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Une rapide recherche durant un après-midi à peu près calme permit de dénicher les noms et adresses des parents et du frère de James Streeter, plus quelques communiqués farfelus – et volontairement diffamatoires ? – envoyés à la presse par le Comité des amis de James Streeter, domicilié à l’adresse du frère à Édimbourg. Le dernier était daté d’août 1991.
Malgré douze mois d’une action déterminée, aucun journal n’a voulu donner suite aux déclarations du Comité des amis de James Streeter pour qui James a été assassiné dans la nuit du vendredi 27 avril 1990 afin de protéger un membre du conseil d’administration de Lowenstein et sauver la banque de la catastrophe qui aurait fatalement résulté d’une perte de confiance dans sa direction.
* James Streeter ne possédait pas les compétences nécessaires pour commettre l’escroquerie dont on l’accuse. On a prétendu qu’il s’était formé à l’informatique en France et en Belgique. Le CAJS a pu réunir des témoignages de ses anciens employeurs ainsi que de sa première femme montrant qu’il n’en était rien. (Voir pièces jointes.) * James Streeter n’avait accès ni au dossier de l’enquête menée par la banque ni aux décisions prises par son conseil d’administration, en conséquence de quoi il lui était impossible de connaître la date « idéale » pour quitter le pays. Le CAJS dispose d’attestations en ce sens faites par sa secrétaire et des membres de son service. (Voir pièces jointes.) * Au cours des six mois qui ont précédé sa disparition, James Streeter s’est plusieurs fois plaint, à des amis ou à des collègues, de l’incompétence de Nigel De Vriess, son chef direct, alors membre du conseil d’administration de Lowenstein et qui a depuis quitté la banque. Le CAJS est en possession de trois témoignages attestant que James a déclaré en janvier 1990 que Mr De Vriess était « au mieux un incompétent et au pire un criminel en puissance ». (Voir pièces jointes.) * On a accordé un crédit absolu aux propos malveillants tenus par Amanda Streeter contre son mari dans sa déposition à la police. Selon ses propos : (1) James Streeter avait une liaison avec une femme – du nom de Marianne Filbert et à l’adresse inconnue – travaillant pour une société d’informatique. (2) Il aurait un jour fait remarquer : « N’importe quel crétin saurait manier le système pourvu qu’on lui dise sur quel bouton appuyer. » (3) S’enrichir était devenu chez lui une obsession. * Le CAJS réfute ces allégations. (1) et (3) reposent entièrement sur la bonne foi d’Amanda Streeter. (2) se réfère à une déclaration d’un des collègues de James Streeter, qui a admis depuis qu’il n’était pas certain que cette remarque ait été faite par James.
* Le CAJS a obtenu la preuve que c’était en réalité Amanda Streeter qui avait une liaison et que son amant n’était autre que Nigel De Vriess. Nous détenons des photocopies de factures et des lettres de témoins relatives à deux rendez-vous secrets auxquels s’est rendu le couple, en 1986 et en 1989, au George Hôtel à Bath. Le premier a eu lieu quelques semaines seulement avant le mariage d’Amanda Streeter avec James, le second trois ans après. (Voir pièces jointes).
L’assassin de James Streeter demeure impuni. À moins que la presse sorte de son inertie et réagisse au plus vite, le coupable continuera à profiter de la mort d’un innocent. Le CAJS demande, et même exige, une enquête approfondie sur les agissements de Nigel De Vriess et de sa maîtresse, Amanda Streeter. Merci de téléphoner ou d’adresser un fax aux numéros indiqués ci-dessus si vous souhaitez un contact et/ou davantage d’informations. John et Kenneth Streeter sont prêts à répondre à vos questions à n’importe quel moment. |
Deux jours plus tard, comme il n’avait rien de mieux à faire, Deacon téléphona au numéro de John Streeter à Édimbourg. Une femme lui répondit.
« Allô », fit-elle avec un léger accent écossais.
Deacon lui expliqua qu’il était journaliste à Londres et qu’il désirait parler à un représentant du Comité des amis de James Streeter.
« Seigneur Dieu ! »
Il marqua un temps d’arrêt.
