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Si Deacon fut surpris que Barry Grover ait quitté le pub sans un mot, cela ne le tracassa pas longtemps. Il était lui-même trop rompu à cette manière d’achever une séance de libations pour y voir quoi que ce soit d’étrange. Et au moins, il n’avait plus besoin de le raccompagner. Il était moins ivre que ne le croyait Barry, mais il avait à coup sûr atteint la limite et il préféra laisser sa voiture devant le journal et prendre un taxi. Il louait un appartement sous les toits et il resta avachi sur le siège tandis que le véhicule fonçait vers Islington. Barry et lui avaient au moins une chose en commun, songea-t-il, pour autant que les longues heures que Barry passait au bureau aient un quelconque rapport avec la répugnance qu’il éprouvait lui-même à rentrer chez lui. La comparaison l’intrigua soudain. Quels étaient les motifs de Barry ? se demanda-t-il. Avait-il peur, comme Deacon, du vide d’un appartement qui ne contenait rien de personnel parce qu’il n’y avait rien dans son passé dont il voulût se souvenir ?

De plus en plus enclin à larmoyer, il s’abandonna, aidé par la boisson, à sa délectation morose. Tout était sa faute. La mort de son père. L’échec de ses deux mariages. L’amertume de sa famille et le fait qu’elle ait fini par le rejeter. (Bon Dieu, ce qu’il aurait aimé chasser de son esprit le regard de cette satanée bonne femme ! L’image de sa mère l’avait poursuivi toute la soirée.) Pas d’enfants. Pas d’amis, dans la mesure où ils avaient tous pris le parti de sa première femme. Comment avait-il pu être assez débile pour larguer une épouse et s’apercevoir seulement ensuite que la seconde ne valait pas le coup ?

De temps à autre, le chauffeur de taxi lui jetait un coup d’œil attendri dans le rétroviseur. Il avait reconnu la mélancolie d’un homme qui boit pour oublier ses chagrins. Londres en était plein à l’approche de Noël.

Deacon se réveilla avec une détermination qui ne lui était pas coutumière. Il attribua cette anomalie au fait que son subconscient, en lui repassant la bande de son entretien avec Mrs Powell, avait redoublé sa curiosité à l’égard de celle-ci. Pourquoi l’évocation de Billy Blake, un inconnu, provoquait-elle de telles réactions de sa part, alors que le souvenir de James Streeter, son mari, n’en suscitait aucune ? Pas même de la colère.

Il réfléchit à la question dans la solitaire autarcie de sa cuisine, tout en remuant son café et en promenant un regard maussade sur les murs et les éléments d’une blancheur immaculée qui l’entouraient. Comme de bien entendu, ses pensées prirent un tour plus personnel. Ses deux ex-femmes étaient-elles le moins du monde émues en entendant prononcer son nom ? Ou avaient-elles totalement oublié cet épisode de leur vie ?

Il pouvait fort bien mourir comme Billy Blake, recroquevillé dans un coin de cet appartement minable et, celui qui le découvrirait, quelques jours plus tard, serait très certainement un étranger. Après tout, qui aurait l’idée de venir prendre de ses nouvelles ? JP ? Lisa ? Ses compagnons de beuverie ?

Seigneur Dieu ! Son existence était-elle réellement aussi vide – et inutile – que celle de Billy Blake… ?

Il arriva de bonne heure au bureau, consulta l’annuaire du téléphone ainsi qu’un plan de Londres, laissa un message à la réception pour dire qu’il rentrerait tard, puis récupéra sa voiture et fila vers l’est le long de la Tamise, en direction de ce qui avait été jadis le florissant port de Londres. Comme dans tant d’autres ports à travers le monde, les cargos et les quais pleins d’activité avaient cédé la place à des bateaux de plaisance, des immeubles luxueux et des marinas.

