18
« À mon avis, vous m’avez pris pour un couillon, Mike et vous, dit Terry en ouvrant une nouvelle boîte de bière et en retournant s’étendre sur le canapé. J’y crois pas à ce bateau, que vous aviez envie de savoir à quoi ressemblait Amanda. J’ai bien vu comment vous regardiez Mike et aussi comment il vous regardait, et, ce que je pense, c’est que vous mourez d’envie de lui faire faire de l’escalade et que ça a pas l’air de l’emballer des masses. »
Barry évita de le regarder.
« Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Bien sûr que si ! Vous n’êtes qu’un sale pédé, Barry ! Alors qu’est-ce que vous cherchiez en déboulant chez Amanda ? Et pourquoi les poulets vous ont fourré au trou ? » Il glissa une cigarette entre ses lèvres et la fit pivoter avec la pointe de sa langue. « Savez ce que je crois ? Je crois que ça vous a monté le bourrichon de prendre un verre avec Mike et moi, et qu’après ça, vous êtes parti casser la concurrence. Je parie que ça vous fait salement bisquer qu’Amanda lui plaise plus que vous. J’ai pas raison ? » Barry se pencha pour augmenter le son de la télévision.
« Je ne veux pas parler avec vous.
— Pas étonnant ! Vous pourriez entendre des choses qui vous dérangeraient, par exemple que Mike n’est pas aussi inaccessible qu’il voudrait le faire croire. » Un pli cruel apparut sur ses lèvres tandis qu’il allumait sa cigarette. « Sûr qu’il est vachement chouette avec moi. »
Barry ne dit rien.
« Et vous ? Vous aussi, vous êtes chouette avec moi. Même que vous vous approchiez sacrément près hier soir pendant qu’on regardait les photos. » Il s’appuya sur un coude et avala bruyamment une gorgée de bière.
« Vous ne devriez pas parler ainsi.
— Pourquoi pas ? fit le garçon avec un ricanement. Ça vous excite, hein ? »
Qu’il puisse être de nouveau excité par quelque chose, Barry en doutait. La peur était la seule émotion dont il était encore capable. Il aurait dû faire confiance à son impression première vis-à-vis de ce vaurien au crâne rasé, cela lui aurait évité cette terrible désillusion. Il ôta ses lunettes et loucha vers l’écran.
« Si j’étais un autre homme – avec plus de courage –, dit-il au bout d’un moment, je vous flanquerais une raclée. Pas pour moi, mais pour Mike. Ce que vous avez dit à mon sujet, ça m’est bien égal, toute ma vie les gens n’ont pas cessé de cancaner derrière mon dos, mais Mike ne mérite pas ça. Le plus triste, c’est qu’il pense que vous êtes un garçon convenable.
— Ouais, ben, vous êtes plutôt mal placé pour me donner des leçons sur ce qui est convenable ou pas, alors que vous vous êtes fait piquer à faire des trucs qui devaient pas l’être tellement.
— Avez-vous abusé de la crédulité de Billy comme vous avez abusé de celle de Mike ?
— Si je savais ce que ça veut dire, je pourrais peut-être vous répondre.
— Oui, j’avais oublié. Vous êtes aussi ignorant que méprisable. »
Terry grimaça un sourire.
« Attention à ce que vous dites, Barry ! C’est pas une tapette qui va m’impressionner ! »
Il souffla avec dédain une bouffée de fumée dans la direction de Barry.
« Ne faites pas ça, dit d’une voix étouffée le petit homme rondouillard. J’ai de l’asthme.
— Bonté divine ! Si vous n’étiez pas une gonzesse, vous m’auriez déjà filé une beigne. Vous avez vraiment pas de couilles ou quoi ? »
Il ne s’attendait pas à la rapidité avec laquelle Barry le saisit à la gorge, pas plus qu’il ne soupçonnait le poids et la vigueur du petit homme. Tandis que ses poumons luttaient sous la pression combinée des doigts serrant son cou et du genou robuste lui écrasant le milieu de la poitrine, il se dit que, pour le coup du viol, il avait misé sur le mauvais cheval. Il scruta désespérément le regard aveugle de Barry, mais n’y vit que de la folie.
« Où est Terry ? demanda Deacon en réintégrant l’appartement.
— Dans sa chambre.
— Il dort ?
