11

Lorsque, frottant son crâne rasé et bâillant de sommeil, Terry finit par émerger de sa chambre, vêtu d’un vieux t-shirt et d’un caleçon usé appartenant à Deacon, il eut la mauvaise surprise de découvrir que ses vêtements étaient encore humides.

« Je peux tout de même pas sortir avec tes fringues pourries, Mike. J’veux dire, j’ai une réputation à soutenir. Tu vois à quoi je pense. Il vaudrait mieux que tu ailles en course tout seul pendant que j’attendrais que ces machins soient secs.

— D’accord. » Deacon consulta sa montre. « Je ferais bien de partir tout de suite si je ne veux pas rater l’occasion d’aplatir le nez de Hugh.

— Tu vas vraiment faire ça ?

— Et comment. J’avais également l’intention de t’acheter des vêtements neufs comme cadeau de Noël, mais si tu n’es pas là pour les essayer… » Il haussa les épaules. « Je te rapporterai quelques manuels de lecture à la place. »

En trois minutes, Terry était de retour, habillé de pied en cap.

« Où as-tu mis mon manteau ?

— Je l’ai jeté dans la poubelle en bas pendant que tu prenais ton bain.

— Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Il y avait le sang de Walter dessus. » Il décrocha un Barbour d’un crochet fixé au mur. « Je peux te prêter celui-là jusqu’à ce que nous en achetions un autre.

— J’peux pas porter ce truc, fit Terry avec écœurement en refusant de le prendre. Bon Dieu, Mike, j’aurai l’air d’une de ces tapettes qui se baladent en Range Rover ! Et si on rencontrait quelqu’un que je connais ?

— Franchement, grommela Deacon, ce qui m’ennuierait davantage, c’est de rencontrer quelqu’un que, moi, je connais. Je ne sais pas encore ce que je répondrais pour expliquer qu’un loubard au crâne rasé n’arrêtant pas de débiter des insanités, primo, loge chez moi et, secundo, porte mes vêtements. »

Terry enfila le Barbour de mauvaise grâce.

« Avec tout le shit que tu m’as fumé hier soir, tu devrais être de meilleure humeur. »

Allongé dans son lit, Barry écouta sa mère monter l’escalier d’un pas lourd. Il retint sa respiration tandis qu’elle s’immobilisait devant la porte.

« Je sais que tu es réveillé ! » lança-t-elle d’une voix étranglée qui avait eu du mal à se frayer un chemin de sa bedaine jusqu’à ses grosses lèvres molles. La poignée de porte grinça. « Pourquoi as-tu fermé la porte à clé ? » La voix se changea en un murmure menaçant. « Si tu t’amuses tout seul, Barry, je m’en apercevrai. »

Il ne répondit pas, se contentant de regarder vers la porte tandis que ses doigts serraient un cou invisible. Il se laissa aller à imaginer combien ce serait facile de la tuer et de cacher son corps à l’abri des regards – par exemple, dans le petit salon du devant, où il pourrait rester des mois assis sur une chaise à un bout de la pièce sans qu’un visiteur vienne le déranger. Pourquoi une créature aussi détestable et aussi détestée avait-elle le droit de vivre ? Et qui pourrait la regretter ?

Pas son fils…

Barry chercha ses lunettes à tâtons et recouvra sa perception habituelle des choses. Il s’aperçut avec inquiétude que ses mains tremblaient.

« Comment se fait-il que tu n’aies jamais été arrêté ? » demanda Deacon alors que Terry avait sorti un Levis en déclarant que ce serait facile de le faucher. (Repérer les caméras de surveillance et leur tourner le dos semblait être chez lui une seconde nature, songea-t-il.)

« Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— On t’aurait remis dans un foyer. »

Le garçon secoua la tête.

« Pour ça, il aurait fallu que je leur crache le morceau et ils peuvent toujours courir. Un peu que j’ai été arrêté, mais Billy était toujours avec moi et c’est lui qui payait les pots cassés. Il disait que je me ferais emmerder par les pédés si j’allais dans une prison pour adultes ou qu’on me réexpédierait à l’autre satyre si je donnais mon vrai nom, du coup il se tapait la taule à ma place. » Il parcourut la boutique d’un regard fébrile. « Et pourquoi pas une veste ? Elles sont là-bas dans le fond. » Il fila dans cette direction.

