6

Il y avait deux cartes de Noël sur le bureau de Deacon ce matin-là. La première de sa sœur, Emma. Hugh n’arrête pas de voir ta signature dans le Street, aussi avons-nous pensé que cette carte t’arriverait. Comme nous ne rajeunissons ni les uns ni les autres, il serait peut-être temps de conclure un armistice. Au moins, appelle-moi si tu ne téléphones pas à maman. Il ne doit pas être si difficile de dire je regrette et de repartir du bon pied… L’autre était de sa première femme, Julia. Je suis tombée par hasard sur Emma l’autre jour et elle m’a dit que tu travaillais pour le Street. Apparemment, ta mère a été très malade toute cette année, mais Emma a promis de ne rien te dire parce que Penelope ne veut pas que tu changes d’avis poussé par la pitié ou par un sentiment de culpabilité. N’ayant rien promis de la sorte, j’ai pensé qu’il valait mieux te mettre au courant. De toute façon, à moins que tu aies radicalement changé au cours de ces cinq dernières années, il est probable que tu te contenteras de déchirer ceci et de ne rien faire du tout. Tu as toujours été plus têtu que Penelope.

Comme l’avait prédit Julia, il déchira la carte, mais plaça celle d’Emma sur son bureau.

Malgré de longues heures passées sur l’ordinateur de Paul Garrety à essayer de faire coïncider l’image de Billy Blake avec celle de James Streeter, Deacon n’arriva à rien. Paul lui fit remarquer qu’il perdait son temps, à moins qu’il puisse se procurer un meilleur portrait de James.

« On ne peut comparer que ce qui est comparable, expliqua-t-il. Sur ses photos, Billy est de face et celle de James est prise de trois quarts. Vous devriez retourner voir sa femme pour lui demander si elle n’a pas gardé quelques souvenirs de vacances.

— Eh bien, d’accord, j’ai perdu mon temps », admit Deacon avec répugnance en inclinant sa chaise en arrière et en examinant les deux visages. « Ce sont des individus distincts.

— Ça fait trois jours que je me tue à vous le répéter. Pourquoi ne pas m’avoir écouté ?

— Parce que je ne crois pas aux coïncidences. Si Billy est James, tout cela a un sens, dans le cas contraire ça n’en a aucun. » Il énuméra chacun des points avec ses doigts. « James avait une raison d’aller voir sa femme – pas un étranger. Elle a payé pour les obsèques parce qu’elle se sentait coupable, mais sa culpabilité n’est logique que si c’étaient les obsèques de son mari et non celles d’un inconnu. Elle veut à tout prix savoir qui est Billy, mais pourquoi si elle ne le connaissait ni d’Ève ni d’Adam ? » Il se mit à taper de petits coups secs sur son bureau. « Je pense qu’elle a dit la vérité lorsqu’elle affirme qu’elle ne savait pas qu’il était là. Tout comme elle a dit la vérité lorsqu’elle prétend qu’elle ne l’a pas reconnu. Mais je suis persuadé qu’elle en a rapidement conclu – après coup – que l’homme qui se trouvait dans son garage était James. »

Paul paraissait sceptique.

« Pourquoi n’en a-t-elle pas parlé à la police ?

— Par crainte qu’on la soupçonne de l’avoir enfermé sciemment dans le garage.

— Dans ce cas, pourquoi vous a-t-elle rencardé sur cette histoire ? Pourquoi n’a-t-elle pas plutôt laissé les choses se tasser ? »

Deacon haussa les épaules.

« Je ne vois que deux raisons. La première, la curiosité tout bonnement. Elle voulait savoir ce qui était arrivé à James depuis qu’il avait disparu de son existence. La seconde, le besoin d’indépendance. Jusqu’à ce qu’il soit déclaré officiellement mort, elle reste liée à lui.

— Elle pourrait divorcer demain sur le motif d’abandon.

— Mais dans l’opinion générale, il n’en continuerait pas moins d’être en vie, ce qui signifie qu’elle courrait toujours le risque de voir des types comme moi se pointer pour lui poser des questions. »

Paul secoua la tête.