Il longea la rive ouest de l’île-aux-Chiens, trouva l’ancien entrepôt où W. F. Meredith, cabinet d’architectes, s’était installé, puis se dirigea vers un bâtiment pouilleux avec des planches clouées en travers des ouvertures, qui n’avait en commun avec les constructions voisines que sa forme rectangulaire et son toit à pignon. Non pas qu’il lui eût fallu un grand effort d’imagination pour se représenter ce que pouvait devenir ce sinistre vestige de l’urbanisme victorien. Il vivait dans la capitale depuis suffisamment de temps pour avoir assisté à la métamorphose des vieux quais en constructions élégantes et il n’avait qu’à regarder les entrepôts rénovés qui l’entouraient pour savoir quels prodiges étaient possibles en ce domaine.

Il gara sa voiture, prit une lampe électrique et une bouteille de whisky Bell dans la boîte à gants et se glissa par une brèche dans la palissade devant le bâtiment. Il éprouva la solidité des planches couvrant portes et fenêtres avant de tourner l’angle. Cinq ou six mètres de broussailles battues par les vents séparaient le mur arrière du bord du fleuve. Il serra son manteau contre lui tandis qu’une bise glaciale, balayant la surface de l’eau, lui fouettait le visage. Comment pouvait-on vivre dans des conditions pareilles, voilà qui dépassait son entendement. Pourtant, un petit groupe d’hommes, apparemment insensibles aux rigueurs de cette matinée froide et humide, se tenait serré autour d’un brasier dans l’embrasure d’une anfractuosité.

« Salut, fit-il, profitant d’un vide dans le cercle pour s’accroupir, la bouteille entre ses pieds. Je m’appelle Michael Deacon. » Il sortit son paquet de cigarettes et en offrit à la ronde. « Je suis reporter. »

Un des hommes, nettement plus jeune que les autres, eut un bref éclat de rire et se mit à imiter l’accent distingué de Deacon.

« Salut. J’m’appelle Nick Douille et j’suis clodo. » Il prit une cigarette. « Merci. J’la garde pour l’apéro d’ce soir, si vous avez pas d’objection.

— Aucune, Mr Douille. Quel dommage d’attendre jusqu’à ce soir. »

Le garçon avait un visage mince au teint blême sous un crâne sommairement rasé.

« Mon blase, c’est Terry. Qu’est-ce que tu cherches, espèce d’enfoiré ? »

Il était vraiment très jeune, songea Deacon, mais la violence de la rue se reflétait déjà dans sa manière de serrer les mâchoires et une lueur de cynisme brut brillait dans ses prunelles entre ses paupières mi-closes. Avec un tressaillement, Deacon comprit soudain qu’il le prenait pour un homosexuel friqué en quête d’un giton.

« Des renseignements, répondit-il d’un ton neutre. Au sujet d’un certain Billy Blake qui avait l’habitude de coucher dans cet endroit quand il n’était pas en prison.

— Qui t’a dit qu’on le connaissait ?

— La femme qui a payé ses obsèques. Il paraît qu’elle est venue ici et qu’on lui a donné des informations.

— Ouais, chef, lança un autre clochard. Maintenant, je m’en rappelle. Je l’ai vue dans le coin y a pas bien longtemps, même qu’elle m’a r’filé un biffeton. »

Terry le fit taire d’un geste impatient.

« Qu’est-ce que tu lui veux à Billy ? Ça fait six mois qu’il a claboté.

— Je n’en sais rien encore, répondit Deacon avec honnêteté. Peut-être montrer que sa vie n’était pas totalement dénuée d’intérêt. » Il serra la bouteille entre ses mains. « Celui qui peut me dire quelque chose d’utile a gagné le whisky. »

Les hommes examinèrent la bouteille ; Terry examinait le visage de Deacon.

« Ça veut dire quoi exactement, utile ? demanda-t-il avec une lourde ironie. Je sais qu’il se foutait de tout. Est-ce que c’est utile ?

— Vu la manière dont il est mort, je m’en serais douté. Cela veut dire un détail que j’ignore, ou qui me conduira à quelqu’un susceptible de me fournir des renseignements sur lui. Commençons par son nom. Qui était-il avant de se faire appeler Billy Blake ? »

Ils secouèrent la tête.

« Y dessinait des trucs sur l’trottoir, hasarda un vieux. D’vant les embarcadères.

