14
Terry avait allumé la lampe du plafond dans la chambre de Deacon et secouait violemment l’épaule de l’homme endormi. Deacon ouvrit un œil et lança à son protégé un regard meurtrier.
« A-rrê-te-ça ! prononça-t-il avec lenteur et netteté. Je ne suis pas dans mon assiette. » Il se retourna et se prépara à se rendormir.
« Ouais, ben, faut te lever.
— Pourquoi ?
— Lawrence est au téléphone. »
Deacon se redressa tant bien que mal et poussa un gémissement en sentant la gueule de bois le frapper derrière les yeux.
« Qu’est-ce qu’il veut ?
— C’est pas à moi qu’il faut le demander.
— Pourquoi ne pas avoir laissé le répondeur prendre un message ? » grommela Deacon. Il jeta un regard à son réveil et s’aperçut qu’il était six heures et quart du matin. « Il est là pour ça.
— C’est ce que j’ai fait, les quatre premières fois, mais ça a recommencé à sonner. C’est pas possible que t’aies pas entendu. Ou alors t’es sourd. »
Tout en jurant à mi-voix, Deacon gagna d’un pas chancelant la salle de séjour et prit le combiné.
« Qu’y a-t-il de si important pour que vous me réveilliez au petit jour la veille de Noël, Lawrence ? »
Le vieil homme paraissait inquiet.
« Je viens d’écouter la radio, Michael. Je dors si peu ces temps-ci. Je présume que nous pouvons nous attendre, vous ou moi, si ce n’est les deux, à une visite de la police à brève échéance. Je sais que Terry est là puisqu’il a répondu au téléphone, mais êtes-vous certain de ses faits et gestes de la nuit dernière ? »
Deacon se frotta vigoureusement les yeux.
« De quoi s’agit-il ?
— Il s’est produit un nouvel incident à ce qui m’a tout l’air d’être l’entrepôt de Terry. Écoutez, allumez votre radio et cherchez un bulletin d’informations. Je me trompe peut-être complètement, mais j’ai l’impression que la police en a après votre jeune ami. Rappelez-moi dès que possible. Il se pourrait que vous ayez besoin de moi. » Il raccrocha.
C’était la principale nouvelle et le présentateur s’interrompait de temps à autre pour donner davantage de détails. À la suite d’une tentative de meurtre et de l’arrestation d’un suspect dans l’après-midi du vendredi, de nouveaux troubles avaient éclaté aux premières heures de la journée parmi les SDF occupant un entrepôt dans les docks. Plusieurs hommes avaient été aspergés d’essence et l’on avait mis le feu à leurs vêtements. La police recherchait un adolescent d’environ un mètre soixante-quinze, le crâne rasé, portant un manteau noir, qui avait été vu sortant précipitamment de l’entrepôt. Bien qu’elle n’ait pas révélé son nom, elle semblait connaître l’identité de l’individu, qui n’avait pas caché sa rancune vis-à-vis de ses compagnons après la tentative d’homicide du vendredi.
En dépit de sa bravoure apparente, Terry n’avait que quatorze ans. Il regarda fixement la radio avec une expression de panique, des larmes dans les yeux.
« Quelqu’un m’a sûrement balancé ! s’écria-t-il avec rage. Qu’est-ce que je vais foutre, bon Dieu ? Les cognes vont m’étriper.
— Ne dis pas de bêtises, répliqua sèchement Deacon. Tu as passé la nuit ici.
— Comment le sais-tu, enfoiré ? s’écria Terry, furieux, son agressivité stimulée par la peur. J’aurais très bien pu foutre le camp et rentrer sans que tu t’en aperçoives. Merde, t’as même pas entendu sonner le téléphone ! »
Deacon lui indiqua le canapé.
« Assieds-toi, le temps que je passe un coup de fil à Lawrence.
— Que dalle ! Je me tire. » Il serra ses poings. « J’ai pas envie que les flics débarquent.
— ASSIEDS-TOI, rugit Deacon, AVANT QUE JE NE ME METTE VRAIMENT EN COLÈRE ! »
De peur que Terry s’éclipse s’il quittait la pièce pour chercher le numéro de Lawrence, il mit l’ampli, composa le 1471 pour connaître le numéro de son dernier correspondant, puis pressa le 3 pour rappeler celui-ci.
