12
Deacon prit une dinde congelée et la jeta dans le Caddie du supermarché. Depuis qu’ils avaient quitté le pub, il était d’une humeur de chien et Terry avait préféré ne pas insister après lui avoir dit dans la voiture qu’il n’était pas étonnant que son vieux se soit fait sauter le caisson si toutes les femmes de sa famille étaient aussi chameaux.
« Qu’en sais-tu ? avait répliqué Deacon d’une voix glaciale. Est-ce que Billy vous en a fait baver à ce point-là pour que tu sois devenu aussi infect ? Du reste, qu’est-ce que ç’aurait changé ? On ne peut pas tomber plus bas que le caniveau, de toute façon. »
Cela faisait une demi-heure qu’ils n’avaient pas prononcé un mot, lorsque Deacon s’appuya soudain à la barre du Caddie.
« Pardon, Terry. J’avais les nerfs en pelote. Mais ce n’était pas une raison pour me montrer grossier.
— Tu as seulement dit ce qui est. On peut pas tomber plus bas que le caniveau, et y a rien de grossier à dire la vérité. »
Deacon sourit.
« Il y a un tas de choses plus bas que le caniveau. Il y a l’égout et aussi l’enfer, et tu es très loin de l’un et de l’autre. » Il se redressa. « Et tu n’es même pas dans le caniveau, pas tant que tu habites sous mon toit, alors choisis ce qui te plaît, que nous puissions festoyer comme des rois. »
Quelques minutes plus tard, il revint sur un détail qui le préoccupait.
« Billy t’a-t-il jamais dit son âge ?
— Non. Tout ce que je sais, c’est qu’il aurait pu être mon grand-père. »
Deacon secoua la tête.
« D’après le médecin légiste, il avait dans les quarante-cinq ans. Pas beaucoup plus que moi, en fait. »
Terry sembla ahuri. Il resta bouche bée, un paquet de cornflakes à la main.
« Tu blagues. Merde ! Il était salement décati. Je pensais qu’il avait le même âge que Tom, par là, et Tom a soixante-huit berges.
— Mais il disait qu’il faisait bon être jeune dans les années 1970. » Il prit le paquet de cornflakes des mains de l’adolescent et l’expédia dans le Caddie. « Et les années 1970, ça ne remonte qu’à vingt ans.
— Ouais, mais j’étais pas encore né.
— Et alors ?
— Alors ça fait une paye. »
« Pourquoi Billy a-t-il dit que la vérité était morte ? demanda Deacon tandis qu’ils rentraient après avoir chargé la nourriture dans le coffre. Qu’est-ce que ç’a à voir avec la carte postale ? » Il se souvint d’une phrase de l’entretien de Billy avec le Dr Irvine. Je continue à chercher la vérité.
« Comment je le saurais, bon Dieu ? »
Deacon fit un effort pour rester patient.
« Tu as vécu à peu près deux ans en compagnie de ce type, d’après ce que j’ai compris, et jamais tu ne lui as posé la moindre question sur ce qu’il te racontait ? Tu es pourtant curieux, non ? À moi, tu n’as pas arrêté d’en poser des questions.
— Ouais, mais toi au moins, tu réponds, dit Terry en lissant avec satisfaction le devant de sa veste. Billy, il se fichait en boule dès que je la ramenais avec des “pourquoi”, alors j’ai fini par laisser tomber. Ça valait pas la peine de se taper dessus.
— Je présume qu’il a utilisé le présent.
— Pardon ?
— “La vérité est morte et plus rien ne compte à présent.”
— Ouais, c’est ce que j’ai dit.
— Vérité est aussi un prénom féminin », murmura Deacon d’une voix songeuse en examinant cette idée comme un chien flaire un os. Il jeta un regard en biais à l’adolescent. « Crois-tu que V soit l’initiale de Verity ? En d’autres termes, par “La vérité est morte”, voulait-il dire “Verity est morte” ? Et ne me réponds pas “Comment je le saurais, bon Dieu ?” ou je pourrais être tenté d’arrêter la voiture et de t’enfoncer la dinde dans la gorge.
— J’suis pas un putain de devin, fit Terry plaintivement. Si Billy a dit “La vérité est morte”, ça veut dire d’après moi, “La vérité est morte”.
— Oui, mais pourquoi ça ? maugréa Deacon. De quelle vérité voulait-il parler ? De la vérité absolue, de la vérité relative, de la vérité vraie, de la vérité pure ? Ou bien d’une vérité particulière – telle qu’un meurtre – que l’on n’aurait jamais découvert ?