— Probablement. Il est parti il y a une demi-heure. Je peux vous servir quelque chose, Mike ? Un café ? Une boisson ? »
Deacon parcourut la pièce des yeux et aperçut le paquet de cigarettes de Terry gisant sur le sol ainsi que la tache de bière sur le tapis.
« Que s’est-il passé ? »
Barry suivit son regard.
« Je suis désolé. Il a renversé la boîte par mégarde. Il est fatigué, Mike. Il n’a que quatorze ans, ne l’oubliez pas.
— Il a fait des siennes ?
— Je préférerais que vous lui posiez la question.
— D’accord. Alors un café ? Je vais le voir pendant que
vous vous en occupez. »
Il regarda Barry pénétrer dans la cuisine, puis longea le couloir et frappa un léger coup à la porte de la chambre.
« Si c’est vous, espèce de sale fumier, fit la voix méfiante de Terry à l’intérieur, vous pouvez aller vous faire foutre ! Je ne sortirai pas avant que Mike soit là !
— C’est Mike.
— Bon Dieu ! s’écria le garçon en ouvrant toute grande la porte, je suis bien content de te voir. Barry a complètement perdu les pédales. Il a essayé de me tuer. » Il pointa un doigt vers sa gorge. « Tiens, regarde ! Ces putains d’empreintes de doigts !
— Pas très joli, fit Deacon en examinant les marques rouges sur le cou de l’adolescent. Pourquoi a-t-il fait ça ?
— Parce qu’il est barjo, voilà tout ! » Il eut un hochement de tête nerveux en direction de la porte. « Je pourrais me plaindre aux flics. Il est sacrément dangereux, ce mec.
— Qu’est-ce qui te retient ? demanda Deacon en plissant les yeux. TU ne t’es pas fait prier lorsque Denning a piqué sa crise.
— C’était pas pareil.
— Tu veux dire par là que Denning n’avait pas de raison de s’en prendre à Walt, mais que Barry en avait une bonne de s’en prendre à toi ? TU n’es qu’un imbécile, Terry ! Je t’ai demandé de te tenir tranquille pendant mon absence. Franchement, si tu n’es pas prêt à traiter Barry avec un minimum de respect, tu ferais mieux de partir tout de suite.
— Qu’est-ce qui te prouve que c’est pas lui qui a commencé ?
— La loi de la jungle. Les lapins n’attaquent les belettes que contraints et forcés. De plus, tu es toujours en vie, ce qui ne serait pas le cas si Barry était barjo. » Il fit un pas dans le couloir. « l\i n’as que deux solutions, mon petit ami, dit-il par-dessus son épaule. T’excuser ou déguerpir.
— J’vais quand même pas faire des excuses à une espèce de taré ! C’est lui qui a essayé de me tuer. »
Deacon pivota.
« Tu n’as vraiment rien retenu de ce que t’a appris Billy. Il s’est mis la main dans le feu pour t’avertir des dangers qu’il y a à céder à la colère, la tienne ou celle de quelqu’un d’autre, mais tu es tellement stupide que tu n’as rien compris au message. Je crois que j’ai perdu mon temps moi aussi. Il vaudrait mieux que tu fasses tes paquets. »
C’est un Terry soumis qui les rejoignit dans la cuisine dix minutes plus tard. Il avait une rougeur révélatrice autour des yeux et la démarche moins assurée que d’habitude. Deacon, qui s’était mis à retravailler son schéma, leva brièvement la tête, le visage impassible, puis reprit sa tâche. Terry tendit sa main maigre à Barry.
« Désolé, mon pote. Je n’étais pas dans mon état normal. Sans rancune, hein ? »
Barry, qui était resté assis, silencieux et mal à l’aise, tandis que Deacon ne lui accordait aucune attention, prit avec étonnement la main offerte.
« Je crois… – il jeta un regard aux marques sur le cou de Terry – eh bien, ce serait plutôt à moi de m’excuser.
— Non. Mike a raison. C’est moi qui vous ai provoqué. Vous avez plus de cran que vous ne pensez. Vous aviez promis que vous me flanqueriez une raclée et vous l’avez fait. C’était de ma faute. »
Barry sembla sur le point de lui donner raison quand le regard de Deacon le fit changer d’avis. La seule chose que lui avait dite celui-ci depuis qu’il avait regagné la cuisine était : « Je me fiche de ce qu’il vous a raconté, Barry, mais levez encore une fois la main sur un gosse et je vous transforme en chair à pâté ! »
À cette seconde, il indiqua du doigt une chaise vide tout en poussant le schéma sur le côté.