« Salut, Lawrence, c’est Michael et Terry est à côté de moi. Nous pouvons tous les deux vous entendre et vous parler. Apparemment, vous aviez raison. Les types de l’entrepôt ont dû dénoncer Terry et il est probable que la police ne va pas tarder. Que faisons-nous ?
— Vous pouvez vous porter garant pour lui ?
— Oui et non. On est rentrés vers deux heures du matin, en taxi. J’avais laissé ma voiture dans Fleet Street, vu que j’avais largement dépassé la limite. On est restés jusqu’à une heure et demie avec un type nommé Barry Grover. On était complètement beurrés. La dernière chose que je me rappelle, c’est d’avoir dit à Terry d’arrêter de pouffer de rire comme une collégienne et d’aller se coucher. Je me suis endormi aussitôt et, juste après, Terry me secouait comme un prunier parce que vous attendiez au téléphone. Je ne peux pas jurer qu’il était là entre deux heures et le moment où il m’a réveillé – il lorgna sa montre –, ce qui laisse un trou de quatre heures et quart. En théorie, il aurait fort bien pu ressortir, mais sur le plan pratique, c’est totalement invraisemblable. Il tenait à peine debout quand je l’ai expédié dans sa chambre et je suis à cent pour cent convaincu qu’il n’a pas bougé d’ici.
— Tu m’entends, Terry ?
— Ouais.
— As-tu quitté l’appartement de Michael après votre retour à deux heures du matin ?
— Jamais de la vie ! répondit le garçon d’un ton buté. Et j’ai un foutu mal de tête, alors ne m’emmerdez pas avec de foutues questions sur ce que je n’ai pas foutu. »
Le petit rire sec de Lawrence flotta dans l’appartement.
« Dans ce cas, je suis sûr que nous nous tracassons inutilement – il y avait peut-être deux jeunes au crâne rasé connus de la police après vendredi –, mais je vous conseille fortement de faire le ménage dans l’appartement. Nos braves représentants de la force publique ont tendance à assez mal réagir à tout ce qui pourrait nécessiter une analyse chimique. Et si vous avez des problèmes, prévenez-moi, d’accord ?
— Il ne peut pas parler comme tout le monde de temps en temps ? demanda Terry d’un ton aigre alors que Deacon reposait le combiné. Qu’est-ce qu’il a dit ? Que j’étais coupable d’un machin ?
— Oui. Possession d’une drogue de la classe C. Il te reste encore beaucoup de cannabis ?
— Un chouïa.
— Rien du tout – Deacon tapa du poing sur la table – à partir de cette minute ! Colle-moi ça dans les chiottes ! » Il fixa l’adolescent avec un regard à épingler un papillon sur une planchette. « Allez ouste, Terry !
— D’accord, d’accord, mais ça m’a coûté une fortune.
— Ce n’est rien à côté de ce que ça te coûtera si on le trouve ici. »
L’exubérance naturelle de Terry refit surface.
« Ta as encore plus la trouille que moi, dit-il avec une expression entendue. Tu as jamais envie de prendre ton pied ? Avec tout ce que tu as picolé, les flics pourraient te faire chier, toi aussi, s’ils voulaient, tu crois pas ? »
Deacon éclata de rire en se dirigeant vers sa chambre.
« Franchement, Terry, c’est plutôt ce que, toi, tu as picolé qui me préoccupe. Parce que c’est sur toi qu’ils vont faire des exercices de tir et, à ta place, j’essaierais de ne pas leur offrir une cible trop facile. »
Ils étaient habillés de pied en cap et prenaient leur petit déjeuner lorsque la police se présenta une demi-heure plus tard en la personne de deux inspecteurs, dont l’inspecteur Harrison. Deacon étant allé ouvrir et ayant admis qu’il savait où se trouvait Terry Dalton – en l’occurrence assis à la table de la cuisine –, Harrison exprima sa surprise de les trouver debout d’aussi bonne heure un dimanche matin.