Deacon suivit le mouvement. Tous les adolescents étaient-ils d’un égocentrisme aussi impitoyable ? Il n’arrivait pas à chasser de son esprit l’image désagréable d’un jeune démon s’accrochant telle une sangsue à des protecteurs afin de les saigner à blanc et il comprit que le conseil de Lawrence sur la nécessité de se tenir en retrait avait été aussi utile que de cracher en l’air. Tout homme à peu près respectable et possédant un minimum de conscience morale n’était qu’une pâte molle entre les mains de Terry.

« J’aime bien celle-là, dit-il en prenant une grosse veste sur un cintre et en la passant. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Elle est dix fois trop grande pour toi.

— J’ai pas fini de grandir.

— Je ne tiens pas à ce qu’on me voie me promener avec un ballon de DCA.

— Tu n’as aucune idée de la mode. Tout le monde porte des vêtements larges aujourd’hui. » Il essaya la taille au-dessous. « Les trucs serrés, c’est ce que les mecs comme toi portaient dans les années 1970, avec les pantalons à pattes d’éléphant, les colliers de perles, les cheveux longs et tout ce bastringue. Billy disait que c’était chouette d’être jeune à cette époque, mais à mon avis vous deviez ressembler à une bande de tantes.

— Eh bien, n’aie crainte, ça ne risque pas de t’arriver, répliqua Deacon d’une voix aigre. T’aurais plutôt l’air d’un militant du Front national.

Terry sembla content de lui.

« Ça me dérange pas. »

Barry s’arrêta sur le seuil, les yeux fixés sur la nuque de sa mère, avachie dans un fauteuil devant la télévision, les pieds posés sur un tabouret. Des cheveux raides et clairsemés sortaient de son crâne rosâtre et sa bouche laissait échapper des ronflements caverneux. La pièce en désordre sentait l’odeur de ses pets et il se sentit envahi par un sentiment d’injustice. Comment le destin avait-il pu être assez cruel pour le priver de son père et le laisser à la merci d’une… ?

Ses doigts se serrèrent convulsivement.

… SALOPE !

Terry trouva une boutique qui vendait des décorations de Noël et des posters. Il sélectionna une reproduction de la Femme en chemise de Picasso.

« Pourquoi celle-là ? lui demanda Deacon.

— Elle est belle. »

C’était assurément un beau tableau, mais quant à la beauté de la femme elle-même, c’était une pure affaire de goût. Il marquait la transition entre la période bleue et la période rose du peintre, et le sujet avait la mélancolie froide et émaciée de la première période, égayée par les teintes ocre et saumon de la suivante.

« Personnellement, je préférerais quelque chose d’un peu plus pulpeux, dit Deacon, mais je ne serais pas mécontent de l’avoir sur mon mur.

— Billy n’arrêtait pas de la dessiner, fit observer Terry de manière inattendue.

— Sur le trottoir ?

— Non, sur les bouts de papier que nous brûlions ensuite. Il l’a d’abord copiée d’une carte postale et il est devenu tellement bon qu’à la fin il arrivait à le faire de tête. » Il suivit du doigt la ligne bien nette du profil et du torse de la femme. « Regarde, c’est simple à dessiner. Comme disait Billy, y a pas de cafouillis dans cette image.

— Contrairement à celle de Léonard.

— Ouais. »

C’était vrai, pensa Deacon. La femme de Picasso était magnifique de simplicité – et tellement plus délicate que la grasse Madone de Vinci.

« Tu devrais peut-être te faire artiste, Terry. Tu sembles avoir du flair pour reconnaître une bonne peinture.

— Je suis allé à Green Park une fois ou deux pour regarder les trucs qu’ils ont mis sur les palissades, mais ça valait pas un clou. Billy disait qu’il m’emmènerait un jour voir un vrai musée, mais il l’a jamais fait. Y a des chances qu’il l’aurait même pas laissé entrer, bourré comme il était la plupart du temps. » Il passa en revue les posters dans le présentoir. « Qu’est-ce que tu penses de ça ? Est-ce qu’on ne dirait pas que le type qui a peint ce truc a vu l’enfer comme la nana de Billy ? C’est comme de se retrouver seul avec la pétoche dans un endroit totalement dingue ! »

Il avait sorti Le Cri d’Edvard Munch et sa vision hallucinante d’un homme hurlant de terreur devant le spectacle des forces élémentaires de la nature.

« Tu as vraiment le coup d’œil, dit Deacon avec admiration. Billy dessinait ça aussi ?