« Ça vous pose un problème ?
— Non, c’est seulement que… à vrai dire, cela fait plus d’un an que tout est fini… mais attendez une seconde, voulez-vous. » Une main recouvrit le combiné. « JOHN ! JO-OHN ! » La main se retira. « Je préfère que vous en parliez avec mon mari.
— Très bien.
— Excusez-moi, je n’ai pas compris votre nom.
— Michael Deacon.
— Il arrive tout de suite. » La main masqua de nouveau le combiné et la voix devint cette fois à peine audible. « Je t’en prie, dépêche-toi. C’est un journaliste qui téléphone au sujet de James. Il s’appelle Michael Deacon. Non, tu ne peux pas faire ça. Tu as promis à ton père de ne pas abandonner. » Puis, plus fort : « Tenez, je vous le passe.
— Allô, fit une voix au timbre beaucoup plus grave. Je suis John Streeter. Que puis-je pour vous ? »
Deacon ôta le capuchon de son stylo et s’empara de son calepin.
« Le fait que votre dernier message à la presse date de trois ans et demi signifie-t-il que vous avez fini par accepter la culpabilité de votre frère ? demanda-t-il tout de go.
— Vous écrivez pour un grand quotidien, Mr Deacon ?
— Non.
— Alors vous êtes free-lance ?
— Si vous tenez à le savoir, oui.
— Avez-vous idée du nombre de journalistes free-lance à qui j’ai parlé au cours de toutes ces années ? » Il fit une pause, mais Deacon ne répondit pas. « Une trentaine environ. Et le nombre de centimètres de colonnes auxquels j’ai eu droit : zéro, parce que aucun rédacteur en chef n’a voulu de cette histoire. J’ai bien peur que nous ne perdions tous les deux notre temps. »
Deacon coinça le combiné sous son menton et traça une spirale sur son carnet.
« Une trentaine, ce n’est rien, Mr Streeter. La plupart du temps, dans ce genre de choses, il faut en voir des centaines avant d’obtenir un résultat. Cela mis à part, laissez-moi vous dire que vos communiqués sont passibles de poursuites. Franchement, vous avez eu de la chance d’échapper à un procès en diffamation.
— Ce qui est déjà une preuve en soi, ne pensez-vous pas ? Si ce que nous affirmons est diffamatoire, pourquoi ne nous fait-on pas un procès ?
— Parce que les gens que vous mettez en cause ne sont pas totalement stupides. Pourquoi iraient-ils vous faire de la publicité alors qu’il leur suffit d’attendre que votre campagne de harcèlement s’arrête d’elle-même ? Ce serait une autre paire de manches si vous réussissiez à convaincre un directeur de journal de faire taire son propre bon sens. Ne me dites pas qu’on n’a rien publié de favorable à votre frère ?
— Juste quelques lignes mi-figue, mi-raisin dans une anthologie de mystères non résolus éditée l’année dernière. J’ai passé deux jours complets à discuter avec l’auteur, Robert Hyde, et tout ce qu’il en a tiré, c’est un résumé insipide se terminant par une conclusion à la noix où il exprime sa conviction que James était coupable. » Il paraissait à la fois indigné et déçu. « Je commence à en avoir marre de me taper la tête contre les murs.
— Alors peut-être n’êtes-vous plus aussi certain de l’innocence de votre frère que vous l’étiez il y a cinq ans ? »
Streeter étouffa un juron.
« Il n’y a que ça qui vous intéresse, tous autant que vous êtes, hein ? La culpabilité de James.
— Sauf que je vous offre une occasion de le défendre et que vous ne semblez guère désireux d’en profiter. »
John Streeter fit comme s’il n’avait pas entendu.
« Mon frère et moi sommes issus d’une famille d’ouvriers honnêtes et travailleurs. Imaginez un peu le désespoir de mes parents en voyant leur fils accusé de vol. Ce sont de braves gens, tout à fait respectables, et ils ne comprennent pas que les journalistes comme vous ne veuillent pas les écouter. » Il avala furieusement une goulée d’air. « Ce qui vous intéresse, ce ne sont pas les faits, seulement de détruire un peu plus la réputation d’un homme.