« C’est la veille de Noël, expliqua Deacon en les escortant à travers l’appartement. Nous allons voir ma mère dans le Bedfordshire et nous avions prévu de partir tôt. » Il reprit sa place et se remit à déguster ses céréales. « En quoi pouvons-nous vous être utile, inspecteur ? Je croyais que Terry vous avait fait une déposition vendredi. »
Harrison jeta un coup d’œil au garçon, qui attaquait allègrement son troisième bol de cornflakes.
« C’est exact. Nous venons pour autre chose. Pouvez-vous me dire où vous vous trouviez à trois heures ce matin, Mr Dalton ?
— Ici, répondit Terry.
— Vous est-il possible de le prouver ?
— Bien sûr. J’étais avec Mike. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Il y a eu un nouvel incident à l’entrepôt. Cinq hommes à demi comateux que l’on a arrosés d’essence et auxquels on a mis le feu. Ils sont tous à l’hôpital, dont deux dans un état grave. Nous nous demandions si vous étiez au courant.
— Des clous ! s’exclama Terry avec indignation. J’ai pas mis les pieds là-bas depuis vendredi soir. Demandez à Mike. »
Harrison se tourna vers Deacon.
« Est-ce exact ?
— Oui. J’ai invité Terry à passer Noël avec moi après qu’il vous a fait sa déposition. En rentrant, dans l’après-midi, nous nous sommes arrêtés à l’entrepôt pour prendre quelques-unes de ses affaires et depuis il ne m’a pas quitté. » Il eut un froncement de sourcils. « Quand vous dites vous être demandé s’il était au courant, cela signifie-t-il que vous croyez qu’il y est pour quelque chose ?
— Nous ne croyons rien à ce stade, Mr Deacon, nous menons notre enquête, c’est tout.
— Je vois. »
Il y eut un bref silence tandis que Deacon et Terry continuaient leur petit déjeuner.
« En affirmant que vous étiez avec ce monsieur la nuit dernière, que voulez-vous dire au juste ? demanda Harrison à Terry.
— À votre avis ?
— Laissez-moi présenter les choses d’une autre manière. Si Mr Deacon et vous avez passé la nuit précédente dans le même lit, il n’est guère douteux que vous n’auriez pas pu vous lever sans qu’il le remarque. Est-ce cela que vous vouliez dire en déclarant que vous étiez avec lui ? » L’inspecteur était impassible, mais une expression goguenarde se lisait sur le visage de son collègue.
Le garçon devint brusquement d’un calme que Deacon prit pour de la colère, mais lorsque Terry releva la tête, une lueur malicieuse brillait dans ses yeux.
« M’est avis que ce serait plutôt à Mike de répondre, dit-il d’un ton désinvolte. Ce pieu il est pas à moi. Ici, c’est lui qui mène la barque. »
Deacon repéra l’orteil nu de l’adolescent sous la table et écrasa avec sa semelle ferrée la chair sans défense.
« Pardon, murmura-t-il en entendant l’adolescent pousser un hurlement. Je ne t’ai pas fait mal ? C’est mon pied qui a glissé, mon chou. » Il arrondit les lèvres et fit mine d’envoyer un baiser à Terry.
« Va te faire foutre, Mike ! » Il regarda Deacon puis les deux policiers. « Bien sûr qu’on n’a pas dormi dans le même plumard. J’suis pas de la famille tuyau de poêle et il est pas de la jaquette flottante. Compris ? Il était dans son lit et moi dans le mien, mais ça veut pas dire que je me suis taillé au milieu de la nuit pour faire flamber les mecs de l’entrepôt. On n’est pas rentrés avant deux heures et j’en ai écrasé dès que je me suis couché.
— Nous n’avons que votre parole.