« Assieds-toi, murmura-t-il en même temps que lui parvenait le carillon lointain des cloches sonnant la messe de minuit. Nous aurions peut-être dû aller à l’église, ajouta-t-il avec un signe de tête vers la fenêtre. Quand j’étais enfant, nous allions toujours à la messe de minuit, c’est même le seul souvenir que j’ai d’un moment où nous avions à peu près l’air d’une famille normale. »
Terry prit ces paroles pour ce qu’elles étaient – un arrêt des hostilités – et en fut ragaillardi.
« Tu y es allé le soir où ton paternel s’est fait sauter la cervelle ? »
Deacon ne put s’empêcher de sourire en voyant la mine horrifiée de Barry, qui lui parut résulter de l’indélicatesse de Terry plutôt que de la mort hideuse de son père
« Non. Si nous y étions allés, il ne l’aurait pas fait. Nous avons arrêté d’aller à l’église quand maman et lui ont arrêté de se parler.
— Billy disait qu’une famille qui prie ensemble reste unie. »
Deacon ne répondit pas afin de ne pas priver le garçon de ses illusions. Il lui arrivait fréquemment de se dire que c’était l’accumulation des milliers de prières non exaucées qui avait entraîné la désintégration de sa famille. Je vous en prie, mon Dieu, faites que papa soit gentil avec mes copains… Je vous en prie, mon Dieu, faites que papa soit malade pour la fête de l’école… Je vous en prie, mon Dieu, faites que papa meure…
« Mon père était athée, dit Barry d’un ton penaud, comme s’il craignait lui aussi de désillusionner l’adolescent.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Terry.
— Il est mort d’une crise cardiaque quand j’avais dix ans. » Barry poussa un soupir. « Quelle tristesse ! Ma mère n’a plus été la même après ça. C’était quelqu’un de très gai, et maintenant… il faut dire que je ressemble tellement à mon père… elle m’en veut à cause de ça, je crois bien. »
La conversation s’arrêta et ils écoutèrent en silence le bruit des cloches. Deacon regrettait de remuer de tels souvenirs, aussi estimable que fût la cause. En vingt ans, il n’avait pas réussi à chasser l’épouvantable image du cabinet de travail éclaboussé de sang et de la masse informe qui avait été jadis Francis Deacon. Le suicide, pensa-t-il, était la moins pardonnable des morts parce qu’elle ne laissait pas le temps de se préparer au choc du deuil. Quel qu’ait été son chagrin, il avait été submergé par le dégoût d’avoir à essuyer le sang et la cervelle de son père sur les murs, les tableaux, les étagères et les livres.
Il se mit à songer à un autre suicide.
« Je me demande bien pourquoi Verity s’est pendue, murmura-t-il.
— Moi, je crois pas qu’elle se soit pendue, dit Terry. Je crois plutôt que c’est Billy qui l’a tuée. » Il fit le geste de serrer quelque chose, comme il l’avait fait près du brasier lors de leur première rencontre. « Y avait largement de quoi le rendre maboul. »
Deacon secoua la tête.
« C’est probablement ce que la police a vérifié en premier. Jamais elle n’aurait cru au suicide si les preuves n’avaient pas été des plus convaincantes.
— Anne Cattrell a sans doute raison, dit Barry. Si Verity a découvert par hasard qu’elle avait épousé l’assassin de son mari, est-ce que ce n’était pas un motif suffisant pour qu’elle se tue ?
— Je ne vois pas en quoi. Elle détestait Geoffrey. » Deacon tapa son crayon contre ses dents. « D’après le bouquin de Roger Hyde, son fils pensait qu’elle avait une liaison. » Il entoura le nom de Verity et tira un trait jusqu’à celui de James Streeter. « Qu’en dites-vous ? N’oubliez pas que James et Peter se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Il est possible qu’elle ait été attirée par James à cause de cette ressemblance. Cela permettrait d’expliquer l’intérêt de Billy pour l’adresse d’Amanda.