— Alors nous sommes sur la même longueur d’onde, murmura Deacon d’une voix molle. À moins que je n’aie mal lu vos communiqués, votre défense de James consiste essentiellement à enfoncer Nigel De Vriess et Amanda Streeter.
— À juste titre. Elle prétend que James avait une liaison, mais il n’en existe aucune preuve. En revanche, nous avons acquis la certitude qu’elle en avait une avec De Vriess. Il a fauché dix millions à la banque et elle l’a aidé en rejetant la responsabilité du vol sur son mari.
— Ça m’a tout l’air d’une accusation. Pouvez-vous prouver ce que vous dites ?
— Pas sans avoir accès à leurs comptes en banque, mais il vous suffit de jeter un œil à leurs adresses respectives pour vous rendre compte qu’il y a eu une injection de fric venu de quelque part. Amanda s’est acheté une maison de six cent mille livres au bord de la Tamise dans les mois qui ont suivi la disparition de James et De Vriess un manoir dans le Hampshire peu de temps après.
— Est-ce qu’ils continuent de se voir ?
— Nous ne le pensons pas. De Vriess a eu au moins cinq maîtresses au cours des trois dernières années, tandis qu’Amanda s’est contentée de vivre à l’écart, en célibataire.
— Pourquoi, d’après vous ? »
Le ton de Streeter se durcit.
« Probablement pour la même raison qu’elle n’a jamais voulu divorcer. Elle veut donner l’impression que James est toujours vivant. »
Deacon consulta des photocopies de coupures de presse.
« D’accord. Parlons de cette prétendue liaison de James avec… – il isola un paragraphe – Marianne Filbert. S’il n’existe aucune preuve, pourquoi la police a-t-elle accepté sans broncher les déclarations d’Amanda Streeter. Qui est Marianne Filbert ? Où se trouve-t-elle actuellement ? Que pense-t-elle de tout cela ?
— Je vais vous répondre en prenant les choses une par une. Si les flics ont gobé les balivernes d’Amanda, c’est tout simplement parce que cela les arrangeait. Ils avaient besoin d’un spécialiste en informatique et Marianne faisait parfaitement l’affaire. Au milieu des années 1980, elle travaillait dans une équipe de recherche-développement employée par Softworks Limited. En 1986, un rapport avait été commandé à Softworks par la banque Lowenstein, mais personne ne sait si Marianne Filbert était concernée. Elle est partie aux États-Unis en 1989. » Il s’interrompit un bref instant. « Pendant six mois, elle a travaillé pour une société d’informatique de Virginie avant de se rendre en Australie.
— Et ? demanda Deacon comme il restait muet.
— On n’a plus de trace d’elle ensuite. Si elle est allée en Australie, ce qui semble de plus en plus improbable, elle s’est servie d’un autre nom.
— Quand a-t-elle quitté la société de Virginie ?
— En avril 1990, admit l’autre à contrecœur. »
Deacon se sentit navré pour lui. John Streeter n’était pas idiot et sa foi aveugle en son frère n’avait rien d’une position confortable.
« La police a donc fait le rapprochement entre la disparition de votre frère et la sienne ? En clair, il lui aurait dit à quel moment filer.
— À part qu’ils n’ont même pas pu établir que James et Marianne se connaissaient. » On devinait au rythme de sa respiration que Streeter était furieux. « Nous pensons que c’est De Vriess et Amanda qui lui ont donné le feu vert.
— Une conspiration à trois.
— Pourquoi pas ? C’est tout aussi vraisemblable que le scénario de la police. Écoutez, c’est Amanda qui leur a balancé le nom de Marianne Filbert, elle qui leur a dit que celle-ci était partie en Amérique. Sans cela, ils n’auraient disposé d’aucun lien avec l’informatique, d’aucune explication quant à la manière dont James avait commis l’escroquerie. Tout leur dossier repose sur le fait qu’il bénéficiait des lumières d’une spécialiste, mais le témoignage d’Amanda quant à la pseudo-liaison de James avec Marianne n’a jamais été confirmé par ailleurs.