— Je le sais. Mrs Powell m’a raconté que cela représentait toujours la même chose : la scène de la Nativité. Quelqu’un sait pourquoi ? »

Ils secouèrent la tête avec encore plus d’énergie. On aurait dit des créatures tout droit sorties de La Guerre des étoiles, remarqua en lui-même Deacon, hors de propos. Des hommes-singes rabougris, emmitouflés dans des pardessus trop grands, mais avec des yeux vifs de fouine qui donnaient l’impression d’une astuce qu’ils ne posséderaient jamais.

« C’était juste le tableau d’une famille que tout le monde connaît, reprit Terry. Il était pas idiot et il avait besoin de fric. Il écrivait au-dessous : “Bienheureux ceux qui n’ont rien” et il s’asseyait à côté. La plupart du temps, il avait l’air tellement dans les vapes que les gens se sentaient coupables en voyant le dessin et la légende. Il s’en tirait pas mal. C’est seulement quand il était bituré qu’il devenait teigneux et alors il se mettait à faire la morale aux péquins. Mais ça leur collait les foies, si bien que, ces jours-là, il revenait sans un rond et il devait se taper le régime sec. »

Autour de lui, les visages grimacèrent sous l’effet de ces réminiscences.

« Un fichu artiste qu’c’était quand il était pas beurré, dit le vieux qui avait déjà parlé. Et un vrai sagouin quand il en avait un coup dans l’nez. » Il se mit à glousser, sa peau tannée se plissant à l’intérieur de son passe-montagne râpé. « Ouais, c’était super quand il avait pas bu et d’la lavasse quand il était bourré.

— Tu veux dire qu’il faisait deux dessins différents ?

— Des centaines, autant qu’y pouvait dégoter d’papier ! » Le vieux indiqua d’un signe de tête les immeubles de bureaux. « Le soir, il récupérait des paquets d’vieilles lettres dans les poubelles, il dessinait toute la nuit au dos et il s’arrêtait qu’au petit jour.

— Que devenaient ses dessins ?

— On les brûlait le lendemain.

— Et ça ne le dérangeait pas ?

— Non, répondit un autre. Il avait besoin d’avoir chaud comme nous tous. En fait, ça l’faisait plutôt marrer. » Il tourna un doigt sur son front. « Fou comme un lapin qu’il était. Sans cesse à déblatérer sur les feux de l’enfer et la purification par les flammes. S’est plongé un jour la main dans un tas de paperasses enflammé et l’a laissée là pendant une éternité, jusqu’à ce qu’on le tire en arrière.

— Pourquoi a-t-il fait ça ? »

Un haussement d’épaules parcourut le groupe comme une vague déferlante. Il n’y avait pas de logique aux actions d’un fou semblait être leur avis commun.

« Une vraie manie, répondit Terry. Quelquefois, il mettait les deux mains, le plus souvent seulement la droite. Ça me fichait les nerfs en pelote à chaque fois. Y avait des jours où il ne pouvait même pas remuer les doigts tellement ils étaient gonflés, mais il continuait quand même à faire ses foutus crobars. Le crayon, il le coinçait entre deux doigts et il bougeait toute sa main pour dessiner. Il racontait qu’il fallait endurer les affres de la création.

— Un schizo qu’il l’appelait, le môme Terry, déclara le vieux à la peau tannée et au passe-montagne. Lui disait qu’il devrait s’faire soigner, mais Billy, il s’en foutait pas mal. Pour lui, il avait toute sa raison et les toubibs, y z’étaient pas près d’le voir. Casser sa pipe, c’est bien la seule chose qui pouvait le guérir.

— A-t-il jamais essayé de se tuer ? »

Terry éclata à nouveau d’un rire bref et avec la main décrivit un cercle autour de lui.

« Parce que toi, tu appelles ça vivre ? »

Deacon hocha la tête en signe d’assentiment.

« Je veux dire, a-t-il sérieusement essayé de mettre fin à ses jours ?