— Non, il aurait pas aimé. Y a beaucoup trop de rouge. Il détestait le rouge parce que ça lui rappelait la couleur du sang.

— Eh bien, j’aime mieux ne pas avoir ça sur mon mur, pour ne pas penser à l’enfer chaque fois que je le verrais. » Et à du sang. Il aurait préféré ne pas avoir autant de points communs avec Billy.

Ils décidèrent de prendre le Picasso (pour sa simplicité), Le Déjeuner dans l’atelier de Manet (pour son harmonieuse symétrie – « C’est vachement bien foutu », fit observer Terry), Le Jardin des délices de Hieronymus Bosch (pour sa couleur et son intérêt – « Ça a drôlement de la gueule ») et La Fin du vaisseau « Téméraire » de Turner (pour sa perfection sur tous les plans – « Merde alors ! C’est trop, ce machin ! »).

« Qu’est devenue la carte postale de Billy avec le Picasso ? demanda Deacon après avoir payé.

— Tom l’a brûlée.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il était furax. Billy et lui tenaient une sacrée cuite et ils se sont mis à s’engueuler à propos de bonnes femmes. Tom a dit à Billy qu’il était trop moche pour en avoir jamais eu une et Billy lui a répondu qu’il ne pouvait pas être plus moche que la sienne sans quoi il n’aurait pas foutu le camp. Tout le monde se marrait et Tom était plutôt vexé.

— Quel rapport avec la carte postale ?

— Aucun, sinon que Billy y tenait vraiment beaucoup. Dès fois, il l’embrassait quand il était schlass. Tom était tellement fumasse qu’il ait insulté sa rombière qu’il a cherché ce qui pourrait emmerder le plus Billy. Et il a réussi. Billy a bien failli l’étrangler d’avoir brûlé sa carte, puis il a éclaté en sanglots en disant que la vérité était morte et que plus rien ne comptait à présent. Voilà comment ça a fini. »

Cela faisait six ans que Deacon n’avait pas remis les pieds au Lion Rouge. C’était son bistrot attitré à l’époque où Julia et lui habitaient Fulham et Hugh avait l’habitude de venir l’y retrouver une ou deux fois par mois en rentrant à Putney. L’extérieur n’avait guère changé depuis cette époque et Deacon s’attendait presque à trouver le même patron et les mêmes clients réguliers lorsqu’il poussa la porte. Mais la salle ne contenait que des inconnus à part Hugh qui, assis dans un coin, agita mollement la main en apercevant Deacon.

« Salut, Michael, dit-il en se levant. Je n’étais pas sûr que tu viendrais.

— Pour rien au monde je n’aurais manqué ça. J’aurais eu trop peur de ne pas avoir de sitôt la chance de te coller une raclée. » Il fit signe à Terry de s’avancer. « Je te présente Terry Dalton. Il passe Noël avec moi. Voici Hugh Tremayne, mon beau-frère. »

Terry se fendit de son sourire le plus aimable et tendit une main osseuse.

« Salut, comment ça va ? »

Hugh parut surpris, mais serra la main qu’on lui offrait.

« Très bien, merci. Sommes-nous – euh – parents ? »

Terry jaugea la figure ronde et la silhouette empâtée.

« Je crois pas, à moins que vous ayez fricoté du côté de Birmingham y a quinze ans. Non, ajouta-t-il, mon paternel était sûrement plus grand et plus mince. Cela dit sans vouloir vous offenser, naturellement. »

Deacon éclata d’un grand rire.

« Hugh se demandait, je pense, si tu étais un parent de ma seconde femme, Terry.

— Ah bon. Pourquoi est-ce qu’il l’a pas dit alors ? »

Deacon se tourna vers le mur et y appuya la tête quelques secondes. Finalement, il avala une goulée d’air, se tamponna les yeux avec son mouchoir et leur fit face de nouveau.

« C’est un sujet délicat, expliqua-t-il. Ma famille n’aimait pas beaucoup Clara.

— Qu’est-ce qu’elle avait qu’allait pas ?

— Rien », répondit Hugh d’une voix ferme, de peur que Deacon ne se mette à les enquiquiner, Terry et lui, avec des histoires de putes et de morues. « Qu’est-ce que vous prenez ? Une Lager ? » Il s’éclipsa au bar tandis qu’ils ôtaient leurs manteaux et s’asseyaient.