— Demandez à Mike. C’est lui qui a ouvert la porte de ma chambre et qui m’a balancé à l’intérieur. Demandez à Barry, par la même occasion. Quand on l’a quitté, il était plus d’un heure et il vous dira que j’étais trop bituré pour pouvoir retrouver l’entrepôt en pleine nuit. Et pendant que vous y êtes, demandez au chauffeur de taxi qui nous a ramenés. Il nous a seulement pris parce que c’était sur son chemin et Mike l’a payé d’avance et même plus cher que le tarif, des fois que, lui et moi, on dégueulerait sur ses putains de sièges. » Il reprit son souffle. « Merde ! Pourquoi est-ce que je voudrais foutre le feu à quelqu’un ? Ces vieux, ils n’ont qu’une idée en tête, c’est de me piquer mon matelas.
— Qui est Barry ?
— Barry Grover, répondit Deacon. Il travaille au magazine le Street et habite quelque part à Camden. Nous sommes restés avec lui de huit heures et demie à une heure et quart.
— Ce taxi, vous l’avez arrêté dans la rue ou vous l’avez commandé par téléphone ?
— On l’a arrêté dans la rue. Le chauffeur avait environ cinquante-cinq ans, les cheveux gris, maigrichon et il portait un pull vert. Il nous a pris au coin de Fleet Street et de Farringdon Street.
— Vous avez eu de la chance, fit observer sèchement Harrison. D’habitude, ils ne sont pas beaucoup à circuler au moment de Noël. »
Deacon se contenta de hocher la tête. Il ne lui sembla pas nécessaire de préciser qu’il avait sauté sur le capot du taxi à un feu rouge et qu’il avait refusé d’en bouger jusqu’à ce que le chauffeur accepte de les reconduire pour cinquante livres. C’était de l’arnaque, mais cela valait toujours mieux que de dormir sur le pavé.
« Cela vous dérangerait que nous jetions un coup d’œil à l’appartement ? » demanda Harrison l’instant d’après.
Deacon le regarda avec curiosité.
« Cela vous avancerait à quoi ?
— À nous assurer que vos lits étaient tous les deux occupés la nuit dernière.
— Tu devrais leur dire d’aller se chercher un mandat, intervint Terry.
— Pourquoi ça ?
— Les flics ont pas le droit de fouiner comme ça leur chante dans les trucs qu’appartiennent aux gens.
— Ma foi, je n’ai pas d’objection à ce qu’ils examinent ma chambre, mais si ça te gêne… » Il s’interrompit avec un haussement d’épaules.
« Évidemment que ça me gêne pas, dit Terry avec humeur.
— Alors qu’est-ce que tu as à ronchonner ? » Deacon se leva. « Par ici, messieurs. »
Les deux inspecteurs acceptèrent une tasse de café et se détendirent suffisamment pour allumer une cigarette.
« Terry ressemble à un jeune qui a été vu se précipitant hors de l’entrepôt après l’incident, leur expliqua Harrison.
— Tout comme des millions d’autres, dit Deacon.
— Qu’en savez-vous ?
— Nous avons entendu le signalement à la radio.
— Le contraire m’aurait étonné. Puis-je vous demander qui vous a averti ?
— Mon avocat, Lawrence Greenhill, répondit Deacon. Il a écouté le bulletin et nous a téléphoné que nous pouvions nous attendre à une visite de votre part.
— Alors vous mentiez quand vous m’avez dit que vous vous apprêtiez à aller chez votre mère ?
— Non. Nous partirons dès que vous serez sortis, mais je reconnais que nous étions réveillés beaucoup plus tôt que je ne l’avais prévu. Si vous voulez aller voir, mon réveil devrait sonner dans à peu près – il consulta sa montre – trente minutes.
— Quand pensez-vous rentrer ?
— Ce soir.
— Et vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que nous vérifions votre histoire auprès de Barry Grover et du chauffeur de taxi ?
— Je vous en prie, répondit Deacon. Vous pouvez même faire davantage. Vérifiez que nous étions bien au Mendiant Boiteux jusqu’à dix heures trente, puis chez Carlo dans Farringdon Street jusqu’à ce qu’on se fasse virer vers une heure du matin.
— L’adresse de votre mère, s’il vous plaît. »
« J’ai pas envie de voir ta mater, lança d’un air sombre Terry, tassé à un bout du siège côté passager tandis qu’ils se dirigeaient vers la A1 après avoir récupéré la voiture de Deacon sur le parking du Street au terme d’une nouvelle course en taxi. Et elle a pas envie de me voir non plus.
