Rapport psychiatrique
Sujet : Billy Blake **/5387
Médecin : Docteur Henry Irvine
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En conclusion :
Billy a une parfaite compréhension des codes éthiques, mais en parlent comme de « schémas rituels visant à soumettre l’individu à la volonté tribale », ce qui me conduit à penser que sa propre morale est en conflit avec les définitions sociales et juridiques du bien et du mal. Il fait preuve d’un extraordinaire sang-froid et ne laisse rien entrevoir de son milieu ni de son histoire. Billy Blake est certainement un pseudonyme, encore que les questions concernant des délits spécifiques ne suscitent chez lui aucune réaction. Il possède un coefficient intellectuel élevé et il est difficile de savoir pour quelles raisons il refuse de parler de son passé. Il manifeste un intérêt morbide pour l’enfer et la mortification, mais constitue plus une menace pour lui-même que pour la collectivité. Je n’ai relevé aucun symptôme de déséquilibre mental dangereux. Il semble avoir une vision tout à fait claire de son style de vie – que je décrirais comme une vie de pénitent – et il est fort probable qu’il y a été incité par un traumatisme personnel sans rapport avec un quelconque délit.
Il se présente lui-même comme un individu passif, bien que j’aie noté des signes d’agitation chaque fois qu’il était sommé de dire où il était et ce qu’il faisait avant d’attirer l’attention de la police. Je conviens qu’il a pu commettre un crime dans le passé – il a assez de force de caractère pour s’être mutilé volontairement les mains –, mais cela me paraît peu probable. Il a rapidement opposé une vive résistance à mes questions sur le sujet et je doute fort que de nouvelles séances le persuadent d’en dire davantage. Je considère néanmoins qu’une thérapie lui serait extrêmement bénéfique, tout comme je crains que son « exil » hors de la société, impliquant, comme c’est le cas actuellement, un désir presque frénétique de souffrir par la faim et la privation, ne se solde par une mort inutile et prématurée.
Henry Irvine
Transcription de l’enregistrement d’un
entretien
avec Billy Blake - 12.07.91
(en partie seulement)
IRVINE : Voulez-vous dire que votre code éthique est d’un ordre supérieur par rapport à celui de la religion ?
BLAKE : Je dis qu’il est différent.
IRVINE : En quoi ?
BLAKE : Les valeurs absolues n’y ont aucune place.
IRVINE : Pouvez-vous m’expliquer cela ?
BLAKE : À des situations différentes correspondent des règles différentes. Par exemple, il n’est pas toujours honteux de voler. Si j’étais une mère avec des enfants affamés, je trouverais bien plus honteux de les laisser mourir de faim.
IRVINE : C’est un exemple trop facile, Billy. La plupart des gens seraient d’accord avec vous. Et pour un meurtre ?
BLAKE : C’est la même chose. Je pense qu’à certains moments et dans certaines circonstances, le meurtre est une chose juste. (Silence.) Mais il me semble difficile de vivre avec les conséquences d’un tel acte. Hier un de ses semblables est l’objet d’un tabou extrêmement fort et les tabous sont difficiles à raisonner.
IRVINE : Parlez-vous d’après votre propre expérience ?
BLAKE : (Pas de réponse.)
IRVINE : Vous semblez vous être vous-même sévèrement puni, notamment en vous brûlant les mains. Comme vous ne l’ignorez pas, j’en suis sûr, la police vous soupçonne d’avoir tenté de maquiller vos empreintes digitales.
BLAKE : Uniquement parce qu’il leur est impossible de concevoir d’autre raison au fait qu’un homme veuille s’exprimer par la seule chose qui lui appartienne véritablement – à savoir son propre corps.
IRVINE : L’automutilation est généralement un signe de désordre mental.
BLAKE : Diriez-vous la même chose si je m’étais défiguré avec des tatouages ? La peau est un espace de créativité individuelle. Je vois la même beauté dans mes mains qu’une femme dans le visage qu’elle peint devant une glace. (Silence.) Nous nous croyons maîtres de nos pensées alors qu’il n’en est rien. Elles sont si faciles à manipuler. Rendez un homme pauvre et vous en ferez un envieux. Rendez-le riche et vous en ferez un fier-à-bras. Saints et pécheurs sont les seuls libres penseurs dans une société organisée.
IRVINE : Dans quelle catégorie vous situez-vous ?
BLAKE : Ni l’une ni l’autre. Je suis incapable d’une pensée libre. Mon esprit est esclave.
IRVINE : De quoi ?
BLAKE : De la même chose que le vôtre, docteur. L’intellect. Vous avez trop de bon sens pour agir contre vos intérêts, c’est pourquoi votre vie manque de spontanéité. Vous mourrez dans les chaînes que vous vous êtes vous-même forgé.
IRVINE : Vous avez été arrêté pour vol. N’était-ce pas agir contre vos intérêts ?
BLAKE : J’avais faim.
IRVINE : Vous trouvez sensé d’être en prison ?
BLAKE : Il fait froid dehors.
IRVINE : Parlez-moi de ces chaînes que je me suis forgées.
BLAKE : Elles sont dans votre cerveau. Vous suivez des modèles de comportement qui vous ont été prescrits par d’autres. Jamais vous n’agirez à votre guise parce que la volonté de la tribu est plus forte que la vôtre.