« Tu vas pas le cogner, dit Terry. D’accord, c’est une tête de nœud, mais il a au moins vingt centimètres de moins que toi et dix ans de plus. Et, d’ailleurs, qu’est-ce qu’il t’a fait ? »

Deacon posa ses pieds sur une chaise et noua ses mains derrière sa tête.

« Il m’a insulté dans la maison de ma mère et m’a ordonné de foutre le camp. » Il eut un léger sourire. « Je me suis juré de lui arranger le portrait la prochaine fois que je le verrais et cette fois, c’est aujourd’hui.

— Si j’étais toi, je m’abstiendrais. Ça t’avancera à rien, de toute façon. Je balisais sacrément après avoir bigorné Billy. » Il hocha la tête en guise de remerciement comme Hugh revenait avec les chopes.

Il y eut un silence pesant, tandis que Hugh cherchait quelque chose à dire et que Deacon observait le plafond, le sourire aux lèvres, en savourant l’embarras de son beau-frère.

Terry offrit une cigarette à Hugh, qui la refusa.

« Peut-être bien que si vous lui faisiez des excuses, il oublierait la castagne, suggéra-t-il en allumant à son tour une cigarette. Billy prétendait qu’il est plus difficile de tabasser quelqu’un avec qui on a taillé une bavette. C’est pour ça que les truands disent aux mecs de la boucler. Ils ont peur de se dégonfler.

— Qui est Billy ?

— Un vieux que je connaissais. Il disait que parler vaut mieux que frapper, et ensuite il se foutait en pétard et engueulait tout le monde. Remarquez, il était un peu barjot, alors on pouvait pas lui en vouloir. N’empêche que son conseil avait du bon.

— Occupe-toi de tes oignons, Terry, dit Deacon d’un ton modéré. Avant d’en arriver à des excuses, j’ai besoin de savoir certaines choses. » Il ôta ses pieds de la chaise et se pencha au-dessus de la table. « Qu’est-ce qui se passe, Hugh ? D’où me vient cette soudaine popularité ? »

Hugh avala une gorgée de bière tout en réfléchissant à ce qu’il allait dire.

« Ta mère ne va pas bien.

— Emma me l’a déjà dit.

— Et elle voudrait faire la paix avec toi.

— Vraiment ? » Il saisit son paquet de cigarettes. « C’est donc pour ça que j’ai des messages téléphoniques tous les jours à mon bureau. »

Hugh parut surpris.

« Tu crois ?

— Bien sûr que non. Elle ne m’a pas donné une seule fois de ses nouvelles en cinq ans, depuis qu’elle m’a accusé d’avoir tué mon père. Ce qui est tout de même bizarre pour quelqu’un qui a tellement envie de faire la paix, tu ne penses pas ? » Il inclina la tête vers l’allumette.

« Tu la connais aussi bien que moi, soupira Hugh. En seize ans, jamais je ne l’ai entendue admettre qu’elle s’était trompée sur quoi que ce soit et ça m’étonnerait qu’elle commence maintenant. J’ai bien peur que tu sois obligé de faire le premier pas. »

Les yeux de Deacon se plissèrent en une expression de méfiance.

« Maman ne veut rien du tout, pas vrai ? C’est Emma… Elle a des remords de l’avoir dépouillée de ses rentes ? C’est ça ? »

Hugh se mit à tripoter son verre, mal à l’aise. « Franchement, j’en ai plein le dos de vos histoires de famille, Michael. Épouser une Deacon, c’est comme vivre au milieu d’une zone de combats. »

Deacon eut un petit rire.

« Remercie le ciel de ne pas avoir été là quand papa était encore en vie. C’était bien pire. » Il tapa sa cigarette contre le cendrier. « TU ferais aussi bien de cracher le morceau. Je ne bougerai pas le petit doigt en ce qui concerne maman tant que je ne saurais pas ce que me veut Emma. »

Une fois encore, Hugh sembla soupeser sa réponse.