— J’ai du mal à le croire, Mr Streeter. D’après les journaux, Amanda a été interrogée pendant deux jours par la police, ce qui signifie qu’elle figurait en bonne place sur la liste des suspects. Cela signifie également qu’elle possédait quelque chose de beaucoup plus convaincant qu’un simple nom. Quoi ?
— Elle n’avait pas la plus petite preuve », s’obstina John Streeter.
Deacon alluma une cigarette.
« Vous êtes toujours là ?
— Oui.
— Elle n’a pas pu prouver qu’ils avaient une liaison. Elle n’a même pas pu prouver qu’ils se connaissaient.
— Je vous écoute.
— Elle a remis à la police une série de photographies, la plupart de la voiture de James garée devant l’immeuble de Kensington où habitait Marianne Filbert avant son départ pour les États-Unis. Trois, à moitié floues, représentaient un couple en train de s’embrasser, qui, à l’en croire, était Marianne et James, mais franchement cela aurait pu être n’importe qui, et une quatrième montrait un homme de dos, vêtu d’un manteau semblable à celui de James, franchissant la porte d’entrée de l’immeuble. Je vous le répète, cela ne prouve rien.
— Par qui avaient été prises ces photographies ?
— Un détective privé engagé par Amanda. »
Le même qu’elle avait consulté au sujet de Billy Blake ?
« Étaient-elles datées ?
— Oui.
— De quand à quand ?
— De janvier à août 1989.
— Vous dites que la plupart des photos étaient celles de la voiture de James. Se trouvait-il à l’intérieur ?
— Il y avait quelqu’un, mais elles n’étaient pas assez bonnes pour qu’on puisse décider à coup sûr s’il s’agissait de lui.
— Peut-être était-ce Nigel De Vriess », murmura Deacon avec une ironie qui échappa à son interlocuteur. Il commençait à penser que l’obsession de John Streeter à démontrer l’innocence de son frère n’était pas moins grande que celle d’Amanda à établir la véritable identité de Billy Blake. À croire que la trahison constituait un terrain propice à la paranoïa.
« Nous sommes en effet persuadés qu’il s’agissait de De Vriess, déclara Streeter.
— Ils auraient donc utilisé votre frère comme bouc émissaire.
— Oui.
— Eh bien, mon ami, c’est ce qui s’appelle une théorie du complot ! lança Deacon d’un ton ouvertement sarcastique. Vous prétendez que ces gens ont mis au point, un an à l’avance, la manière dont ils allaient assassiner un innocent, sans se soucier le moins du monde de ce qui pourrait se passer dans l’intervalle. Et vous vous estimez heureux avec ce genre d’élucubrations ? » De la cendre de cigarette tomba sur le revers de sa veste. « Votre belle-sœur est-elle un monstre, Mr Streeter ? Parce qu’il faut vraiment en être un pour partager indéfiniment son toit avec un homme dont on a planifié la mort. Alors ? Qui est-ce ? Méduse en personne ? »
Silence.
« Et quel imbécile se satisferait aussi longtemps d’un pareil statu quo ? James était un homme libre. Il aurait pu quitter sa femme ou son emploi à n’importe quel moment, et que serait devenu le fameux complot ? » Il s’interrompit pour laisser parler son interlocuteur et, comme celui-ci restait muet, il poursuivit : « L’explication la plus plausible est celle qu’a retenue la police. James avait une liaison avec Marianne Filbert et Amanda a voulu y mettre un terme en le faisant suivre et prendre en photo. Puis elle s’est servie de ça pour exercer des pressions, si bien que Marianne Filbert s’est exilée, d’elle-même ou poussée par quelqu’un, aux États-Unis.
— Comment a-t-elle pu dire à la police où se trouvait Marianne ?
— Elle n’est pas stupide. Une des conditions qu’elle aura mises au sauvetage du mariage, c’est que Marianne Filbert déguerpisse le plus loin possible. Et la seule vraie garantie était quelque chose de palpable, comme une adresse ou un contrat à en-tête d’une société.