— Il aurait voulu se venger ? demanda Terry d’un ton incertain. J’arrive pas à imaginer ça, Mike. Premièrement, il se serait vengé sur la mauvaise personne et, deuxièmement, ça n’aurait pas été un plat froid mais sacrément chaud. »
Deacon se mit à rire. Jamais il n’avouerait à l’adolescent son admiration pour le cran dont il avait fait preuve en serrant la main à Barry, et pourtant cette admiration n’en était pas moins réelle. Était-ce un vestige de sa relation avec sa mère ? Au bout du compte, peut-être l’amour était-il d’autant plus fort qu’il demeurait caché. Clara n’avait pas cessé de lui rebattre les oreilles avec son affection jusqu’au jour où elle avait fichu le camp.
« D’accord, caïd, alors donne-moi une meilleure idée.
— J’en ai pas. Pour moi, tout ça c’est un truc avec le destin. Je veux dire, Amanda aurait pu parler à n’importe quel journaliste, mais il a fallu qu’elle aille chercher celui qui serait assez accro pour foncer tête baissée. Tu as dit toi-même que Billy et toi étiez liés par le destin.
— Elle n’est pas venue me chercher, dit Deacon, c’est moi qui suis allé la chercher ou, plus exactement, c’est mon rédacteur en chef qui m’a envoyé, contre mon gré, l’interviewer. Et elle a eu la chance ou la malchance, selon le dessein qu’elle poursuivait, que l’existence menée par Billy trouve des échos dans la mienne. »
Mais Terry ne voulait pas en démordre.
« Et puis il y a moi. Je n’avais pas l’intention de te téléphoner au sujet de Billy et voilà que j’ai été obligé à cause de Walt. Et si m’sieur Harrison n’avait pas reconnu Tom, je n’aurais pas eu la trouille qu’il me colle dans la merde, et si tu n’avais pas rencontré le vieux Lawrence et que tu ne lui avais pas demandé de nous filer un coup de main, il ne se serait pas mis à déblatérer sur ces histoires de parents – il s’arrêta pour reprendre haleine. Et je ne serais pas là. Sans compter que Barry n’aurait pas picolé et ne serait pas allé reluquer Amanda et qu’aucun d’entre nous ne saurait que Nigel continue à se la farcir. Le destin, voilà ce que c’est ! conclut-il avec un air triomphant. Pas vrai, Barry ? »
Barry baissa subitement la tête pour enlever ses lunettes. La tornade d’émotions des dernières vingt-quatre heures l’avait mis dans un tel état de fatigue qu’il avait de plus en plus de mal à suivre la conversation.
« Tout dépend, je suppose, si vous pensez, comme mon père, que tout arrive accidentellement, dit-il d’une voix lente. Il croyait que la vie n’avait aucun but, si ce n’est la conservation des espèces, et que l’on pouvait aussi bien souffrir que profiter de cette existence futile. Sauf que, pour en profiter, il fallait prévoir les choses afin de minimiser les risques d’accidents malheureux. » Il sourit d’un air piteux. « Et il est mort d’un infarctus !
— Êtes-vous d’accord avec lui ? demanda Deacon avec curiosité.
— Oh, non. Je suis d’accord avec Terry. Je pense que le destin joue un rôle dans ce qui nous arrive. » Il remit ses lunettes, s’abritant derrière elles comme un chevalier inexpérimenté se préparant au combat. « Je ne peux pas m’empêcher de me dire que peu importe la raison pour laquelle Verity s’est pendue, en tout cas par rapport à Amanda Powell. » Il posa un doigt épais sur l’organigramme de Deacon, à l’endroit de la mention : Où Billy était-il en avril 1990 ? « Ça, c’est le destin de Billy, pas celui de Peter Fenton. Peter Fenton est mort en 1988. »
Au loin, les cloches s’arrêtèrent de sonner tandis que commençait le jour de Noël.
* *
*
Deacon fit des rêves très étranges cette nuit-là. Il attribua ce phénomène au fait qu’il avait préféré coucher sur le divan afin que Barry et Terry soient solidement bouclés chacun dans une chambre, lui-même servant de barrière entre les deux. Mais en y réfléchissant par la suite, il lui arriverait de trouver qu’il était trop facile de dire que c’était une mauvaise nuit, associée à des peurs inconscientes de chantage au viol et à des souvenirs de son père, qui l’avait conduit à rêver de James Streeter couvert de sang.