— Ni moi probablement », murmura Deacon tout en s’efforçant de calculer ce qu’il avait dépensé en frais supplémentaires depuis l’emménagement de Terry. À lui seul, l’appétit de l’adolescent – il avait avalé un petit déjeuner à faire couler un cuirassé – aurait suffi à mettre sur la paille n’importe qui.
« Alors pourquoi on y va ?
— Parce que ça me paraissait une bonne idée sur le moment.
— Ouais, mais c’était juste une excuse pour les cognes.
— S’imposer des épreuves grandit l’âme.
— Billy aussi disait ça.
— Billy était un sage.
— Non ! C’était le dernier des abrutis. J’y ai repensé, et tu sais ce que je crois ? Je crois qu’il s’est pas du tout laissé mourir de faim, mais qu’il a laissé quelqu’un d’autre s’en charger. Et si c’est pas stupide, je voudrais bien savoir ce que c’est ! »
Deacon lui lança un regard.
« Comment quelqu’un d’autre aurait-il pu s’en charger ?
— En le maintenant bituré en permanence de manière à ce qu’il pense pas à manger. Tu comprends, pour lui, la nourriture n’avait d’importance que dans les moments où il était à jeun – comme ceux qu’il passait en taule –, autrement il en oubliait qu’il faut bouffer pour vivre.
— Tu veux dire que quelqu’un l’aurait abreuvé d’alcool pendant quatre semaines pour qu’il se soûle à mort ?
— Ouais, à mon avis, c’est le seul truc qui tient debout. Sinon, comment il serait resté dans les vapes assez longtemps pour crever de faim ? Il aurait pas pu se payer toute cette fichue gnôle vu qu’il avait pas un rond et, s’il avait été à jeun, il aurait rappliqué à l’entrepôt. Comme je te l’ai déjà dit, ça lui arrivait de temps en temps de foutre le camp, mais il revenait toujours quand il avait épuisé sa gnôle et alors il se remettait à avoir faim. »
L’inspecteur Harrison dut sonner plusieurs fois à la porte de la maison des Grover dans Camden avant que le battant s’écarte légèrement, laissant apparaître le visage moite de Barry.
« Mr Grover ? » demanda-t-il.
Barry hocha la tête.
« Inspecteur Harrison, du commissariat de l’île-aux-Chiens. Puis-je entrer ?
— Pourquoi ?
— J’aimerais vous poser quelques questions au sujet de Michael Deacon et de Terry Dalton.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Je préférerais en discuter à l’intérieur.
— Je ne suis pas habillé.
— Cela ne prendra qu’une minute. »
Au bout d’un instant, la chaîne de sécurité grinça et Barry ouvrit la porte toute grande.
« Ma mère dort, dit-il à voix basse. Il vaut mieux que vous veniez par ici. » Il ouvrit la porte du petit salon, puis la referma doucement derrière eux.
Harrison huma l’air froid à l’odeur de renfermé et regarda autour de lui. Il eut soudain l’impression de se trouver dans une capsule-témoin d’une époque disparue. Des rideaux de velours gris que le soleil, en mangeant la couleur, avait hachurés de rayures blêmes pendaient aux fenêtres et un antique papier mural s’ornait de lignes roussâtres marquant l’avancée de l’humidité venue du sol. La tablette de la cheminée était couverte de photographies d’un homme en uniforme de la Première Guerre mondiale et, au-dessus, une jeune femme vêtue d’une robe 1900 souriait gentiment. Les meubles, sombres et massifs, dataient visiblement du début du siècle et l’atmosphère était lourde du poids des ans comme si la porte de la pièce avait été fermée un jour très lointain et n’avait plus jamais été ouverte.
Harrison posa une main sur le dos d’un fauteuil défraîchi, sentit la crasse humide sous sa paume et se demanda non sans un certain malaise quelle sorte de gens pouvait vivre dans un décor aussi oppressant.