« Oh et puis, je m’en balance, dit-il brusquement. Ton père avait effectivement fait un nouveau testament. Emma l’a trouvé, ou du moins ce qu’il en restait, en rangeant les papiers de ta mère pendant qu’elle se trouvait à l’hosto. Elle lui avait demandé de payer les factures et de régler les problèmes en son absence. Je présume qu’elle avait oublié le testament, encore que je me demande bien pourquoi elle ne l’avait pas brûlé ou fichu à la poubelle… » Il laissa échapper un rire sans conviction. « On a recollé les morceaux. Les deux premiers legs étaient une affaire de devoir. Il laissait la maison de Cornouailles à Penelope plus de quoi lui assurer un revenu de dix mille livres par an et à Emma une somme forfaitaire de vingt mille. Le troisième legs était une affaire de cœur. Il te donnait la ferme et le reste du domaine parce que, je cite : “Michael est le seul membre de ma famille qui se soucie le moins du monde que j’existe ou pas.” Il l’avait fait deux semaines avant de se tirer une balle et on a pensé que ta mère l’avait déchiré parce qu’elle était l’unique bénéficiaire dans le testament précédent. »

Deacon fuma un instant d’un air songeur.

« Désignait-il David et Harriet Price comme ses exécuteurs testamentaires ?

— Oui.

— Eh bien, voilà qui prouve au moins que ce pauvre David avait raison. » Il se souvenait de la violente altercation que sa mère avait eue avec ses voisins de l’époque, quand David Price avait osé prétendre que Francis Deacon lui avait parlé de refaire son testament en le prenant comme exécuteur. “Alors montrez-le-moi, s’était-elle écriée, dites-moi ce qu’il y a dedans ?” David avait dû reconnaître qu’il ne l’avait jamais vu, qu’il avait seulement accepté le principe de servir d’exécuteur à Francis s’il annulait le premier testament « Par qui a-t-il été rédigé ?

— D’après nous, par ton père lui-même. Il est de sa main.

— C’est légal ?

— Un ami avocat nous a certifié qu’il avait été fait dans les règles. Les témoins étaient deux employés de la bibliothèque centrale de Bedford. La seule réticence de cet ami portait sur le fait de savoir si ton père possédait toutes ses facultés en le rédigeant, dans la mesure où il s’est tué deux semaines plus tard. » Il eut un haussement d’épaules. « Mais, à en croire Emma, il se portait comme un charme durant les mois qui ont précédé son suicide et il n’est devenu vraiment déprimé que la veille du jour où il a appuyé sur la détente. »

Deacon se tourna vers Terry qui ouvrait des yeux comme des soucoupes.

« C’est une longue histoire, dit-il. Cela ne t’intéresserait pas beaucoup.

— Tu peux peut-être résumer ? Je veux dire, tu sais tout de moi. Il serait normal que j’en sache un peu sur toi. »

Deacon fut sur le point de répondre qu’il ne connaissait même pas le vrai nom de Terry, mais préféra n’en rien faire.

« Mon père était un maniaco-dépressif. Il était censé prendre des médicaments pour ne pas perdre les pédales, mais comme il n’était pas très fiable, c’est sur nous que ça retombait. » Il vit que Terry ne comprenait pas. « Un maniaco-dépressif se reconnaît à ses sautes d’humeur. On peut être euphorique à un moment – comme si on s’était shooté – et suicidaire le moment suivant. » Il tira une bouffée de sa cigarette puis l’écrasa sous sa semelle. « En 1976, le jour de Noël, alors qu’il avait le bourdon, mon père s’est collé le canon de son fusil de chasse dans la bouche à quatre heures du matin et s’est fait sauter la cervelle. » Il eut un léger sourire. « Ç’a été très rapide, très bruyant et très salissant, et voilà pourquoi j’essaie d’oublier que Noël existe. »

Terry parut impressionné.

« Merde ! fit-il.

— Et aussi pourquoi Emma et Michael sont si difficiles à vivre, ajouta sèchement Hugh. Ils ont une peur bleue d’avoir hérité de la psychose maniaco-dépressive paternelle, ce qui fait qu’un rien les contrarie et qu’ils assimilent la moindre contrariété à une crise de dépression.

— Alors c’est dans les gènes, hein ? Sur les gènes, Billy en connaissait un rayon. Il disait toujours qu’on ne pouvait pas échapper à ce que nos parents ont mis en nous.

— Non, ce n’est pas dans les gènes, répondit Hugh avec agacement. Si certaines études semblent indiquer l’existence d’une prédisposition, il faudrait l’intervention d’une infinité de facteurs pour qu’Emma et Michael sombrent dans la même psychose que Francis. »

Deacon se mit à rire.

« Ce qui signifie que je ne suis pas encore fou à lier, dit-il à Terry. Hugh est fonctionnaire et il aime les définitions précises. »

Terry fronça les sourcils.