Il se réveilla en sursaut à quatre heures du matin, persuadé d’être lui-même James Streeter, et cela quelques secondes avant de recevoir le coup final qui l’anéantirait. Il avait le visage couvert de sueur – de sang ? – et son cœur martelait sa poitrine dans le silence de la nuit. Et quand ce cœur se mit à battre, quelle terrible main et quels terribles pieds ?… Etait-ce bien un rêve ? Ma mère gémit, mon père pleura et je bondis dans ce dangereux monde… Qui suis-je ? Dévorateur de ton parent, voici que reprennent tes indescriptibles tourments…
Il devint vite évident que le vieil adage « Trop de cuisiniers gâtent le bouillon » était parfaitement fondé. Barry se montra relativement patient au début, mais, avec Deacon et Terry, d’une incompétence innée, dans la cuisine, il passa rapidement de l’irritation à la tyrannie ouverte. « Ma mère vous aurait arraché les yeux pour un pareil sacrilège, fit-il remarquer d’une voix acide en repoussant Deacon et en déposant le bol de farce pleine d’eau dans l’évier.
— Comment voulez-vous que je m’en tire sans verre gradué ? demanda Deacon, l’air maussade.
— Servez-vous de votre jugeote et ajoutez l’eau plus lentement », répondit Barry en pressant l’amas détrempé dans une passoire pour évacuer le surplus de liquide. « Au risque de vous surprendre, Mike, vous n’êtes pas censé verser la farce sur la dinde, mais en farcir l’intérieur. C’est pourquoi on appelle ça de la farce. Sinon, ce serait de la sauce.
— D’accord, d’accord, j’ai compris. Je ne suis pas complètement idiot.
— Je vous avais prévenu qu’il ne savait pas cuisiner », dit Terry d’un ton satisfait.
Barry reporta son indignation sur l’adolescent et préleva un minuscule chou de Bruxelles du maigre tas qui se trouvait dans l’égouttoir.
« Qu’est-ce que c’est, ça ? demanda-t-il.
— Un chou !
— Pardon : c’était un chou. Maintenant c’est un petit pois. Je vous ai dit d’enlever les feuilles du dessus, pas de les scalper sur deux centimètres. C’est fait pour être mangé, pas avalé avec un verre d’eau.
— Vous avez besoin de boire quelque chose, déclara avec prosaïsme l’incube au crâne rasé. La sobriété, ça vous rend drôlement grincheux.
— Boire quelque chose ? coassa Barry en frappant le sol de ses petits pieds. Il est neuf heures du matin et nous n’avons pas encore mis la dinde au four. » Il pointa un doigt vers la porte d’un geste dramatique. « Fichez-moi le camp d’ici tous les deux, ordonna-t-il, ou vous pouvez tirer un trait sur le déjeuner ! »
Deacon secoua la tête.
« Impossible. J’ai invité Lawrence Greenhill. S’il n’y a rien à manger, il va être affreusement déçu. » Il vit la colère envahir le visage de Barry comme une marée rouge et agita les mains en un geste d’apaisement tout en reculant vers la porte de la cuisine. « Allons, pas de panique. C’est un type merveilleux. Il vous plaira. Je suis sûr que cela ne le dérangera pas d’attendre un peu si le repas n’est pas prêt à une heure pile. Écoutez, j’ai une idée, dit-il comme s’il était le seul à l’avoir eue, pourquoi est-ce que nous n’irions pas faire un tour, Terry et moi, pendant que vous vous occupez de tout ça ? Nous serons de retour à midi pour mettre la table.
— Au poil ! dit Terry en levant les deux pouces. Salut, Barry. Et faites beaucoup de pommes de terre rôties. C’est comme ça que je les aime. »
Deacon l’attrapa par le col et lui fit passer la porte avant que leur chef de cuisine se soit envolé en fumée par autocombustion.
« Où est-ce qu’on va ? demanda Terry en montant dans la voiture. On a trois heures à tirer.
— Commençons par secouer le cocotier. » Deacon prit son téléphone mobile et appela les renseignements. « Allô, le numéro de N. De Vriess, s’il vous plaît. Halcombe House, près d’Andover. Merci. » Il tira un crayon de sa poche intérieure et nota le numéro sur sa manche de chemise avant de couper la communication.
« Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Lui téléphoner et lui demander ce qu’il fichait chez Amanda Powell samedi soir.
— Et si c’est sa bergère qui répond ?
— La conversation n’en sera que plus intéressante.
— T’es vache ! C’est Noël aujourd’hui. »
Deacon pouffa de rire.