« Des foutaises, Mike ! Si vous me disiez qu’elle veut qu’on le déclare mort pour des raisons de fric, je serais probablement d’accord avec vous. Supposez qu’il lui ait parlé avant de mourir, qu’il lui ait raconté comment mettre la main sur son argent. En tant que veuve, elle hériterait du magot. Réfléchissez à ça.

— Ma théorie ne marche que si elle ne lui a absolument pas parlé, dit doucement Deacon. Car si elle l’a fait, c’est une autre paire de manches. Dans tous les cas, j’ai l’impression qu’il y a belle lurette qu’elle a empoché le pognon.

— Navré, mais vous vous êtes gouré sur toute la ligne, mon vieux. Ce type – il donna une tape sur la photo de Billy Blake – n’est pas James Streeter.

— Alors qui est-ce et que pouvait-il bien fabriquer dans son garage ?

— Demandez à Barry. C’est encore votre meilleure chance.

— Je l’ai fait. Il n’en sait rien. Ce lascar ne figure pas dans ses dossiers. »

Paul Garrety eut l’air surpris.

« Il vous a dit ça ? »

Deacon hocha la tête.

« Alors comment se fait-il qu’il m’ait mené en bateau pendant des semaines avant d’avouer sa défaite ?

— Vous l’aviez peut-être vexé », répondit Deacon avec une ironie involontaire.

Comme il avait du temps devant lui le week-end précédant Noël, Deacon téléphona à Kenneth Streeter, lui parla de sa conversation avec John et lui demanda s’il pouvait faire un saut à Bromley afin de bavarder un moment. Kenneth se montra nettement plus cordial et accommodant que son fils cadet et lui donna rendez-vous pour le dimanche après-midi.

Ils habitaient une maison mitoyenne à la peinture défraîchie dans une rue tout ce qu’il y a d’ordinaire, et Deacon fut frappé par le contraste qu’elle offrait avec la maison d’Amanda. D’où tenait-elle donc son fric ? Il sonna et sourit avec amabilité au vieil homme qui ouvrit la porte.

« Michael Deacon », fit-il en lui tendant la main.

Kenneth ignora ce geste, mais indiqua l’intérieur d’un signe de tête.

« Vous feriez mieux d’entrer, déclara-t-il d’un ton hargneux. Mais c’est seulement parce que je ne tiens pas à ce que les voisins entendent ce que j’ai à vous dire. » Il referma la porte et laissa Deacon planté derrière le battant dans l’entrée obscure. « Je n’aime pas beaucoup qu’on se paie ma tête, Mr Deacon. Vous m’avez laissé entendre que John était favorable à ce que je vous rencontre, mais je lui ai parlé ce matin et, en réalité, c’est exactement le contraire. Je ne permettrai pas que la presse essaie de me brouiller avec le seul fils qui me reste, vous êtes donc venu pour rien, j’en ai peur. » Il saisit de nouveau la poignée de la porte. « Au revoir.

— Votre fils m’a mal compris, Mr Streeter. Je lui ai dit que James avait en partie causé sa propre perte, et il a cru que je pensais au vol des dix millions, alors que je faisais seulement allusion au fait que son épouse l’avait lâché. » Il s’avança d’un pas en sentant la porte heurter son dos. « En d’autres termes, si vous comptez sur votre douce moitié quand il vous tombe une tuile, ne perdez pas sa confiance en la trompant.

— C’est elle qui le trompait. Elle n’a jamais rompu avec De Vriess, répliqua l’autre avec aigreur.

— En êtes-vous sûr ? Les preuves sont plutôt minces. » Comme la pression de la porte se relâchait légèrement, il s’empressa de continuer. « J’ai fait observer à John qu’il s’était trompé de cible, ce qui n’est pas la même chose que de dire que James était un voleur. Admettons qu’il ait été assassiné comme vous en êtes persuadés, John et vous, croyez-vous vraiment pouvoir découvrir la vérité en vous obstinant à nier que James avait eu une liaison avec Marianne Filbert ? Si les indices étaient assez solides pour convaincre la police, ils le sont certainement assez pour vous convaincre également. »

Une larme brilla dans les yeux de son interlocuteur.