— Lui avez-vous parlé ?
— À qui ?
— À Amanda.
— Non, mentit Deacon. Vous êtes la première personne à qui je m’adresse, Mr Streeter. Je suis tombé par hasard sur vos communiqués et ils m’ont suffisamment intéressé pour que je vous passe ce coup de fil. Dites-moi, poursuivit-il avec une aisance témoignant d’un art consommé de la roublardise, qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille au sujet d’Amanda et de De Vriess ?
— C’est par lui qu’elle a fait la connaissance de James, lors d’une réception. De Vriess était marié, mais il était de notoriété publique qu’il envisageait de quitter sa femme pour Amanda. Il s’affichait avec elle chaque fois que l’autre avait le dos tourné. Lorsque nous avons compris que De Vriess était derrière le vol, il nous a semblé logique qu’Amanda soit aussi dans le coup, et nous nous sommes mis à chercher des preuves de leur liaison.
— Sauf que vos preuves sont aussi défectueuses que votre logique. » Il plaça devant lui les photocopies concernées. « Vous avez une note d’hôtel signée par De Vriess et datée de 1986, plus une description d’une femme qui pourrait être, éventuellement, Amanda Streeter. Et le récit de votre témoin pour 1989 est encore plus vague. » Il mit de côté la première photocopie et parcourut la suivante avec son stylo. « Un serveur prétend avoir monté du champagne dans la chambre 306, qui était occupée, selon lui, par les deux mêmes personnes, mais il n’y a aucune note signée à l’appui. Vous ne pouvez même pas prouver que l’homme était De Vriess, sans parler de la femme.
— Cette fois-là, il avait payé en liquide.
— Quel nom y avait-il sur la note ?
— Mr Smith. »
Deacon écrasa sa cigarette.
« Et vous vous étonnez que personne n’ait publié ça. Aucune de vos allégations n’est soutenable.
— Nos moyens et notre influence sont limités. Nous avons besoin de l’appui d’un reporter d’un grand journal. On nous a dit que nous trouverions d’autres renseignements dans les livres de l’hôtel si nous étions prêts à payer.
— Vous en seriez pour vos frais.
— Je ne doute pas un instant de l’intégrité de mon frère, et cela quoi qu’en dise sa femme.
— Alors vous vous faites des illusions, répliqua sans hésiter Deacon. Sa malhonnêteté crève les yeux. Il avait une liaison, elle a été en mesure de le prouver et depuis votre haine vous aveugle. Le point de vue que vous auriez dû adopter dès le départ, c’est que James a été l’artisan de sa propre destruction.
— Je savais bien que ce serait une perte de temps.
— Vous n’avez pas cessé de vous tromper de cible, Mr Streeter. La perte de temps, elle est là. »
La ligne devint muette.
* *
*
Les recherches sur Billy Blake entreprises par Deacon auprès du commissariat de l’île-aux-Chiens ne lui apprirent pas grand-chose. Il suggéra que Billy était peut-être un meurtrier et eut la surprise de s’entendre répondre que la police elle-même avait envisagé cette hypothèse lors de la première arrestation de celui-ci.
« J’ai consulté le dossier destiné au coroner, déclara l’agent en uniforme qui avait supervisé l’enlèvement du corps. Il a d’abord été arrêté en 1991 pour une série de vols dans des supermarchés. Il crevait déjà de faim et il y a eu un débat pour savoir s’il fallait engager des poursuites ou le placer sous surveillance médicale. En fin de compte, il a été décidé de lui faire subir un examen psychiatrique parce qu’il s’était brûlé les mains. Un petit malin prétendait qu’il l’avait fait exprès, afin d’éviter une inculpation pour homicide, si bien que les gens commençaient à se demander sérieusement s’il ne représentait pas un danger pour la société.
— Et alors ? »
L’agent haussa les épaules.
« Il a été interrogé à Brixton ; puis relâché. De l’avis du psychiatre, il était plus un danger pour lui-même que pour qui que ce soit d’autre.
— Quelle explication a-t-il donné de ces brûlures ?