« Surtout, ne touchez à rien, murmura Barry. Si elle avait dans l’idée que vous avez déplacé quelque chose, elle deviendrait folle. C’est la pièce de ses grands-parents. » Il indiqua du doigt les photographies et le tableau. « Ce sont eux. Ils l’ont recueillie quand sa mère s’est enfuie de chez elle en l’abandonnant. »
Il sentait le malade et l’alcool rance, et offrait un spectacle pitoyable dans son peignoir râpé qui faisait à peine le tour de son ventre et son pyjama rayé. Harrison était partagé entre un sentiment de sympathie vis-à-vis d’un compagnon de route – il avait lui-même pris suffisamment de cuites pour avoir gardé en mémoire le supplice du matin suivant – et une étrange aversion physique. Il attribua celle-ci à la bizarrerie du lieu et à l’odeur répugnante de l’homme, mais sa répulsion persista bien après la fin de leur entretien.
« Michael Deacon m’a dit que vous étiez resté avec lui et un jeune homme nommé Terry Dalton de huit heures trente hier soir jusqu’à environ une heure quinze ce matin. Vous est-il possible de me le confirmer ? »
Barry acquiesça avec circonspection.
« Oui.
— Pouvez-vous me dire ce qu’ils faisaient quand vous les avez vus pour la dernière fois ?
— Mike a arrêté un taxi en grimpant sur le capot, puis Terry et lui sont montés dedans. Cela a failli mal tourner, parce que le chauffeur ne voulait pas prendre des ivrognes et que Mike prétendait qu’il n’avait pas le droit de refuser des clients du moment qu’ils avaient de l’argent. Il me semble qu’il a payé le chauffeur d’avance, puis ils sont partis. » Il pressa une main fébrile contre son estomac. « Que s’est-il passé ? Il leur est arrivé un accident ou quelque chose ?
— Non, rien de ce genre. Il y a eu du grabuge hier soir au squat où vit Terry Dalton et nous voulions nous assurer qu’il n’y était pour rien. Dans quel état se trouvait-il lorsque vous l’avez vu partir en taxi ? »
Barry évita de croiser son regard.
« Mike a dû le hisser dans la voiture et lorsqu’elle a démarré il était allongé par terre, je crois bien.
— Comment êtes-vous rentré chez vous ? »
La question alarma visiblement Barry.
« Moi ? » Il hésita. « J’ai pris un taxi également.
— De Farringdon Street ?
— Non, de Fleet Street. » Il ôta ses lunette et se mit à les frotter sur son peignoir.
« En maraude ?
— J’en ai appelé un des bureaux du Street… Reg Linden m’a laissé me servir du téléphone de la réception.
— Et vous avez payé d’avance aussi ?
— Oui.
— Eh bien, merci de votre aide. Ne vous dérangez pas, je trouverai mon chemin.
— Non, il vaut mieux que je vous raccompagne, dit Barry avec un curieux petit rire. Je ne tiens pas à ce que vous vous trompiez de sens, inspecteur. Ça n’irait pas du tout si vous réveilliez ma mère. »
Deacon franchit le portail de la ferme et se gara à l’abri du mur en brique rouge bordant l’allée. Derrière le parapet antibruit, le bourdonnement de la circulation sur l’autoroute parvenait assourdi et la maison sommeillait paisiblement dans la lumière du soleil hivernal qui avait émergé des nuages à mesure qu’ils remontaient vers le nord. Il scruta la façade pour voir si l’on s’était aperçu de leur arrivée mais ne distingua aucun mouvement aux fenêtres orientées vers eux. Il y avait une voiture qu’il ne connaissait pas devant la porte de la cuisine (qu’il attribua sans hésiter à l’infirmière), mais autrement l’endroit n’avait absolument pas changé depuis qu’il en était sorti comme un ouragan cinq ans plus tôt en se jurant de ne plus y remettre les pieds.
« Eh ben, on y va, dit Terry comme Deacon ne bougeait pas. On entre ou quoi ?
— Ou quoi, probablement.
— Bon Dieu, ne me dis pas que tu as les chocottes ! Je suis avec toi, non ? Je ne la laisserai pas te mordre. »
Deacon sourit.