— Non, répondit le garçon d’un ton morne. Il prétendait qu’il avait pas encore assez souffert et qu’il avait besoin d’une mort lente. » Il tira son pardessus sur son corps frêle tandis qu’une nouvelle bourrasque traversait le fleuve en sifflant et faisait jaillir du brasier une nuée d’étincelles. « Écoute, mon pote, ce pauvre crétin était atteint de schizophrénie galopante, comme Walt que voilà. » Il donna un coup de coude à la silhouette emmitouflée assise à côté de lui, la tête posée sur les genoux, dans une posture si semblable à celle qu’avait dû avoir Billy Blake lorsqu’Amanda Powell l’avait trouvé. « Walt a des médicaments, mais la moitié du temps il oublie de les prendre. Normalement il devrait être à l’hôpital, mais les hostos, c’est fini pour lui. Il est resté un moment chez sa mère, quand les toubibs ont décidé qu’il était en état de sortir, sauf qu’il collait une telle trouille à cette vieille bique qu’elle l’a flanqué à la porte. » Il se tourna pour regarder le bâtiment. « Y en a vingt autres comme lui à l’intérieur. C’est nous, les sains d’esprit, qui nous en occupons. Et c’est pas de la tarte, crois-moi. »

Deacon le croyait volontiers. Où allait-on si c’étaient à présent les clochards qui soignaient les malades mentaux ?

« Billy a-t-il dit qu’il était allé à l’hôpital ? »

Terry secoua la tête.

« Parlait jamais beaucoup du passé.

— Et la prison ? Tu sais dans laquelle il a séjourné ? »

Terry montra d’un signe de tête le vieux à la peau tannée.

« Tom et lui, ils ont fait un mois à Brixton une fois.

— Où le gardait-on ? demanda Deacon à Tom. À l’infirmerie ou dans une cellule ?

— Comme moi, en cellule.

— Suivait-il un traitement ?

— Pas qu’je sache.

— On n’a donc pas estimé, en prison, qu’il était schizophrène ? »

Tom secoua la tête.

« Si tu crois que les matons, y z’avaient l’temps ou l’envie de s’occuper d’un poivrot purgeant quatre semaines de mitard ! Vu qu’il avait rien à écluser, quand il poussait une gueulante, y mettaient ça sur l’compte du delirium ou d’une connerie du même genre.

— Est-ce qu’il se conduisait de manière aussi bizarre dedans que dehors ? »

Tom fit osciller sa main.

« Couci, couça. Il avait ses mauvais jours mais, à part ça, y avait pas d’problèmes. Il allait à la chapelle comme un brave plouc et il était poli. M’est avis que c’est la gnôle qui l’rendait marteau. Il perdait les pédales que quand il avait pris une biture. Pareil que toi et moi quand il était sobre. »

Deacon offrit de nouveau des cigarettes à la ronde, puis s’abrita du vent derrière le col de son manteau et s’en alluma une.

« Et aucun d’entre vous ne sait d’où il venait, ce qu’il était avant ça ni pourquoi il se faisait appeler Billy Blake ?

— Qu’est-ce qui te dit que c’était pas son vrai nom ? » demanda Terry. Cette fois, il décida de fumer sa cigarette et se servit d’un tison pour l’allumer.

Deacon haussa les épaules.

« Simple supposition. » Il tira longuement sur sa cigarette pour l’empêcher de s’éteindre. « De quelle façon parlait-il ? Avait-il un accent ?

— Pas spécialement. J’lui ai demandé un jour s’il avait été acteur parce qu’il devenait un brin snobinard quand il partait dans ses divagations. Mais il m’a répondu que non.

— Qu’est-ce qu’il faisait au juste ?

— Il braillait un tas de machins qui lui passaient par la tête. Des fois c’étaient des poèmes, mais j’ignore s’ils étaient de lui ou de quelqu’un d’autre. J’me souviens de certains – un surtout parce qu’il le répétait sans cesse. Un truc bizarroïde, à propos de sa vieille qui gémissait, de son vieux qui pleurait et de démons qui jaillissaient des nuages.

— Tu pourrais le réciter ? »

Terry regarda les autres en cherchant l’inspiration.