IRVINE : Cependant, vous avez dit que votre esprit était aussi assujetti que le mien, et vous n’êtes pas un conformiste, Billy. Sans quoi, vous ne seriez pas en prison.
BLAKE : Les prisonniers sont les plus dociles des conformistes. Autrement, ce genre d’endroit serait sans cesse en proie à la violence et à la rébellion.
IRVINE : Ce n’est pas ce que je voulais dire. Vous donnez l’impression d’être un individu cultivé et pourtant vous vivez comme une épave. Est-ce parce que vous préférez la solitude de la rue à l’existence plus conventionnelle de ceux qui possèdent une maison et une famille ?
BLAKE : (Long silence.) J’ai besoin de comprendre la question pour pouvoir y répondre. Qu’entendez-vous par une maison et une famille, docteur ?
IRVINE : Une maison, c’est la pierre et le mortier qui abritent une famille – femme et enfants. Un endroit qu’affectionnent la plupart d’entre nous parce qu’il contient les êtres qui nous sont chers.
BLAKE : Alors je n’ai rien quitté de ce genre en choisissant la rue.
IRVINE : Qu’avez-vous quitté ?
BLAKE : Rien. Je transporte tout avec moi.
IRVINE : Autrement dit, vos souvenirs ?
BLAKE : Seul le présent m’intéresse. C’est la manière dont nous vivons le présent qui conditionne notre passé et notre avenir.
IRVINE : En d’autres termes, la joie dans le présent procure des souvenirs heureux et une vision optimiste de l’avenir ?
BLAKE : Oui, si c’est votre opinion.
IRVINE : Ce n’est pas la vôtre ?
BLAKE : La joie est encore une notion incompréhensible pour moi. Un miséreux éprouve du plaisir à la vue d’un mégot abandonné sur le trottoir alors que le même objet inspire du dégoût à un riche. Je suis content d’être en paix.
IRVINE : L’alcool vous aide-t-il à trouver cette paix ?
BLAKE : C’est une bonne façon d’oublier et oublier signifie pour moi être en paix.
IRVINE : Vous n’aimez pas vos souvenirs ?
BLAKE : (Pas de réponse.)
IRVINE : Pouvez-vous me raconter un mauvais souvenir qui vous est resté ?
BLAKE : J’ai trouvé des hommes morts de froid dans le caniveau et j’en ai vu succomber à une mort violente parce que d’autres étaient soudain devenus fous furieux. L’esprit humain est si fragile que n’importe quelle émotion forte peut renverser ses principes.
IRVINE : J’aimerais mieux des souvenirs datant d’avant que vous viviez dans la rue.
BLAKE : (Pas de réponse.)
IRVINE : Pensez-vous qu’il soit possible de remédier au genre de folie que vous venez de décrire ?
BLAKE : Vous voulez parler de rééducation ou de salut ?
IRVINE : Les deux. Vous croyez au salut ?
BLAKE : Je crois à l’enfer. Non pas l’enfer de flammes et de supplices de l’inquisition, mais un enfer de glace, de désespoir éternel et d’absence d’amour. Il est difficile d’imaginer que le salut puisse y avoir une place sans que Dieu existe. Seule l’intervention divine peut sauver une âme à jamais condamnée à la solitude du gouffre sans fond.
IRVINE : Vous croyez en Dieu ?
BLAKE : Je crois qu’il y a en chacun de nous une part de divin. Si le salut est possible, cela ne peut être qu’ici et maintenant. Nous serons jugés, vous et moi, sur les efforts que nous aurons faits pour préserver une autre âme du désespoir éternel.
IRVINE : Sauver d’autres âmes est-ce un passeport pour le ciel ?
BLAKE : (Pas de réponse.)
IRVINE : Pouvons-nous gagner le salut par nous-mêmes ? BLAKE : Pas si nous négligeons les autres.
IRVINE : Qui en jugera ?
BLAKE : Nous sommes nos propres juges. Notre avenir, que ce soit dans ce monde ou dans l’autre, dépend de notre présent.
IRVINE : Avez-vous négligé quelqu’un, Billy ?
BLAKE : (Pas de réponse.)
IRVINE : Je peux me tromper, mais vous semblez vous être déjà jugé et condamné. Pourquoi cela, alors que vous souhaitez le salut d’autrui ?
BLAKE : Je continue à chercher la vérité.
IRVINE : Voilà une philosophie bien austère, Billy. N’y a-t-il aucune place pour le bonheur dans votre existence ?
BLAKE : Je me soûle le plus souvent possible.
IRVINE : Et cela vous rend heureux ?
BLAKE : Naturellement, c’est pourquoi je considère le bonheur comme un vide intellectuel. Mais vous avez sans doute une définition différente.
IRVINE : Désirez-vous me parler des actes qui vous ont conduit à faire de l’abrutissement la seule manière d’assumer vos souvenirs ?
BLAKE : Je souffre au présent, docteur, pas au passé.
IRVINE : Vous aimez souffrir ?
BLAKE : Oui, si cela m’inspire de la compassion. Il n’existe aucune issue à l’enfer sans la miséricorde de Dieu.
IRVINE : Pourquoi l’enfer ? Ne pouvez-vous pas vous racheter dès à présent ?
BLAKE : Ma propre rédemption ne m’intéresse pas.
(Billy ayant refusé d’en dire plus sur le sujet, nous avons discuté quelques instants de choses générales jusqu’à ce que la séance se termine.)