« Si nous cédons sur ce point, tout ce qui nous reste, c’est ce que nous savons de James. Et que vaut la parole d’un père s’agissant de l’honnêteté de son fils ? Qui me croira ?

— Personne ou presque, répondit brutalement Deacon. Il vous faut le prouver.

— Dans ce pays, c’est la culpabilité qui doit être prouvée, pas l’innocence, s’entêta le vieil homme. Je me suis battu pour ce droit il y a cinquante ans et il est scandaleux que James ait été condamné sans qu’on ait véritablement tenu compte de tous les éléments.

— Je suis d’accord avec vous, Mr Streeter, mais jusqu’à présent sa défense n’a pas été très bien orientée. On ne peut pas espérer remporter une campagne fondée sur un mensonge. En définitive, vous vous êtes mis à dos la personne qui était la mieux placée pour vous aider.

— Vous voulez dire Amanda ? »

Deacon hocha la tête.

« Nous pensons qu’elle est impliquée dans son assassinat.

— Mais vous n’avez aucune preuve qu’il ait été assassiné.

— Il ne nous a jamais contactés. N’est-ce pas une preuve suffisante ? »

Deacon tira de sa poche intérieure la photo d’identité de Billy Blake.

« Cet homme vous rappelle-t-il le moins du monde votre fils ? »

Le front de Kenneth se plissa en une expression de stupeur.

« Comment le pourrait-il ? Il est bien trop âgé.

— Il avait la quarantaine lorsqu’a été prise cette photo, voilà six mois. »

Streeter ouvrit toute grande la porte pour examiner le cliché à la lumière du jour.

« Ce n’est pas mon fils, dit-il. Qu’est-ce qui vous a donné une idée pareille ?

— L’homme sur la photo était un clochard, se servait d’un faux nom et il est mort dans le garage de votre belle-fille. Il ne lui a ni parlé ni signalé sa présence, mais elle a réglé ses obsèques et remue ciel et terre depuis pour découvrir son identité. La seule explication logique à son attitude, c’est qu’elle s’est dit que c’était peut-être James. »

Il y eut un long silence pendant lequel Streeter examina de nouveau le visage de Billy Blake.

« C’est impossible, déclara-t-il enfin, mais sa voix était déjà moins assurée. Comment aurait-il pu vieillir à ce point-là en cinq ans ? Et pourquoi se faire clochard alors qu’il était toujours le bienvenu chez nous ?

— S’il était venu ici, il aurait été arrêté. Vous n’auriez pas pu cacher sa présence aux voisins.

— Essayez-vous de me dire que c’est James ?

— Pas nécessairement. J’essaie seulement de vous expliquer que, pour que votre belle-fille ait supposé qu’il s’agissait de lui, c’est qu’elle le croyait toujours en vie lorsque cet homme est allé mourir dans son garage en juin. Ce qui signifie qu’elle n’a jamais trempé dans le pseudo-meurtre de James il y a cinq ans.

— Alors que lui est-il arrivé ? demanda le vieil homme, au désespoir. Ce n’était pas un voleur, Mr Deacon. Il a été élevé dans les principes, et jamais il ne lui serait venu à l’esprit de dérober quoi que ce soit. Ce qui l’intéressait, voyez-vous, c’est moins la richesse que le statut qu’elle procure, de sorte qu’il n’aurait pas pris le risque de commettre un vol et de se retrouver en prison. » Il eut un nouveau froncement de sourcils étonné. « À l’époque de sa disparition, Amanda et lui avaient investi tout leur pécule dans une vieille école à Teddington au bord de la Tamise, qu’ils pensaient transformer en appartements de standing, et James était aussi excité qu’elle par cette idée. Ils comptaient réaliser un joli profit si le projet aboutissait. Pourquoi aurait-il été tenté par un demi-million, s’il en avait déjà mis dix à gauche ? »

Parce que c’était une bonne combine pour blanchir le reste, songea cyniquement Deacon.