« Pas vraiment, dit-il après des efforts infructueux. Ça commençait par “Ma mère gémit, mon père pleura”, mais j’ai oublié la suite. »

Deacon entoura sa cigarette avec ses mains et fouilla dans sa mémoire. « “Ma mère gémit, mon père pleura”, murmura-t-il, “Et je bondis dans ce dangereux monde : / Impuissant, nu, glapissant à tue-tête, / Tel un démon caché dans un nuage.”

— Ouais ! s’écria le jeune homme avec un étonnement mêlé de respect. Nom d’un chien, comment que tu connais ça ?

— C’est un poème intitulé “Peine nouveau-née” d’un certain William Blake. C’était un poète et un peintre qui vivait au XVIIIe siècle et que ses contemporains prenaient pour un fou parce qu’il prétendait avoir des visions. » Deacon eut un léger sourire. « Bien qu’il ait écrit de merveilleux poèmes, il a vécu et fini ses jours dans une misère presque totale parce qu’on n’a reconnu son génie qu’après sa mort. Je parierais que ton ami connaissait bien Blake et son œuvre.

— Ouais, fit Terry, une lueur dans les yeux. William Blake, Billy Blake. Qu’est-ce que ce mec a écrit d’autre ?

— “Tigre ! Tigre ! feu et flamme / Dans les forêts de la nuit…” » Deacon s’interrompit afin de laisser poursuivre son interlocuteur.

« “Quelle main ou quel œil immortel / Put façonner ta formidable symétrie ?” compléta le garçon avec un air triomphant. Ouais, Billy n’arrêtait pas de déclamer ce truc-là. Je lui ai fait remarquer que ç’avait l’air un peu bancal et il m’a répondu qu’il fallait mettre l’accent sur “ta” parce que c’est ce qui fait le rythme. »

Deacon acquiesça. Billy Blake avait-il été professeur ? se demanda-t-il.

« La strophe suivante finit par ce vers : “Quelle main osa saisir ce feu ?” Est-ce qu’il pensait à ça, à ton avis, quand il a tenté de se brûler les mains ?

— Aucune idée. Tout dépend de ce que ça veut dire.

— Le tigre symbolise la puissance, l’énergie et la cruauté. Le poème décrit cette splendide mais indomptable créature comme ayant été fabriquée avec du feu, puis s’interroge sur la raison pour laquelle son créateur a eu la hardiesse de créer un monstre aussi dangereux. » Deacon se rendit compte que les autres avaient décroché, mais un vif intérêt se lisait toujours sur le visage de Terry. « C’est la main du créateur qui ose “saisir ce feu”. Peut-être Billy s’imaginait-il avoir lui aussi engendré quelque chose qu’il n’arrivait plus à contrôler.

— Possible. » Une expression lointaine apparut dans les yeux du jeune homme tandis qu’il regardait vers le fleuve.

« Ce créateur, c’est Dieu ?

— Un dieu. Blake ne précise pas lequel.

— Billy affirmait qu’il existe des tas de dieux. Des dieux de la guerre. Des dieux de l’amour. Des dieux des rivières. Des dieux de tout le saint-frusquin. Il arrêtait pas de les injurier. “C’est de votre faute, bande de saligauds, qu’il gueulait, alors fichez-moi la paix et laissez-moi crever !” Il lui aurait suffi de pas y croire, l’aurait pas eu à les haïr. C’est logique, pas vrai ? » Le visage miné par la faim se tourna vers le brasier.

« Pourquoi pensait-il que c’était la faute des dieux ?

— C’est pas qu’il le pensait, répondit Terry en appuyant sur les mots. Il le croyait dur comme fer. » Il étendit le bras et fit le geste de serrer quelque chose. « Il a étranglé quelqu’un parce que les dieux l’avaient marqué dans son destin. C’est pour ça qu’il se cramait la main. L’“instrument du délit” qu’il appelait ça et il prétendait que de “tels sacrifices étaient nécessaires pour détourner la colère des dieux”. Quel con ! La plupart du temps, il était incapable de distinguer son coude de ses fesses. »

Sur les instructions de Terry, Deacon confia la bouteille de whisky au vieux en passe-montagne avant de suivre l’adolescent dans l’entrepôt pour voir l’endroit où couchait Billy.