« Ça m’étonnerait que quelqu’un réponde. C’est probablement le téléphone de sa secrétaire. Les types comme De Vriess ne mettent pas leur numéro privé dans l’annuaire. » Il regarda sa manche tout en pressant les touches. « Dans tous les cas, si c’est Fiona qui répond, je raccroche, promit-il en portant l’engin à son oreille. Allô ? » Il semblait surpris. « Je parle à Nigel De Vriess ?… Est-ce qu’il est là ?… Il est absent ? Oui, c’est important. J’essaie de le joindre depuis vendredi pour des questions de travail… Mon nom est Michael Deacon… Non, j’appelle d’un téléphone mobile… » Une longue pause. « Me serait-il possible de parler à son épouse ?… Pouvez-vous me donner un numéro où je puisse joindre Nigel ? Alors peut-être avez-vous une idée de la date à laquelle il rentrera ?… Mon numéro de téléphone ? Oui, je serai là-bas à partir de midi. Merci. » Il donna le numéro de son appartement, puis coupa et fronça les sourcils d’un air préoccupé en direction de Terry. « Nigel est parti pour quelques jours et sa femme est malade et ne peut parler à personne.
— Bon Dieu, quel enfant de salaud ! Je parie qu’il a plaqué cette pauvre andouille pour Amanda. »
Deacon se mit à pianoter sur le volant.
« Sauf que je donnerais ma tête à couper que c’est un flic qui m’a répondu et on n’alerte pas la police simplement parce que son célèbre mari baise avec une autre.
— Qu’est-ce qui te fait croire que c’était un poulet ?
— Il était beaucoup trop efficace. Il m’a mis en attente après que je lui ai donné mon nom pour voir si cela disait quelque chose à je ne sais quel olibrius qui se trouvait dans la pièce.
— Ç’aurait pu être un maître d’hôtel. Il y en a toujours un dans ce genre de bicoque. »
Deacon mit le moteur en marche.
« Un maître d’hôtel aurait parlé immédiatement et la ligne est restée muette jusqu’à ce que je demande De Vriess. » Il s’engagea sur la chaussée. « Tu ne penses pas qu’il s’est fait la malle, hein ?
— Comme James ?
— Oui.
— Pourquoi il aurait fait ça ?
— Parce que Amanda lui a dit que Barry l’avait vu chez elle et qu’il a préféré lever l’ancre.
— Et pourquoi elle en a pas fait autant ? »
Deacon se souvint de la valise qu’il avait vue dans l’entrée.
« Peut-être bien que si, répondit-il d’un ton quelque peu sinistre. C’est ce que nous allons vérifier. »
Ils pénétrèrent dans la résidence et se garèrent en face de la maison d’Amanda. Elle paraissait vide. Les rideaux étaient ouverts, mais, en dépit de la grisaille de la matinée, il n’y avait aucune lumière à l’intérieur et la voiture ne se trouvait pas devant le garage.
« Elle est peut-être à l’éghse, déclara Terry sans conviction.
— Reste ici, dit Deacon. Je vais aller jeter un coup d’œil par les fenêtres du salon.
— Ouais, ben, n’oublie pas ce qui est arrivé à Barry, fit observer le garçon avec morosité. Si les voisins te voient, on est bons pour le violon avec encore un putain d’interrogatoire et je ne tiens pas à être privé de déjeuner deux jours de suite.
— Je ne serai pas long. » Comme promis, il était de retour cinq minutes plus tard. « Aucun signe d’elle, dit-il en se glissant derrière le volant et en prenant ses cigarettes. Alors qu’est-ce que je fais ?
— Rien, répondit fermement Terry. Laisse les cognes se démerder tout seuls. Je veux dire, tu auras vraiment l’air d’un crétin si tu te ramènes en disant que Nigel et Amanda se sont tirés alors qu’en fait ils sont partis se planquer dans un hôtel quelque part pour s’envoyer en l’air. On dirait vraiment que tu en as après cette nana, sauf que je n’arrive pas à décider si tu as envie de te la faire ou si tu penses que c’est une fieffée salope. Tout bien pesé, j’opterais plutôt pour la première solution, vu que ça n’a pas l’air de te réjouir qu’elle continue de baiser avec Nigel. » Il jeta un regard malicieux au profil de Deacon. « On dirait que tu suces du citron chaque fois qu’il est question de ça. »
Deacon fit comme s’il n’avait pas entendu.