« Qu’est devenu le projet ?

— Il a été achevé en 1992 par une société immobilière du nom de Lowndes, mais nous n’avons jamais réussi à savoir si Amanda y avait participé jusqu’au bout ou si Lowndes lui avait racheté la propriété. Nous avons envoyé plusieurs lettres, sans obtenir la moindre réponse. Quoi qu’il en soit, nous aimerions bien savoir comment elle a pu réunir assez d’argent pour s’acheter, en 1991, la maison qu’elle occupe actuellement. Si elle avait déjà vendu l’école, elle ne possédait pas plus que les quatre cent mille livres qu’elle et James l’avaient payée. Probablement moins, après neuf mois d’intérêts sur les emprunts bancaires et certainement pas assez pour s’offrir une maison dans une résidence de luxe près de la Tamise. Si elle n’avait pas vendu l’école et qu’elle a mené l’opération à son terme, alors elle ne disposait pas du plus petit capital en 1991. » Il eut un sourire mauvais. « Vous comprenez maintenant pourquoi nous sommes si méfiants à son égard.

— Peut-être avaient-ils d’autres économies dont ils ne vous avaient pas parlé. »

Mais Kenneth réfuta l’objection. Quatre cent mille livres représentaient déjà bien plus que ce que la plupart des jeunes couples arrivent à mettre de côté et l’argent avait été honnêtement gagné. James possédait un portefeuille d’actions pour financer le projet. Deacon acquiesça avec un sourire tout en suivant le fil de ses pensées. Voilà pourquoi Amanda n’avait pas demandé le divorce. Si les biens étaient possédés en commun, elle avait un droit sur tout, dans la mesure où elle ne rompait pas l’association avant le délai légal prévu pour qu’il soit déclaré mort, soit sept ans après sa disparition. Et s’il existait d’autres biens au nom de James – acquis moins honnêtement ? –, elle avait encore deux ans à attendre avant d’en hériter.

Ce serait tellement plus simple s’il était mort dans son garage il y a six mois…

« Avez-vous une photographie de James que vous pourriez me prêter, Mr Streeter ? De face, de préférence. Je vous la rendrai aux alentours de mardi. »

… et tellement frustrant si elle n’était pas en mesure de le prouver…

« Je présume que la police a vérifié ses comptes bancaires lorsqu’il a disparu, dit-il en prenant le cliché que lui tendait Kenneth Streeter. A-t-elle trouvé quoi que ce soit qui n’aurait pas dû y être ?

— Bien sûr que non. Il n’y avait rien à trouver.

— Lui avez-vous fait part de vos soupçons concernant la fortune récente d’Amanda ? »

Une expression de lassitude se peignit sur le visage du vieil homme.

« Tellement de fois que je me suis vu décerner le titre de roi des emmerdeurs. Il est plus difficile que vous ne pensez de prouver l’innocence d’un homme, Mr Deacon. »

Il appela un vieux collègue, à présent à la retraite, qui avait passé la majeure partie de sa vie dans les services financiers de divers journaux et convint de le retrouver le soir dans un pub de Camden Town.

« Je suis censé avoir arrêté cette fichue gnôle, avait maugréé Alan Parker au téléphone, je ne peux donc pas te dire de venir ici. Il n’y a rien à boire de convenable dans la baraque.

— Un café ne me ferait pas de mal, avait répondu Deacon.

— Moi si. Je te retrouverai aux Trois Pigeons à huit heures. Et commande-moi un double Bell’s si tu arrives le premier. »

Cela faisait deux ans que Deacon ne l’avait pas vu et il éprouva un choc en l’apercevant. Il était extrêmement maigre, avec le teint bistre comme s’il avait la jaunisse.

« Tu crois que je fais bien ? demanda Deacon en réglant leurs whiskys.