— Comment… » Terry se retint juste à temps. « Il ne me l’a pas dit.
— Alors j’en reste à l’hypothèse que V est Verity », dit Deacon avec détermination. Il s’arrêta à un feu. « On verra bien ce que ça donne. Je parie qu’elle ressemblait à la femme du tableau de Picasso. Tu ne crois pas ? D’après ce que tu m’as raconté, il était très attaché à cette carte et il l’embrassait quand il était ivre. Est-ce que ça ne signifie pas forcément qu’elle lui rappelait quelqu’un ?
— J’vois pas pourquoi, répondit Terry d’une voix neutre. Un des mecs a une photo de Madonna. Il arrête pas de baver dessus, mais jamais il penserait, même dans ses rêves les plus fous, avoir une souris pareille. À mon avis, c’est son seul moyen de triquer. »
Deacon débraya.
« Il y a une différence entre une photographie d’une femme actuelle qui cherche à exploiter les fantasmes masculins et un portrait peint il y a presque un siècle.
— Y en avait peut-être pas à l’époque, dit Terry après avoir sérieusement réfléchi à la question. Je parie que Picasso avait la trique quand il peignait sa gonzesse et qu’il espérait bien que les autres mecs l’auraient aussi en la regardant. Pour ça, faut reconnaître qu’elle a de chouettes nénés. »
13 h-Le Cap, Afrique du Sud
« Qui est donc cette femme ? » demanda à sa fille une dame d’un certain âge en indiquant d’un signe de tête la silhouette assise seule à une table près de la baie vitrée. « Je l’ai déjà vue. Elle donne toujours l’impression de s’ennuyer, comme si elle préférait être ailleurs. »
Sa fille suivit son regard.
« Gerry lui a parlé une fois. Elle s’appelle Felicity Metcalfe. Son mari possède une mine de diamants ou je ne sais quoi. En tout cas, elle est bourrée de fric. » Elle considéra d’un air dépité sa bague de fiançailles ornée d’un solitaire.
« Je ne l’ai jamais vue avec un homme. »
La jeune femme haussa les épaules.
« Elle est peut-être divorcée. Avec la tête qu’elle a, ce ne serait guère étonnant. » Elle sourit avec cruauté. « On pourrait tailler des diamants avec. »
Sa mère soumit la silhouette solitaire à un examen plus attentif.
« Le fait est qu’elle est maigre comme un clou et plutôt sinistre », admit-elle. Elle se remit à manger. « On a bien raison de dire que l’argent ne fait pas le bonheur, ma chérie.
— Ni la pauvreté », ajouta sa fille avec amertume.
Tandis que Terry décorait l’appartement cet après-midi-là, Deacon s’installa à la table de la cuisine pour voir ce qu’il pourrait tirer des quelques renseignements dont il disposait. De temps à autre, il lançait une question. Pourquoi Billy avait-il élu domicile à l’entrepôt ? Pour les mêmes raisons que le reste d’entre nous, je suppose. Aimait-il plus particulièrement les cours d’eau ? Il n’en a jamais parlé. Avait-il fait allusion à une ville où il aurait vécu ? Non. Ou à une université, un métier, une entreprise dans laquelle il aurait travaillé ? Comment que je m’en serais aperçu, des universités, j’en connais pas.
« EH BIEN, TU DEVRAIS, BON SANG ! rugit Deacon, soudain exaspéré. Je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un d’aussi totalement ignare en ce qui concerne les choses importantes. »
Terry passa la tête par la porte de la cuisine, un sourire jusqu’aux oreilles.
« Si tu étais obligé de vivre comme moi, tu serais mort au bout d’une semaine.
— Pourquoi ?
— Un type qui pense qu’il est plus important de connaître le nom des universités que de se démerder pour bouffer tous les jours n’a aucune chance de survivre dans la mouise. Ce qui compte, c’est de rester en vie, alors tes universités à la con, c’est pas ça qui va te nourrir. Tu veux voir ce que j’ai fait ? Ça a l’air super. »
Il avait raison. Au bout de deux ans, l’appartement de Deacon avait enfin un air de chez soi.
Deacon simplifia ses notes, se limitant aux noms, âges, lieux et points communs, et les regroupa selon une disposition logique sur une feuille de papier A 4 en plaçant Billy au centre. Il l’appuya contre la bouteille de vin.
« C’est toi l’artiste. Regarde si tu peux donner une physionomie à tout ça. Je te traduirai ce que tu ne comprendras pas. »
Il croisa les bras et regarda le garçon examiner la page, lisant les mots à haute voix chaque fois que Terry pointait un doigt interrogateur.