« Toutes ces maisons sont identiques et la sienne est la dixième. Pourquoi Billy a-t-il choisi celle-là ?
— Parce que la porte du garage était ouverte.
— Celle du numéro huit est ouverte en ce moment.
— Et alors ? Elle ne l’était pas quand Billy est venu ici. »
Deacon le regarda.
« Comment le sais-tu ? »
Il y eut un temps d’arrêt avant que Terry réponde.
« J’imagine. Écoute, t’as l’intention de passer la journée ici ou quoi ? Barry va être fumasse si Lawrence se pointe et qu’on n’est pas encore rentrés. »
En dépit des protestations de Terry, Deacon fit un saut au commissariat pour avoir le numéro de téléphone de l’inspecteur Harrison chez lui. Monsieur voulait sûrement plaisanter. Est-ce qu’il croyait qu’on donnait les numéros personnels à n’importe quel Tom, Dick ou Harry qui les demandait ? Avait-il oublié que c’était Noël et que, comme tout mortel ordinaire, les policiers avaient le droit à la paix et à la tranquillité durant les quelques précieux moments qu’ils passaient avec leurs familles ? Deacon s’entêta, puis finit par céder, l’officier lui ayant promis d’appeler Harrison « à une heure raisonnable » pour l’informer que Michael Deacon avait besoin de lui parler d’urgence au sujet d’Amanda Streeter et de Nigel De Vriess.
« Il est dix heures et demie, fit remarquer Deacon en donnant une tape sur sa montre. Est-ce que ce n’est pas une heure raisonnable ?
— Certaines personnes vont à l’église le jour de la naissance de Notre-Seigneur, lui fut-il répondu sèchement.
— Mais pas la plupart, murmura Deacon.
— C’est bien dommage. Une société qui craint Dieu a peu de délinquants.
— Et tellement d’hypocrites qu’il est impossible de croire un mot de ce qu’on vous raconte.
— Vous voulez que je le donne, ce coup de téléphone ?
— Oui, s’il vous plaît », répondit humblement Deacon.
Ils étaient à moins d’un kilomètre de l’appartement, lorsque Deacon se rangea soudain le long du trottoir et coupa le moteur.
« Tli m’as menti, dit-il d’une voix calme. À présent, je veux la vérité. »
Terry eut l’air extrêmement offusqué.
« Je ne t’ai pas menti.
— Je te réexpédie à l’Assistance si tu ne te décides pas à cracher le morceau et vite.
— C’est du chantage.
— Tout à fait.
— Je croyais que tu m’avais à la bonne.
— Exact.
— Ben alors.
— Ben alors quoi ? demanda Deacon avec patience.
— Je veux rester avec toi.
— Je déteste les menteurs.
— Ouais, mais si je dis la vérité, tu me laisseras rester ? »
C’était un étrange écho de ce que Barry avait dit la veille… « Ils me laisseront sortir si je dis la vérité ? »… Mais quelle était la vérité ?… Verity ?…
« Avec ça, tu gagnes à tous les coups.
— Je comprends pas.
— Je présume que tu as passé ces trois derniers jours à essayer d’inventer des astuces pour ne pas dire la vérité. » Deacon fut tenté de reparler du comportement de Terry la veille au soir, mais il y renonça. Il savait d’expérience que ce genre de déballage a toujours un caractère agressif et n’aboutit pas à grand-chose sinon à des empoignades.
« Je me disais que tu avais besoin d’un peu de temps pour me connaître. Il a fallu deux mois à Billy pour se rendre compte que j’étais ce qu’on a fait de mieux depuis le fil à couper le beurre. De toute façon, tu ne peux pas me virer. Pas tout de suite. Je n’ai pas encore appris à lire et je tiens à gagner ce fric que tu as promis de me donner.
— Tu m’as déjà coûté une fortune.
— Ouais, mais tu es riche. À elle seule, la baraque de ta mater vaut sûrement une pincée, alors tu peux bien te permettre d’avoir une bouche de plus à nourrir.
— Je lui ai dit de la vendre.
— Sauf qu’elle le fera pas. Elle est salement embêtée d’avoir déchiré le testament de ton père et refilé une partie de ton pognon à ta sœur. Quand le moment sera venu – ce qui est une question de quelques mois, d’après elle –, elle bouclera sa malle. Elle y a bien réfléchi et tu peux toujours courir pour qu’elle change d’avis, sauf si tu lui donnais une raison de rester un peu plus longtemps dans le coin.