— Ne me dis pas que j’ai une sale tête, Mike. »

C’était le cas, mais Deacon se contenta de sourire et poussa le verre dans sa direction.

« Comment va Maggie ? interrogea-t-il, faisant allusion à la femme d’Alan.

— Elle m’étriperait si elle savait où je suis et ce que je fiche en ce moment. » Il leva son verre et avala une gorgée. « Je n’arrive pas à faire comprendre à cette tête de mule que je suis meilleur juge de ce qui est bon pour moi que ces enfoirés de toubibs.

— Eh bien, qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi t’ont-ils interdit l’alcool ? »

Alan laissa échapper un gloussement.

« C’est la nouvelle forme de tyrannie. Désormais, on n’a plus le droit de mourir, seulement de finir sa vie dans la sénilité. Il ne faut pas que je fume, que je boive ou que je mange de plats un tant soit peu relevés des fois que ça me tuerait. Apparemment, mourir d’ennui est politiquement correct alors que succomber à quoi que soit d’agréable ne l’est pas.

— En tout cas, tâche de ne pas avaler ta chique ici, pour l’amour du ciel, ou c’est moi que Maggie étripera. À propos, où te croit-elle ? À l’église ?

— Elle le sait très bien, où je suis. En définitive, c’est un tyran sentimental. Elle me passera un savon dès que je serai rentré mais, en son for intérieur, elle ne sera pas mécontente que je me sois amusé une demi-heure. Et alors ? De quoi voulais-tu me parler ?

— D’un certain Nigel De Vriess. La seule information dont je dispose est qu’il habite un manoir dans le Hampshire, acheté en 1991, et qu’il faisait partie du conseil d’administration de la banque Lowenstein, qu’il a quitté depuis. Est-ce que tu le connais ? Cela m’intéresserait de savoir où il a dégoté le fric pour acheter cette bicoque.

— Rien de plus facile. Il n’a pas eu à l’acheter pour la bonne raison qu’il l’avait déjà. Si je me souviens bien, sa femme a récupéré le domicile conjugal d’Hampstead et il est allé s’installer à Halcombe House, mais j’ai oublié si c’était son premier ou son second divorce. Probablement le second, vu que la séparation s’est faite à l’amiable. C’est du premier mariage qu’il a eu des enfants.

— On m’a dit qu’il l’avait achetée.

— Oui, quand il a réalisé son premier million. Mais il y a plus de vingt ans de ça. Il s’est pris un bide dans les années 1980 en investissant dans une compagnie aérienne transatlantique qui s’est rétamée durant la guerre des cartels, mais il a réussi à ne pas y laisser de plumes. S’il est entré chez Lowenstein, c’est uniquement pour avoir un emploi peinard en attendant que les affaires reprennent. En échange d’un salaire princier, il leur a permis de développer leurs opérations en Extrême-Orient et de s’implanter le long du Pacifique. Leur place sur la carte, c’est à De Vriess qu’ils la doivent.

— Et ce James Streeter qui les a escroqués de dix millions ?

— Eh bien quoi ? Dix millions, c’est de la rigolade de nos jours. Il en a fallu huit cents pour entamer le moral de la Baring’s Bank. » Il avala une nouvelle gorgée de whisky. « L’erreur de Lowenstein, ç’a été de forcer le type à mettre les voiles et de rendre l’affaire publique. En l’espace de quarante-huit heures, ils avaient regagné leurs dix millions sur le marché des changes, sauf que la mauvaise publicité les avait fait reculer de six mois en termes de confiance. »

Deacon sortit son paquet de cigarettes et, avec un haussement de sourcils, en offrit une à Alan.

« J’en parlerai pas à Maggie.

— T’es un vrai pote, Mike. » Il plaça avec révérence une cigarette entre ses lèvres. « Si j’ai renoncé au tabac, c’est uniquement parce que la pauvre vieille n’arrêtait pas de pleurer. C’est dingue, non ? Je suis en train de crever dans les pires souffrances pour qu’elle n’ait pas à souffrir de me voir crever. Et avec ça, elle a toujours prétendu que j’étais l’homme le plus égoïste au monde. »

Deacon trouva – Dieu sait où – la force de rire.