« Très bien. Allons-y. » Il ouvrit la porte de la voiture. « Simplement, ne te vexe pas si elle te parle grossièrement. En tout cas, pas tout de suite. Tiens ta langue jusqu’à ce que nous soyons retournés à la voiture. Promis ?
— Et si elle est grossière avec toi ?
— Même chose. La dernière fois que je suis venu ici, j’étais tellement furieux que j’ai failli tout casser et je ne veux plus me mettre dans des colères pareilles. » Il regarda la porte de la cuisine tout en repensant à l’épisode. « La colère est une tueuse, Terry. Elle détruit tout ce qu’elle touche, y compris ce qui la nourrit. »
« J’ai l’impression que nous avons épinglé nos incendiaires, dit son coéquipier à Harrison lorsqu’il rentra au commissariat une heure plus tard. Trois espèces de tarés nommés Grebe, Daniels et Sharpe. Ils se sont fait ramasser il y a une demi-heure alors qu’ils empestaient encore le pétrole. Daniels a commis l’erreur de se vanter auprès de sa petite amie d’avoir rendu un fier service à la collectivité en la débarrassant d’une bande de parasites et elle nous a appelés. D’après elle, Daniels a entendu parler de ce qui s’est passé à l’entrepôt vendredi et a décidé hier soir d’aller y mettre le feu. Il prétend que les sans-abri sont tous des ordures et qu’il en a marre qu’on les laisse infester les rues de l’East End, eux et leurs semblables. Charmant, hein ?
— Et moi qui viens de perdre six heures à courir après Terry Dalton, dit Harrison d’un ton aigre, pour tomber en fin de compte sur le lascar le plus bizarroïde qu’on ait jamais vu à Camden. » Il frissonna de manière théâtrale. « Vous savez à qui il me fait penser ? À Richard Attenborough jouant Christie dans le film 10 Rillington Place. Avec ça, la baraque ressemble à un fichu décor de cinéma.
— Qui est Christie ?
— Un sale petit pervers qui tue des bonnes femmes pour pouvoir forniquer avec leurs cadavres. Alors, vous ne connaissez rien ?
— Oh, ce Christie-là ! » fit son collègue d’un air grave.
L’infirmière à domicile était une jolie Irlandaise à la chevelure d’un gris satiné et aux formes généreuses. Elle ouvrit la porte de la cuisine en entendant frapper Deacon et les fit entrer en les gratifiant d’un sourire jovial.
« Je vous reconnais d’après vos photos, dit-elle à Deacon en essuyant ses mains farineuses sur son tablier. Vous êtes Michael. » Elle lui serra la main. « Siobhan O’Brady.
— Comment allez-vous Siobhan ? » Il se tourna vers Terry caché derrière lui. « Voici Terry Dalton, un ami.
— Ravie de vous connaître, Terry. » Elle posa une main sur l’épaule du garçon et le tira à l’intérieur avant de refermer la porte. « Que diriez-vous d’une tassé de thé après ce voyage ? »
Deacon la remercia, mais Terry dut trouver sa sollicitude maternelle quelque peu étouffante car il se courba pour échapper à son étreinte aussi vite que le lui permit la bienséance.
« Faut que j’aille pisser, déclara-t-il d’un ton énergique.
— À droite en sortant de la cuisine, puis la première porte à gauche, l’informa Deacon en réprimant un sourire, et attention à ta tête, il n’y a pas un couloir dans cette maison qui mesure plus d’un mètre quatre-vingts de haut. »
Siobhan s’affaira avec la bouilloire.
« Est-ce que votre mère vous attend, Michael ? En tout cas, elle ne m’en a rien dit. Elle est un peu distraite ces derniers temps, il est donc possible qu’elle ait oublié, mais cela n’a pas d’importance. Je trouverais bien quelque chose à vous préparer, au gamin et à vous. Comment faisions-nous avant l’invention du congélateur ? C’est ce que je demande toujours. Je me souviens que ma propre mère mettait des œufs en conserve pour que nous ayons de quoi manger pendant les périodes de vache maigre et, croyez-moi, ça n’était pas ragoûtant. Nous étions quatorze et elle devait se battre pour nous les faire avaler. »
Elle s’interrompit, le temps de mettre le thé dans la théière et Deacon en profita pour répondre à sa première question. C’était manifestement une bavarde et il se demanda comment sa mère, qui était exactement l’opposé, faisait pour la supporter.