— Pour autant que je m’en souvienne, il parlait de tendance morbide à la mortification. Il décrivait Billy comme un pénitent.
— Ce qui signifie ? »
Nouveau haussement d’épaules.
« Vous devriez poser la question au psy. »
Deacon sortit son calepin.
« Vous connaissez son nom ?
— Je peux le retrouver. » Il revint dix minutes plus tard et tendit à Deacon un bout de papier avec un nom et une adresse. « Est-ce tout ? » demanda-t-il, visiblement désireux de passer à des choses plus urgentes que la mort d’un ivrogne.
Deacon se leva à regret.
« Le renseignement qu’on m’a donné est assez précis. Billy aurait étranglé quelqu’un. »
L’agent ne montra qu’un intérêt mitigé et Deacon dut admettre que son informateur ne possédait pas d’autre détail que ce que Billy avait crié un soir d’ivresse où les vapeurs de l’alcool lui avaient mis la cervelle en ébullition.
« Était-ce un homme, une femme ?
— Je n’en sais rien.
— Pouvez-vous me fournir un nom ?
— Malheureusement pas.
— Où ce meurtre a-t-il eu lieu ?
— Je l’ignore.
— Quand ?
— Je l’ignore aussi.
— Alors je regrette, mais je ne pense pas que nous puissions être d’une quelconque utilité. »
Deacon avait fait tout le tour de Westminster Pier, où stationnaient les bateaux-mouches, sans rencontrer personne qui puisse le renseigner sur un artiste des rues installé autrefois dans les parages. Il avait été frappé par l’aspect hostile du fleuve en hiver, le clapotement sournois de ses eaux contre la coque des yachts en hibernation, l’opacité insondable de ses profondeurs. Il se souvint de ce que lui avait dit Amanda Powell : « Il préférait s’installer le plus près possible de la Tamise. » Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui attachait Billy à cette immense masse liquide coulant au cœur de la ville ? Il se pencha et scruta la surface.
Une vieille femme venant en sens inverse s’arrêta soudain.
« Une mort prématurée pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Avez-vous songé que quelqu’un pouvait vous attendre de l’autre côté et que vous n’étiez peut-être pas préparé à cette rencontre ? »
Il se retourna sans savoir s’il devait se sentir ému ou vexé.
« Ne vous inquiétez pas, madame. Je n’ai pas l’intention de me tuer.
— Peut-être pas aujourd’hui, répondit-elle. Mais vous y avez songé. »
Elle tenait en laisse un minuscule caniche blanc qui se mit à agiter son bout de queue touffu à l’adresse de Deacon.
« Ceux qui ont ce genre d’idée, je les reconnais tout de suite. Ils cherchent des réponses qui n’existent pas, parce que Dieu n’a pas encore jugé bon de nous les révéler. »
Il se baissa pour gratter les oreilles du petit animal.
« Je pensais à un de mes amis qui s’est suicidé il y a six mois et je me demandais pourquoi il ne s’était pas plutôt noyé. Cela aurait été une mort moins cruelle que celle qu’il a choisie.
— Mais seriez-vous en train de penser à lui s’il était mort différemment ? »
Deacon se redressa.
« Probablement pas.
— Alors c’est peut-être pour ça qu’il a préféré cette méthode. »
Il prit son portefeuille et en tira la première photographie de Billy.
« Il est possible que vous l’ayez vu. Il dessinait sur le trottoir ici, l’été. En général, une scène de la Nativité, avec “Bienheureux ceux qui n’ont rien” marqué au-dessous. Vous le reconnaissez ? »
Elle étudia quelques secondes le visage émacié.
« Oui, je crois, répondit-elle lentement. Je me souviens en effet d’un artiste qui faisait des dessins de la Sainte Famille, et il me semble bien que c’était cet homme-là.
— Lui avez-vous parlé ?
— Non. » Elle lui rendit la photo. « Je n’aurais rien pu lui dire.
— Vous m’avez bien parlé, lui rappela-t-il.
— Parce que je pensais que vous m’écouteriez.
— Et vous ne pensiez pas qu’il vous écouterait ?