« Ouais, mais pourquoi est-ce que ta mère t’accuse d’avoir tué ton père s’il s’est buté lui-même ? »

Deacon but sa Lager en silence.

« Parce que c’est une peau de vache », répondit Hugh d’un ton sans réplique.

Deacon s’anima soudain.

« Parce que c’est vrai. À onze heure du soir, il m’a dit qu’il voulait se flinguer et je lui ai répondu de faire ce qu’il avait envie. Cinq heures après, il était mort… Ma mère pense que j’aurais dû l’en empêcher.

— Pourquoi tu l’as pas fait ?

— Parce qu’il ne voulait pas.

— Ouais, mais… » Le regard étonné du garçon fouilla le visage de Deacon. « Tu t’en fichais qu’il clamse ? Chaque fois que Billy essayait de se faire du mal, j’étais drôlement emmerdé. Je veux dire, on se sent toujours un peu responsable. »

Deacon soutint un instant le regard de l’adolescent puis se mit à contempler son verre.

« Emmerdé – c’est l’expression qui convient. C’est exactement ce que j’ai ressenti quand j’ai entendu le coup de feu. Bien sûr que je ne m’en fichais pas, mais je l’avais déjà arrêté plusieurs fois et, ce jour-là, il m’a averti que ça ne changerait rien que je sois d’accord ou pas. Alors je lui ai dit de faire à sa guise. » Il secoua la tête. « J’espérais qu’il n’irait pas jusqu’au bout, mais je tenais à ce qu’il sache que je ne le condamnerais pas s’il mettait son projet à exécution.

— Ouais, mais… », répéta Terry. Il semblait plus troublé par cette histoire que Deacon ne l’aurait pensé. Peut-être parce qu’elle n’était pas sans éveiller en lui des résonances concernant son amitié avec Billy. Terry avait-il menti en prétendant que Billy n’avait pas essayé de se tuer ? se demanda-t-il. Ou, comme Deacon, s’était-il laissé gagner par l’indifférence et avait-il encouragé son suicide par une sorte de fatalisme ?

« Mais quoi ? interrogea Deacon.

— Pourquoi que t’en as pas parlé à ta mater pour qu’elle ait une chance de l’arrêter ? »

Deacon regarda sa montre.

« Si nous remettions cette question à plus tard ? suggéra-t-il. Il nous reste encore à acheter de la nourriture et je n’ai toujours pas décidé de ce que j’allais faire à l’appendice nasal de Hugh. » Il alluma une nouvelle cigarette et examina un instant son beau-frère à travers la fumée. « Pourquoi Emma n’a-t-elle pas jeté les morceaux du testament lorsqu’elle les a trouvés ? » Il eut un sourire quelque peu ironique en voyant l’expression de Hugh. « Laisse-moi deviner. Elle a découvert qu’il lui léguait seulement vingt mille livres qu’après l’avoir recollé, mais à ce stade vous aviez déjà eu le temps de vous en rendre compte, les filles et toi.

— Par curiosité. Elle l’aurait rapporté à la maison de toute manière. Mais il est vrai qu’elle espérait – que nous espérions tous les deux – qu’il lui laisserait de quoi rembourser ce que nous devons à ta mère. Telles que les choses se présentent, Penelope s’est servie d’un argent qui t’appartenait de plein droit, c’est donc vis-à-vis de toi, en réalité, que nous avons une dette. Mais je te jure, Michael, que nous ne lui avions pas demandé cet argent. Ta mère n’arrêtait pas de répéter qu’elle tenait absolument à faire quelque chose pour les seuls petits-enfants qu’elle aurait jamais, et voilà qu’un jour, j’ai eu le malheur de lui dire que nous étions inquiets à cause des mauvais résultats scolaires d’Antonia. Penelope a fait un fidéicommis et deux mois plus tard, Antonia et Jessica étaient dans une école privée. »

Deacon prit ces déclarations avec des pincettes. Connaissant Hugh et Emma, il aurait parié qu’il y avait eu d’innombrables petites allusions jusqu’à ce que Penelope se décide à cracher la monnaie.

« Elles se débrouillent bien ?