« Tu perds ton temps, maugréa le garçon. Ça fait six mois qu’il a déquillé. Qu’est-ce que t’espères ?

— Je ne sais pas.

— Écoute, y a bien une centaine de clodos qui ont occupé sa place depuis qu’il a déhotté. Tu ne trouveras rien. » Il guida néanmoins Deacon à travers l’obscurité. « T’es givré ou quoi ? » demanda-t-il d’un ton amusé en apercevant le faible rond de lumière que la torche de Deacon projetait à leurs pieds. « Si tu crois que ça va t’aider à y voir plus clair. Attends un peu. Tes yeux vont s’habituer. Y a suffisamment de lumière qui vient d’la porte. »

Un décor gris et lunaire émergea lentement devant Deacon, un vaste espace désolé, jonché de bouts de métal tordus, de piles de briques et de débris de matériaux abandonnés. Un paysage d’après la bataille où plus rien de reconnaissable n’existait et où seule une âcre odeur d’urine indiquait la présence d’êtres humains.

« Depuis combien de temps vis-tu là-dedans ? demanda-t-il à Terry tandis qu’il commençait à discerner des formes endormies au milieu des gravats.

— À peu près deux ans.

— Dans ce taudis ? Pourquoi pas un squat ou un centre d’hébergement ? »

Le jeune homme haussa les épaules.

« J’en ai fait plusieurs. C’est pas si mal ici. »

Il le conduisit par-delà un tas de briques jusqu’à une sorte d’igloo composé de morceaux de plastique et de vieilles couvertures. Écartant l’une des couvertures, il se pencha pour allumer une lampe-tempête.

« Tiens, jette un coup d’œil, proposa-t-il. C’est ma piaule. »

Deacon éprouva alors un curieux sentiment d’envie. Ce n’était qu’une tente improvisée dressée au milieu d’un champ de décombres puant l’urine, mais, contrairement à son propre appartement, elle possédait une certaine personnalité. Il y avait des posters montrant des femmes à demi nues fixés aux parois en plastique, sur le sol un matelas couvert d’un édredon fait de pièces et de morceaux, des bibelots posés sur un garde-manger en métal, une chaise en osier avec un peignoir dessus et, sur une petite table peinte, un pot à confiture contenant des roses artificielles. Il entra et s’assit sur la chaise après avoir soigneusement replié le peignoir.

« C’est pas mal. T’as bien arrangé ça.

— En tout cas, moi, ça me plaît. La plupart de ces trucs viennent de la décharge. C’est dingue ce que les gens peuvent balancer. » Il s’installa sur le matelas à côté de lui. Il paraissait plus jeune au calme que tendu et luttant contre le vent. « On est plus libre que dans un centre d’hébergement et moins enquiquiné que dans un squat, où les gens finissent toujours par vous courir sur le haricot.

— Tu n’as donc pas de famille ?

— Non. J’ai vécu dans des foyers depuis que j’ai six ans. Un mec m’a dit que ma mère était allée en taule, ce qui explique que j’aie atterri à l’Assistance, mais j’ai jamais essayé de la retrouver. De toute façon c’est une paumée, alors ça vaut pas la peine. J’me débrouille. »

Deacon s’appliqua à examiner le visage juvénile afin d’en graver le souvenir dans sa mémoire. Le garçon n’avait pourtant rien de particulièrement remarquable. Il était comme des centaines d’autres du même âge, le crâne rasé, uniformément ternes et sans attrait. Il se demanda pourquoi Terry n’avait pas parlé de son père, sans doute parce qu’il ne le connaissait pas et que le sujet ne présentait donc aucun intérêt. Il songea à toutes les femmes avec lesquelles il avait couché. Était-il possible que l’une d’elles soit tombée enceinte et ait donné naissance à un Terry qu’elle avait abandonné ensuite ?

« Malgré tout, cela ne doit pas être très drôle de vivre ainsi.

— Ouais, mais j’suis pas le premier et sûrement pas le dernier non plus. Comme j’t’l’ai dit, j’me débrouille. Ce qu’un homme a fait, d’autres peuvent le faire. »

La phrase détonnait quelque peu dans la bouche de l’adolescent.