— J’en étais sûre. Votre ami voulait souffrir. »
Faute de pouvoir vérifier dans un répertoire national la qualité d’enseignant de Billy, Deacon se fendit d’un repas bien arrosé avec une de ses relations au SNE, l’informa de ce qu’il savait et lui demanda de relever dans les fichiers du syndicat les noms des professeurs ayant abandonné leur poste sans un bon motif au cours des dix dernières années.
« Vous voulez rire, lui répondit avec amusement son interlocuteur. Savez-vous combien d’enseignants travaillent dans ce pays et quel est le taux de renouvellement ? Aux dernières statistiques, ils étaient plus de quatre cent mille employés à plein temps dans le secteur public, sans compter les universités. » Il repoussa son assiette. « Et d’abord, qu’entendez-vous par “sans un bon motif” ? Une dépression nerveuse ? C’est devenu d’une totale banalité. Une incapacité physique infligée par un voyou de quinze ans ? C’est beaucoup plus courant qu’on ne voudrait le faire croire. Il y a aujourd’hui plus de professeurs inactifs que de professeurs actifs. Qui voudrait s’occuper d’une classe s’il peut se trouver un boulot plus civilisé ? Vous me demandez de chercher une aiguille dans une botte de foin. Par ailleurs, vous semblez oublier, fort opportunément, la loi informatique et libertés, ce qui signifie que, même si je possédais votre information, je ne pourrais pas vous la communiquer.
— Voilà six mois que ce type est mort, dit Deacon, vous ne commettrez donc aucune indiscrétion et il est probable qu’il avait cessé d’enseigner depuis au moins quatre ans. Il vous suffirait de chercher dans les démissions intervenues entre, disons, 1984 et 1990. » Il esquissa un sourire. « D’accord, les chances sont assez minces, mais cela vaut le coup d’essayer.
— Minces ? Je dirais plutôt qu’elles oscillent entre l’infiniment petit et le néant absolu. Vous ignorez son nom, d’où il venait et même s’il était membre du SNE. Il aurait pu appartenir à un autre syndicat. Voire ne pas être syndiqué du tout.
— Je sais.
— En réalité, vous ignorez complètement s’il était prof. C’est ce que vous supposez, parce qu’il était capable de réciter des poèmes de William Blake. » L’homme eut un sourire aimable. « Allons, Deacon, soyez gentil et réfléchissez un peu. Je ne suis qu’un délégué syndical surchargé de boulot et sous-payé, pas une voyante extralucide. »
Deacon éclata de rire.
« Très bien. J’ai compris. Ce n’était pas une bonne idée.
— Du reste, qu’est-ce que cet individu a de si important ? Vous ne me l’avez toujours pas dit.
— Peut-être rien.
— Alors pourquoi vous donner tout ce mal pour savoir qui il était ?
— J’aimerais comprendre ce qui peut conduire un homme cultivé à l’autodestruction.
— Ah, je vois, fit l’autre d’un ton amical. Une affaire personnelle, en somme. »
THE STREET, FLEET STREET, LONDRES EC4 |
Docteur Henry Irvine,
St Peter’s Hospital
Londres SW10
10 décembre
1995
Cher Docteur Irvine,
Si je m’adresse à vous, c’est parce que vous avez examiné un détenu à la prison de Brixton en 1990. Il se nommait Billy Blake et vous avez peut-être appris par les journaux qu’il était mort de faim dans un garage des docks de Londres en juin de cette année. Je m’intéresse à son histoire, qui semble des plus tragiques, et je me suis demandé si vous n’aviez pas des renseignements qui pourraient m’aider à établir qui il était et d’où il venait.
Je pense qu’il a choisi le pseudonyme de Billy Blake parce qu’il existait des ressemblances entre la vie du poète et la sienne. Comme William, Billy était obsédé par Dieu (et/ou les dieux) et, alors qu’il parlait de leur importance à tous ceux qui voulaient bien l’écouter, son message était trop obscur pour être compris ; l’un et l’autre étaient des artistes et des visionnaires et tous deux sont morts dans la pauvreté et le dénuement. Cela vous intéressera peut-être de savoir que j’ai fait une thèse sur William Blake, ce qui rend ces similitudes particulièrement remarquables à mes yeux.