« Elle a raison. Et radin aussi. Je n’oublierai jamais la fois où tu m’as invité à dîner et où tu m’as obligé à payer en prétextant que tu avais laissé ton portefeuille chez toi.

— C’était vrai.

— Mon œil ! Il faisait une bosse sous ta veste.

— Tu étais jeune et crédule en ce temps-là, Mike.

— Oui, et tu en profitais, mon salaud.

— Tu as été le meilleur des amis.

— Comment ça, j’ai été ? Je le suis toujours. Qui a payé le whisky ? » Il vit une ombre passer sur le visage d’Alan et changea aussitôt de sujet. « Qu’est-ce que fabrique De Vriess à présent ?

— Il a acheté une société d’informatique nommée Softworks, l’a rebaptisée De Vriess Softworks, ou DVS, a viré la moitié du personnel et renfloué la boîte en deux ans en produisant une version moins coûteuse de Windows pour les ordinateurs familiaux. C’est un sale frimeur, mais il a le chic pour faire du blé. Il a débuté à treize ans comme livreur de journaux et depuis il n’a pas cessé de prospérer.

— Pourtant, tu m’as dit qu’il avait pris une raclée dans les années 1980, lui rappela Deacon.

— Une simple erreur de parcours, Mike, d’où son emploi chez Lowenstein. Maintenant il est revenu à son niveau d’avant la crise. Les actions ont remonté et il s’est trouvé une jolie petite pompe à fric avec DVS.

— Il y avait une femme travaillant pour Softworks, une certaine Marianne Filbert. Est-ce que ce nom te dit quelque chose ? »

Alan secoua la tête.

« Quel rapport avec De Vriess ? »

Deacon lui résuma brièvement la théorie du complot échafaudée par John Streeter au sujet de son frère James.

« Je parie que son raisonnement repose entièrement sur des divagations, mais il est néanmoins intéressant que De Vriess ait acheté la société où James Streeter avait déniché son expert en informatique.

— Quand on connaît De Vriess, ça n’a rien de bien étonnant. Je suppose que la boîte a été examinée au microscope pour vérifier que le fric de la banque ne s’était pas glissé dans les livres et que De Vriess a flairé un bon coup. Il a l’esprit sacrément rapide.

— On dirait que tu l’admires.

— Peut-être. Ce type est un malin. En réalité, je ne l’aime pas beaucoup – de même que la plupart des gens –, mais il en faudrait davantage pour l’empêcher de dormir. Les femmes l’adorent et c’est tout ce qui compte pour lui. Un drôle de petit vicelard ! » Il gloussa de nouveau. « C’est souvent comme ça avec les mecs friqués. Contrairement à nous autres, ils ont de quoi payer leurs erreurs.

— Tu as toujours été un affreux cynique, dit Deacon d’un ton affectueux.

— Je suis en train de claquer d’un cancer du foie, Mike, mais au moins mon cynisme se porte bien.

— Tu en as pour combien de temps ?

— Six mois.

— Et ça te tracasse ?

— Ça me terrifie, fiston, alors je me raccroche aux derniers mots de Heinrich Heine : “Dieu me pardonnera. Il est là pour ça.” »

* *
*

Barry Grover tint la photo de James Streeter dans la lumière de la lampe et l’examina attentivement.

« L’angle est meilleur, dit-il avec mauvaise grâce. Il vous sera probablement plus facile de faire des comparaisons avec celle-là qu’avec l’autre. »

Deacon se jucha avec désinvolture sur le bord du bureau en lorgnant par-dessus l’épaule de Barry d’une manière que détestait le petit homme et se planta une cigarette au coin de la bouche.

« C’est vous le spécialiste. Alors, est-ce que c’est Billy, oui ou non ?

— Je préférerais que vous ne fumiez pas ici », grommela Barry en indiquant d’un doigt pointilleux l’écriteau marqué Dans l’intérêt de ma santé, prière de ne pas fumer. « J’ai de l’asthme et ce n’est pas bon pour moi.

— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?

— Je pensais que vous saviez lire. »

Il poussa un dossier contre la hanche de Deacon dans l’espoir de le déloger, mais celui-ci se contenta de sourire.

« En tout cas, l’odeur du tabac vaut encore mieux que l’odeur de vos pieds. Quand avez-vous acheté des chaussures pour la dernière fois ?

— Cela ne vous regarde pas.

— Je ne vous ai jamais vu porter que des noires et, croyez-moi, si je l’ai remarqué, tout l’immeuble aussi. Je commence à me demander si vous n’en avez pas qu’une paire, ce qui expliquerait votre asthme.

— Vous n’êtes qu’un grossier personnage. »

Deacon sourit encore plus largement.

« Je suppose que vous avez fait la bringue hier soir. D’où votre humeur infecte.

— Oui, répondit le petit homme d’un ton aigre. J’ai été prendre un verre avec des amis.

— Alors si c’est la gueule de bois, j’ai de la codéine dans mon bureau et si ce n’est pas ça, secouez-vous, pour l’amour du ciel, et donnez-moi votre opinion sur cette photo. Avez-vous l’impression qu’il s’agit de Billy ?

— Non.

— Ils se ressemblent sacrément.

— Les bouches sont différentes.

— Avec dix millions de livres, on peut s’offrir de la chirurgie esthétique à tire-larigot. »

Barry ôta ses lunettes et se frotta les yeux.

« Pour identifier quelqu’un, il ne suffit pas de comparer deux photos et de mettre ce qui ne colle pas sur le compte de la chirurgie esthétique. C’est un petit peu plus scientifique que ça, Mike.

— Je comprends bien.

— Des gens qui se ressemblent, surtout sur des photographies, il y en a à la pelle, de sorte qu’il faut aussi faire intervenir ce que l’on sait d’eux. Il ne sert à rien de trouver des ressemblances aux visages de deux personnes dont l’une vit aux États-Unis et l’autre en France.

— C’est bien ça le problème. James a disparu en 1990 et Billy n’a refait surface qu’en 1991, dans un commissariat de police, les doigts comme des ergots parce qu’il avait brûlé ses empreintes digitales. Il est fort possible qu’il s’agisse d’un seul et même individu.

— Mais hautement improbable. » Barry considéra de nouveau la photographie. « Où est passé le reste de l’argent ?

— Je ne vous suis pas.

— Comment aurait-il pu devenir clochard quelques mois seulement après s’être fait refaire le visage ? Où est passé le reste de l’argent ?

— Je continue à travailler sur la question. » Deacon interpréta à juste titre la moue de Barry comme l’expression d’un démenti cinglant, en dépit de l’habituelle stupidité qui se dégageait de sa face de hibou. « Bon, bon. C’est assez improbable, je vous l’accorde. » Il se leva. « J’ai promis de rendre cette photo aujourd’hui. Avez-vous le temps de me faire un négatif ?

— Je suis occupé pour l’instant. » Barry remua des feuilles sur son bureau en guise de démonstration.

Deacon eut un hochement de tête.

« Ça ne fait rien. Je vais m’arranger avec Lisa. Elle devrait pouvoir me dépanner. »

Lorsqu’il fut parti, Barry sortit du tiroir du haut une épreuve de son cru montrant James Streeter de face. Si Deacon avait vu cette version, songea-t-il, il n’y aurait plus eu moyen de l’arrêter. La ressemblance avec Billy Blake était frappante.

Par pure curiosité, Deacon téléphona à la société de promotion immobilière Lowndes et demanda à parler à quelqu’un au sujet de l’ensemble d’appartements reconvertis à Teddington près de la Tamise en 1992. On lui donna les coordonnées des appartements en l’informant qu’il n’y aurait personne pour discuter de l’opération elle-même.

« À vrai dire, expliqua avec nervosité une secrétaire, je pense que c’est Mr Merton qui s’en est occupé, mais il a été licencié voilà deux ans.