« C’est Billy qui disait ça ? »

Le garçon eut un haussement d’épaules indifférent.

« P’t-être bien. Bon sang, il arrêtait pas de m’faire la leçon ! » Sa voix se fit plus raffinée. « “Tout droit impose une responsabilité, Terry. L’orgueil est le plus grand péché de l’homme, parce qu’il le pousse à ses risques et périls à se faire l’égal de Dieu. Prépare-toi, le Jugement dernier est plus proche que tu ne crois.” » Il reprit l’accent rocailleux qui était le sien. « J’peux bien te l’dire, ça m’prenait sacrément la tête de l’écouter. Il était complètement naze la plupart du temps, mais il pensait pas à mal et j’avoue qu’il m’a appris deux ou trois trucs.

— De quel genre ? »

Terry eut un rictus.

« Du genre, l’imbécile pose des questions auxquelles le sage ne peut répondre. »

Deacon sourit.

« Quel âge as-tu ?

— Dix-huit ans. »

Deacon en doutait. Malgré son intelligence et sa facilité à s’exprimer, qui lui permettaient de dominer les épaves dont il partageait l’existence, il lui poussait encore du duvet au menton et il avait grandi trop vite pour sa frêle carcasse. Ses grandes mains osseuses dépassaient de ses manches comme des pagaies et il s’écoulerait du temps avant que la maturité ne donne du volume à sa poitrine et à ses épaules. Cela rendit Deacon encore plus curieux au sujet du prêcheur – et pédagogue ? – qui l’avait pris en amitié.

« Pendant combien de temps as-tu fréquenté Billy ? demanda-t-il.

— Deux ans. »

Autrement dit, depuis qu’il vivait dans l’entrepôt.

« Est-ce que son gourbi ressemblait au tien ? »

Terry secoua la tête.

« Il voulait souffrir. Je te l’répète, il était complètement dingo. L’année dernière à c’te époque, je l’ai trouvé qui se baladait à poil. Il caillait comme c’est pas possible. Il était bleu de la tête aux pieds. Je lui ai demandé ce qu’il lui prenait à cette andouille, et il m’a répondu qu’il se mortifiait la chair – il s’interrompit, ne sachant pas si c’était le bon terme – ou une connerie comme ça. Il s’est jamais aménagé de place, il se contentait de s’enrouler dans une vieille couvrante et de pioncer près du feu. Il n’avait rien, tu comprends, il ne voulait rien avoir et il ne voyait pas l’utilité de se donner du confort. Il était persuadé que les dieux finiraient par le coincer et il disait comme ça qu’il faisait de son mieux pour leur faciliter la tâche à ces fumiers.

— Parce qu’il était un assassin ?

— P’t-être bien.

— T’a-t-il dit si c’était un homme ou une femme qu’il avait tué ? »

Terry joignit les mains derrière sa tête.

« Je m’en souviens pas.

— Pourquoi te parlait-il à toi et pas aux autres ?

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Je les ai regardés.

— En général, ils sont tellement bourrés qu’ils se rappellent rien. » Terry ferma les yeux. « Mais avec un biffeton, ça peut p’t-être s’arranger. »

Deacon eut un grand éclat de rire qui fit onduler le coin d’un des posters.

« Je ne suis pas né de la dernière averse. » Il tira une carte de son portefeuille et l’expédia d’une pichenette sur la poitrine de Terry. « Passe-moi un coup de fil quand tu auras quelque chose de tangible à me raconter et pas uniquement des salades. Si tu veux ton argent, il vaudrait mieux que le tuyau soit bon. » Il se leva et examina le visage du garçon. « Quel âge as-tu réellement, Terry ? » Il lui donnait seize ans tout au plus.

« Assez pour reconnaître un sale radin quand j’en vois un. »

De retour au journal, Deacon trouva sur son bureau un mot de Barry Grover accompagné des photos de Billy Blake dans une pochette en plastique transparent. Je n’ai pas trouvé trace de ce type dans mes dossiers, avait-il écrit, mais j’ai passé les négatifs et des épreuves à Paul Garrety. Il va voir ce qu’il peut faire à l’aide de son ordinateur. B. G.