— En faisant quoi ? »
Une sorte d’antique sagesse brilla dans les yeux clairs de l’adolescent.
« Billy disait que c’est la curiosité qui maintient les gens en vie, vu qu’on voudrait tous savoir ce qui se passera ensuite. Et que quand ils se fichent en l’air ou se collent dans un plumard et clabotent avant l’heure, c’est qu’ils se disent qu’il n’y a plus rien à attendre d’intéressant. » Il avait pris un ton grave. « Vous n’avez aucun sujet de conversation, votre mère et toi, à part ces machins qui vous ont tellement fichu en colère que tu t’es barré de chez elle, alors il faudrait que tu trouves quelque chose pour lui occuper l’esprit. Comme moi. Elle serait tout excitée si tu lui disais que tu comptes me garder. Elle n’arrêterait pas de bigophoner pour savoir comment ça se passe.
— C’est amplement suffisant pour me dégoûter de cette idée.
— Sauf que, si tu ne lui donnes pas une raison de te causer, il va s’écouler encore cinq ans. Et vous n’en avez envie ni l’un ni l’autre.
— Tû es sûr de n’avoir que quatorze ans ? demanda Deacon d’un ton suspicieux. Parfois, tu parles comme si tu en avais quarante. »
Terry parut vexé.
« J’ai l’âge de raison. N’importe comment, je suis plus près de quinze que de quatorze.
— L’Assistance publique ne te laissera pas rester avec moi, dit Deacon en lui tendant une cigarette. Si je faisais seulement mine de vouloir m’occuper de toi, je serais immédiatement catalogué comme pédophile. Par les temps qui courent, un homme n’a pas intérêt à montrer de la sympathie pour tout ce qui n’a pas seize ans. » Il approcha une allumette de l’extrémité de la cigarette. « En outre, je suis irresponsable. Et pour commencer, je devrais t’interdire de fumer ces saloperies.
— Laisse tomber. Billy ne m’a jamais cassé les pieds avec ça. Il me traitait comme si j’étais son fiston qu’il avait pas revu depuis longtemps. Je te demande pas de m’adopter et il y a des chances que j’aie fichu le camp dans un mois ou deux. Écoute, je veux seulement rester un peu plus longtemps, apprendre à lire, revoir Mrs Deacon. On est dans un pays libre, et si tu ne fais que prêter un plumard à un SDF, pourquoi est-ce que ces enfoirés de l’Assistance s’en mêleraient ?
— Parce qu’ils sont payés pour ça ! répondit Deacon d’un ton cynique en regardant à travers le pare-brise. Combien est-ce que ça va me coûter d’entretenir un ado d’un mètre quatre-vingts en nourriture, vêtements, bière et cigarettes pendant je ne sais combien de semaines ?
— Je ferai la manche. Ça t’aidera.
— Pas question. Je ne veux pas d’un mendigot chez moi, ni d’un illettré au vocabulaire lamentable. Tu as besoin d’instruction. » Ne le dis pas, Deacon… Tu vas me ruiner, me valoir probablement la prison et tout ça au bout du compte pour me laisser en plan à me demander ce qui a bien pu me passer par la tête.
— C’est pas mon genre. J’suis resté avec Billy, pas vrai ? Et
il était plus chiant que toi. »
Deacon le regarda.
« Si tu fais le moindre faux pas et que je me retrouve avec les services sociaux et les flics aux fesses, je te jure que je te découpe en rondelles dès que je suis sorti de taule. Marché conclu ? » Il avança la main, paume en l’air.
Terry la saisit, tout excité.
« Marché conclu. Maintenant, est-ce que je peux appeler Mrs Deacon pour lui souhaiter un joyeux Noël ? » Il s’empara du téléphone mobile. « Quel est son numéro ? »
Deacon le lui donna.
« T’as vraiment l’air de l’aimer, hein ? dit-il avec curiosité.
— C’est une ancienne version de toi, répondit Terry d’une voix neutre, et j’ai jamais rencontré deux personnes qui m’aient traité avec autant de respect. Même ce vieux Hugh a été correct, alors peut-être qu’aucun de vous n’est aussi pourri que tu le prétends. Tu y as pensé ? »