« Non, elle ne m’attend pas. Et ne vous tracassez surtout pas pour le déjeuner. Il est fort possible qu’elle ne veuille pas me parler, auquel cas nous repartirons immédiatement, Terry et moi.
— Croisons les doigts pour qu’elle ne fasse pas une telle chose. Ce serait vraiment dommage d’être venus de si loin pour si peu. »
Il sourit.
« En revanche, j’ai comme l’impression que vous, vous m’attendiez.
— Votre sœur a dit que vous viendriez peut-être. Et que ce serait sûrement à l’improviste. Elle a sans doute eu peur que j’appelle la police d’abord et que je pose des questions ensuite. » Elle versa de l’eau bouillante sur les feuilles de thé et prit des tasses sur une étagère. « Vous aimeriez probablement savoir comme va votre mère. Eh bien, elle n’est plus aussi solide qu’elle l’était – comment pourrait-il en être autrement à son âge ? –, mais, en dépit de tout ce qu’elle raconte, elle est loin d’être au bout du rouleau. Sa vue s’est détériorée, ce qui signifie qu’elle n’arrive plus à lire, et elle a du mal à marcher parce qu’une de ses jambes a rendu l’âme. Elle nécessite une surveillance constante, dans la mesure où, comme elle se déplace de moins en moins, elle s’est mise à prendre des libertés avec son régime, ce qui, naturellement, veut dire qu’elle peut avoir une crise d’hypoglycémie à n’importe quel comment. »
Elle remplit une tasse et la lui passa avec un pot de lait et le bol de sucre.
« Dans son cas, l’endroit le plus indiqué serait un genre de maison de santé où elle pourrait bénéficier de soins vingt-quatre heures sur vingt-quatre tout en gardant son indépendance, malheureusement, votre mère ne veut pas en entendre parler. Nous avons tous essayé de lui expliquer qu’elle pouvait vivre encore dix ans, mais elle s’est fourrée dans le crâne qu’elle n’en avait plus que pour quelques mois et elle est décidée à mourir ici. » Elle le fixa d’un œil pénétrant. « À votre air, je vois bien que vous vous demandez en quoi ça me regarde – pourquoi cette infirmière a-t-elle pris le parti d’Emma et de Hugh, que vous vous dites, alors qu’ils ne pensent qu’à se débarrasser de leurs dettes –, mais en vérité, mon cher monsieur, je n’arrive pas à supporter de voir une de mes patientes aussi malheureuse. Elle reste assise dans le salon jour après jour, sans que personne vienne la voir ni s’occuper d’elle, et sa seule compagnie est une Irlandaise d’âge mûr à la langue bien pendue avec laquelle elle n’a rien en commun. Ça me fend le cœur de la voir faire un tas d’efforts pour se montrer aimable avec moi, de peur que je prenne mes cliques et mes claques et que je la plante là. N’importe quoi serait préférable ou presque. Vous n’êtes pas de cet avis ?
— Oui, je présume.
— Alors vous allez tâcher de la persuader de se montrer raisonnable ? »
Il sourit d’un air d’excuse et secoua la tête.
« Non. Si elle a toute sa tête, elle est probablement capable de décider de ce qui lui convient. Et pour rien au monde je ne m’en mêlerais. Je ne vais pas commencer à juger ce qui est raisonnable ou pas. Je ne suis même pas capable de le faire pour moi-même, alors pour les autres encore moins. Je regrette. »
Siobhan parut moins affectée par cette réponse qu’il ne l’aurait cru.
« Voulez-vous que nous allions voir si elle veut bien vous parler ? Ou ce sera oui, ou ce sera non, mais dans tous les cas cela ne sert à rien d’attendre. »
Avec cynisme (et clairvoyance), il pensa que la sérénité de Siobhan tenait au fait qu’elle était intimement convaincue que Penelope Deacon ferait exactement le contraire de tout ce que lui suggérerait son fils.