— Oui. Ant passe son bac et Jess son brevet. » Il frotta son crâne chauve d’une main fébrile. « Le fidéicommis a été établi de manière à couvrir l’équivalent de douze années de scolarité – cinq ans pour Ant, parce qu’elle avait deux ans de plus quand cela a démarré, et sept ans pour Jess – et elles en sont déjà à dix ans à elles deux. Il s’agit de sommes très importantes, Michael. Tu n’as probablement pas idée de ce que ça peut coûter d’envoyer ses enfants dans une boîte privée.

— Attends que je réfléchisse. Dans les cent cinquante mille minimum ? » Il leva un sourcil amusé. « Je vois que tu n’as pas lu mon papier sur l’éducation sélective. Je m’étais documenté à fond sur le sujet, y compris les coûts. Ça n’a pas été de l’argent gaspillé au moins ? »

Forcé de considérer les mérites de ses filles, Hugh haussa les épaules d’un air malheureux.

« Elles sont très intelligentes », répondit-il, mais Deacon eut le sentiment qu’il aurait préféré avoir dit qu’elles étaient charmantes. « Il faut régler cette histoire, Michael. Franchement, c’est un cauchemar. Telle que je la vois, le situation est celle-ci. Ta mère a délibérément déchiré le testament de ton père et détourné l’argent de ses propres enfants, ce qui pourrait lui valoir des poursuites si la chose s’ébruitait. Elle a amputé les biens de celui-ci en vendant la maison de Cornouailles et en faisant un fidéicommis en faveur des filles. D’un autre côté, si tu avais hérité de ce que Francis t’a laissé, il est probable que Julia t’en aurait fauché la moitié dans le procès en divorce et Clara la moitié du reste, si bien que tu te serais retrouvé avec un quart de ta part d’héritage. D’ailleurs, à ma connaissance, elles peuvent encore le faire. » Il leva les bras en un geste de désespoir. « Alors, à partir de là, où va-t-on ? Qu’est-ce qu’on fait ?

— Tu as oublié que vous ne vouliez plus vous saigner aux quatre veines pour payer les soins à domicile de maman, murmura Deacon. Il me semble que cela joue aussi un rôle dans cette équation ardue ?

— Oui, admit Hugh avec honnêteté. Nous avons accepté l’argent de bonne foi, pensant que c’était un cadeau, mais là où il y a eu, apparemment, un quiproquo, c’est que nous ignorions, Emma et moi, que nous devrions les allonger jusqu’à la saint-glinglin pour lui permettre d’avoir une infirmière chez elle, ce qui n’est nullement dans nos moyens. Ta mère prétend qu’elle est à la dernière extrémité, ce qui signifie que la dépense ne devrait pas durer encore trop longtemps, mais les médecins affirment que, solide comme elle est, elle peut vivre encore dix ans. » Il se pressa l’arête du nez entre le pouce et l’index. « J’ai essayé de lui expliquer que, si ce genre de soins avait été dans nos possibilités, nous n’aurions pas eu besoin de son argent pour payer la scolarité des filles, mais elle ne veut rien entendre. Elle refuse de vendre la ferme, refuse de venir habiter chez nous. Elle s’assure seulement que la note hebdomadaire nous parvienne. » Sa voix se durcit. « Ça me rend malade. Si j’avais été certain de ne pas être épinglé, cela fait des mois que je lui aurais collé un oreiller sur la figure, ce qui aurait été un bon débarras pour tout le monde. »

Deacon le dévisagea avec curiosité.

« Que désirez-vous que je fasse ? Si elle ne veut pas vous écouter, ce n’est pas moi qu’elle écoutera. »

Hugh poussa un soupir.

« Le meilleur moyen pour elle de se tirer de ce pétrin, c’est de vendre la ferme, de placer l’argent et d’aller s’installer dans une maison de retraite. Emma pense qu’elle acceptera plus facilement si c’est toi qui le lui suggères.

— Surtout si j’agite le testament de papa au-dessus de sa tête. »

Hugh acquiesça.

« Cela pourrait marcher. » Deacon saisit son manteau et se leva. « À supposer que j’aie la moindre envie de vous aider, Emma et toi, à vous sortir de vos emmerdes. Malheureusement, je n’arrive vraiment pas à comprendre ce qui vous fait penser que vous auriez droit à un aussi gros paquet du fric de papa. Je vous suggère une autre solution. Vendez votre propre bicoque et payez donc à maman ce que vous lui devez. » Son sourire n’avait rien de cordial. « Au moins, de cette façon, vous pourrez la regarder en face la prochaine fois que vous la traiterez de peau de vache. »