D’après le peu d’informations que j’ai pu réunir, Billy était à l’évidence un individu torturé, souffrant ou non de schizophrénie. De plus, selon un de mes informateurs (d’une fiabilité toute relative), Billy aurait prétendu avoir jadis tué un homme ou une femme. Pouvez-vous me dire quoi que ce soit confirmant ou infirmant cette déclaration ?
Même si je ne mets pas en doute le caractère confidentiel de vos entretiens avec Billy, je pense que sa mort mériterait une enquête, et tout ce que vous pourrez me confier me sera précieux. Je n’ai nul désir de compromettre votre réputation professionnelle et ne me servirai des éléments que vous voudrez bien m’envoyer que pour parfaire ma connaissance de l’histoire de Billy.
Peut-être êtes-vous au courant de mon travail. Dans le cas contraire, je vous joins quelques spécimens. J’espère qu’ils vous persuaderont de me faire confiance.
Bien à vous,
Michael Deacon
Docteur Henry Irvine, médecin psychiatre
St Peter’s Hospital
Londres
17 décembre 1995
Cher Michael Deacon,
Merci pour votre lettre du 10 décembre. Mon rapport sur Billy Blake étant du domaine public depuis 1991, je ne crois pas commettre une indélicatesse en vous donnant les renseignements que vous me demandez. J’estime tout comme vous que sa mort nécessite une enquête. J’ai été navré de ne plus le revoir après que j’ai déclaré que son automutilation était davantage le fruit d’un traumatisme personnel que d’un acte délictueux, car je suis absolument convaincu que des entretiens ultérieurs m’auraient permis de l’aider. Je lui ai offert de le soigner gratuitement, mais je ne pouvais pas le forcer à accepter, de sorte que j’ai perdu tout contact avec lui, comme c’était inévitable. En dehors de votre lettre, je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.
Pour en venir à mon rôle, la police avait du mal à croire que le seul méfait de Billy Blake fût le vol de pain et de jambon dans un supermarché. Les inspecteurs étaient certains qu’il utilisait un pseudonyme et ses mains mutilées, qui rendaient impossible toute analyse d’empreintes, leur inspiraient la plus grande méfiance. Quoi qu’il en soit, en dépit de longs interrogatoires, ils ne purent le faire « craquer » et se contentèrent de l’inculper pour le vol qu’il avait déjà avoué. On me demanda de rédiger un rapport psychologique, préalablement à une condamnation, en raison du caractère bizarre de l’homme. Pour dire les choses simplement, je devais établir si Billy représentait un danger pour la collectivité, l’idée étant qu’il ne se serait pas brûlé aussi gravement les doigts s’il n’avait pas eu peur de se voir accuser d’un crime antérieur.
Bien que je ne lui aie parlé qu’à trois reprises, Billy me fit une impression extraordinaire. Il était d’une maigreur incroyable, avec une tignasse de cheveux blancs, et, alors qu’il souffrait visiblement du manque d’alcool, il resta toujours maître de lui-même. Il avait une présence étonnante et beaucoup de charme, et le meilleur portrait que je puisse donner de lui, c’est celle d’un fanatique ou d’un saint. Ces termes peuvent sembler étranges en cette fin du vingtième siècle, mais son engagement pour le salut d’autrui en dépit de ses propres tourments rend impropre tout autre description, une fois écartés les troubles mentaux les plus évidents. C’était certainement un type bien.
Je vous joins les paragraphes de conclusion du rapport psychiatrique, ainsi qu’une transcription d’un passage d’une conversation que j’ai eue avec lui, qui peuvent vous intéresser. J’avoue être passé à côté de la comparaison avec William Blake, mais les propos de Billy avaient indéniablement un côté visionnaire. S’il y a autre chose que je puisse faire, n’hésitez pas à me contacter.
Avec mes sentiments les meilleurs,
Henry Irvine
P.-S. Concernant la transcription, ce sont, bien sûr, les réponses que Billy a refusé de donner qui nous ont le plus appris sur lui.