— Pour quelle raison ?

— Je ne sais pas trop. Il paraît qu’il prenait de la cocaïne.

— Vous savez comment je pourrais le contacter ?

— Il a quitté le pays et je ne pense pas que nous ayons son adresse. »

Deacon nota le nom de Merton comme d’un cas à suivre après Noël, au même titre que Nigel De Vriess.

On était le 21 décembre. Deacon était bloqué dans les embouteillages et son humeur devenait de plus en plus sinistre à mesure qu’approchait le réveillon. Ce qu’il détestait Noël ! C’était la preuve suprême du vide de son existence.

Il avait passé l’après-midi à interviewer une prostituée qui, sous prétexte d’effectuer des « recherches », prétendait avoir ses entrées au Parlement où elle se livrait, contre rétribution, à des ébats avec les députés. Bonté divine ! Et c’était ça l’actualité ! Il méprisait ce goût typiquement britannique pour le sordide, qui en disait bien plus sur la sexualité refoulée du citoyen moyen que sur les hommes et les femmes dont les frasques s’étalaient à la une des journaux. Quoi qu’il en soit, il était certain que la femme mentait (sinon sur l’existence des ébats en question, du moins quant à ses visites régulières à Westminster), car elle connaissait fort mal les lieux. Tout comme il était persuadé que JP, adepte de l’école du ne-laissez-jamais-les-faits-gâcher-une-bonne-histoire, l’obligerait à enquêter pendant des semaines sur ces misérables petits ragots dans l’espoir qu’ils contiennent la moindre parcelle de vérité.

Il attribua sa déprime au CVS, Cafard à variation saisonnière, parce qu’il n’arrivait pas à accepter l’idée d’une folie héréditaire. Chaque fois qu’il avait eu un pépin, ç’avait été en ce fichu mois de décembre. Et cela ne pouvait pas être une coïncidence. Son père était mort en décembre, ses deux femmes l’avaient quitté en décembre et il s’était fait virer de l’Independent en décembre. Et pourquoi ? Parce qu’il n’avait pas la force de se retenir de picoler au moment de Noël et qu’il avait collé un marron au rédacteur en chef avec lequel il venait de s’engueuler à propos d’un article. (S’il ne faisait pas attention, c’est ce qui ne tarderait pas à se produire avec JP.) L’été, il avait assez de lucidité pour admettre qu’il était pris dans un cercle vicieux – les choses allaient mal parce qu’il buvait et il buvait parce que les choses allaient mal –, mais c’est justement quand il en aurait eu le plus besoin que la lucidité lui manquait.

Il abandonna Whitehall, complètement embouteillé, et passa devant le palais de Birmingham. Le vent d’est cinglant de ces derniers jours s’était changé en neige fondue, mais, au-delà de ses essuie-glaces au cliquetis régulier de métronome, s’étendait une ville déjà prête pour les réjouissances. Les signes en étaient visibles partout, dans l’épicéa norvégien brillamment éclairé qui, comme chaque année, avait détrôné la statue de Nelson à Trafalgar Square, dans les lumières multicolores qui décoraient boutiques et bureaux, dans la foule qui se pressait le long des trottoirs. Il parcourut tout cela d’un œil lugubre en songeant à ce qui le guettait lorsque ce maudit canard fermerait pour Noël.

Des jours entiers à attendre la réouverture.

Un appartement vide.

Le désert.

JP décida que le récit de la prostituée avait « de l’étoffe » et lui demanda de ratisser tout ce qu’il pourrait trouver.

Si la fête au bureau eut la moindre gaieté, cela devait être dans une autre pièce. Se sentant comme un intrus à une veillée mortuaire, Deacon fit, sans beaucoup de conviction, du gringue à Lisa, qui le récompensa de ses peines en l’envoyant balader.

« À ton âge ! s’exclama-t-elle avec indignation. Tu pourrais être mon père ! »

Avec une sombre satisfaction, il se disposa à prendre une cuite carabinée.