Paul Garrety, le maquettiste, secoua la tête lorsque Deacon vint le trouver pour lui demander comment il s’en sortait avec les photos de Billy Blake. JP s’était laissé persuader d’investir de façon substantielle dans l’informatique sur l’assurance que la technologie pouvait faire pour le style et l’image du Street, et donc pour le chiffre des ventes, ce qu’une armée de graphistes n’avait pas réussi à accomplir jusque-là. Cependant, il était bien trop attaché à la présentation habituelle du magazine pour laisser à Paul les mains libres et Garrety, tout comme Deacon, passait les trois quarts de ses heures de travail à se chamailler avec son patron.

« Il vous faudrait un spécialiste, Mike. Je peux vous faire une centaine de versions de votre homme, mais il n’y a qu’un expert en physionomie qui saurait vous dire laquelle est la plus vraisemblable. » Il pointa un doigt vers l’écran verdâtre. « Regardez. Si on lui arrondit le visage, l’ensemble paraît plus charnu. Si on lui gonfle les joues, ça empâte toute la moitié inférieure. On peut lui faire un double menton, des yeux globuleux, des cheveux plus épais. Les possibilités sont infinies et cela donne chaque fois un aspect différent. »

Deacon suivit la série de transformations sur l’écran.

« Je vois ce que vous voulez dire.

— C’est une science. Le mieux, ce serait que vous vous adressiez à un pathologiste ou à un type de l’identité judiciaire spécialisé dans les visages. On peut choisir n’importe laquelle de ces versions, mais il y a de fortes chances pour qu’elle n’ait rien à voir avec votre gus.

— Vous croyez que JP accepterait de reproduire les originaux à côté de mon texte ? »

Garrety se mit à rire.

« Vous rêvez, mon vieux, et pour une fois j’aurais du mal à lui donner tort. Les zigs en perdraient l’appétit. Soyez réaliste ! Qui aurait envie de bouffer des cornflakes en reluquant un vieux poivrot racorni qu’on a retrouvé mort de faim ?

— Il n’avait que quarante-cinq ans, répondit doucement Deacon. Trois de plus que moi et dix de moins que vous. Vu sous cet angle, c’est déjà nettement moins drôle, pas vrai ? »

L’article de Michael Deacon sur les pauvres et les sans-abri parut dans le numéro de la semaine, sans qu’il y soit fait la moindre allusion à Amanda Powell ou à Billy Blake. De fait, la mouture finale était exactement ce qu’il avait prévu au départ. Une analyse au ton sérieux portant sur les divers changements sociaux dans laquelle il s’efforçait de cerner leurs causes et de dégager des solutions à long terme. JP doutait fort que cela fascine le public (« C’est rasoir au possible, Mike. Où est l’aspect humain dans tout ça, nom d’une pipe ? »), mais, sans une photo à peu près décente de Billy ou de Mrs Powell, il n’y avait pas lieu de reproduire les mornes aperçus de celle-ci sur la misère en général. JP réitéra ses menaces de ne pas renouveler le contrat de Deacon s’il refusait d’admettre que la diffamation politique constituait le fonds de commerce du magazine, à quoi Deacon répliqua avec ironie que, s’il y avait une conclusion à tirer du chiffre des ventes, c’était que les lecteurs du Street prenaient autant de plaisir que le reste de l’électorat à voir leur intelligence bafouée.

Amanda Powell, qui avait reçu par la poste ses clés de garage et les deux photos de Billy accompagnées d’une carte anonyme lui présentant les compliments du Street, fut déçue mais nullement surprise de constater qu’elle avait été exclue, de même que Billy, de l’article de Deacon. Néanmoins, elle le lut avec intérêt, en particulier le paragraphe décrivant un ancien entrepôt transformé en asile de clochards et sa population de déséquilibrés sur laquelle veillaient quelques vieillards et un jeune garçon.

Elle semblait soulagée lorsqu’elle reposa le magazine.