit ans, la police le croira. Il est très convaincant. Il tient à la fois du pape et d’Albert Einstein.

— C’est un putain d’avocat. Si tu lui dis la vérité, il s’empressera de la répéter aux flics. C’est ce que font tous ces mecs-là.

— Non, répondit Deacon avec plus d’assurance qu’il n’en éprouvait réellement. Ils représentent les intérêts de leurs clients. Et, de toute façon, je ne lui dirai rien à moins d’y être obligé. »

Terry avait un grand sourire en quittant la salle d’interrogatoire.

« Vous v’nez ? » lança-t-il à Deacon et à Lawrence, assis dans la salle d’attente, tandis qu’il se dirigeait vers la sortie.

Ils le rejoignirent dans la rue.

« Alors ? demanda Deacon.

— Du billard. Il ne leur est même pas venu à l’idée que je n’étais pas ce que je disais. » Il se mit à rire.

« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Ils m’ont dit de faire gaffe à Lawrence et à toi. Ils pensaient que vous n’étiez que deux tapettes qui cherchent à se farcir un môme. Sans quoi, vous ne seriez pas restés là à poireauter alors que je faisais seulement une déposition.

— Dieu tout-puissant ! rugit Deacon. Et qu’est-ce que tu leur as répondu ?

— Qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter parce que je ne mangeais pas de ce pain-là.

— Magnifique ! On nous accuse d’être des pervers tandis que tu passes pour une oie blanche.

— Ça m’en a tout l’air », fit Terry en s’abritant prudemment derrière Lawrence.

Celui-ci poussa un gloussement joyeux.

« À vrai dire, je suis flatté qu’on me croie encore capable d’un tel exercice. » Il prit le bras de Terry et marcha en direction du pub qui faisait le coin. « Comment avez-vous dit ? Tapette ? Naturellement je suis un très vieil homme qui n’est guère au courant des expressions modernes, mais il me semble que je préfère homosexuel. » Il marqua un arrêt devant le pub afin que Terry lui ouvre la porte. « Merci », dit-il en agrippant la main du garçon pour s’y appuyer, avant de gravir avec prudence la marche de l’entrée.

Terry se tourna vers Deacon et lui lança un regard angoissé qui signifiait clairement : Le vieux m’a pris la main, je suis sûr que c’est une sale tantouse, mais Deacon lui répondit par un sourire féroce. « Bien fait », fit-il silencieusement en les suivant à l’intérieur.

Barry Grover leva la tête, l’air passablement coupable, en entendant le gardien ouvrir la porte des archives.

« Très bien, fiston, et maintenant du balai ! lança d’une voix ferme Glen Hopkins. Les bureaux sont fermés et vous devriez être en vacances. »

C’était un quartier-maître à la retraite réputé pour son franc-parler. Après de longues délibérations, et ayant eu vent des ragots colportés par les femmes travaillant au journal, il avait décidé de prendre le petit homme en main. Il savait exactement ce qui n’allait pas chez lui, rien qui ne puisse se résoudre par quelques conseils pratiques et un langage direct. Des types comme Barry, il en avait connu dans la marine, même s’ils étaient habituellement plus jeunes, il est vrai.

Barry dissimula ce qu’il était en train de faire.

« Je travaille sur quelque chose d’important, répondit-il d’un ton hautain…

— Allons, inutile de me la faire ! Nous savons très bien tous les deux ce que vous fabriquez et cela n’a rien à avoir avec le travail. »

Barry ôta ses lunettes et darda vers l’autre bout de la pièce un regard d’aveugle « Je regrette, mais je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Oh si, vous le savez, et ce n’est pas sain du tout, fiston ! » Glen s’approcha d’un pas pesant. « Croyez-moi, un homme de votre âge devrait être dehors en train de s’amuser au lieu de rester enfermé dans le noir à reluquer des photos. Tenez, j’ai là quelques cartes avec les noms et les adresses marqués dessus, et le meilleur conseil que j’aie à vous donner, c’est d’en choisir une qui vous plaise et de téléphoner. Ça vous coûtera un peu d’oseille et il vous faudra une capote, mais vous verrez du pays, si vous saisissez ce que je veux dire. Il n’y a pas de honte à se faire aider un peu au début. » Il donna à Barry une tape paternelle sur l’épaule. « Ça vous paraîtra bien plus excitant en vrai qu’un paquet de photos. »

Barry rougit jusqu’aux oreilles.

« Vous ne comprenez pas, Mr Hopkins. Je travaille sur un projet pour Michael Deacon. » Il découvrit les photographies de Billy Blake et de James Streeter. « C’est une histoire sensationnelle.

— Ce qui explique, je présume, répliqua Glen d’un ton ironique, que Mike soit occupé à vous aider à l’autre table au lieu de faire la noce comme toujours. Allons, fiston, il n’y a pas d’histoire même sensationnelle qui ne puisse attendre jusqu’après les fêtes. Vous me direz que ça ne me regarde pas, mais je suis bon juge des problèmes d’un homme et ce n’est pas de rester ici qui va résoudre les vôtres. »

Barry eut un mouvement de recul.

« Ce n’est pas ce que vous croyez, marmonna-t-il.

— Vous vous sentez seul, mon gars, et vous ne savez pas comment arranger ça. Votre maternelle est plutôt du genre à fourrer son nez partout – n’oubliez pas que c’est moi qui réponds au téléphone quand elle appelle le soir – et, si je peux me permettre, il y a beau temps que nous ne devriez plus être pendu à ses jupes. Tout ce qu’il vous faut, c’est un peu de confiance en vous histoire de mettre le pied à l’étrier et il n’y a pas de loi qui interdise de payer pour ça. » Un sourire éclaira soudain le visage lugubre. « À présent, fichez le camp d’ici et offrez-vous un de ces cadeaux de Noël comme on ne les oublie pas. »

Affreusement humilié, Barry n’eut pas d’autre solution que de ramasser les cartes et de partir, mais la honte qu’il éprouvait lui avait mis les larmes aux yeux et il battit des paupières d’un air pitoyable en se retrouvant sur le trottoir tandis qu’on fermait la porte derrière lui. Il avait tellement peur que Glen l’interroge sur la manière dont cela s’était passé qu’il finit par se diriger vers une cabine téléphonique, d’où il appela le premier numéro de l’échantillonnage que l’homme lui avait préparé. S’il avait su que, dans sa croyance naïve aux bienfaits universels du sexe, Glen avait pour habitude de passer des cartes de prostituées à tous les collègues hommes dont il estimait qu’ils traversaient une mauvaise passe, Barry aurait probablement réfléchi à deux fois à ce qu’il était en train de faire. En l’occurrence, il songea que sa virginité ne manquerait pas de susciter les commérages s’il ne répondait pas aux attentes de Glen et c’est plus par crainte d’être en butte aux railleries des employés qu’alléché par les plaisirs qui l’attendaient qu’il accepta de payer cent livres pour Fatima, les Délices de la Turquie.