13
D’après ce dont se souvenait Terry, Billy était parti au cours de la semaine du 15 mai. Ayant réussi à lui soutirer cette bribe d’information, Deacon fourra le garçon dans la voiture et fila vers les bureaux du Street. Terry ne cessa de râler durant tout le trajet sous prétexte qu’une soirée comme celle-là était faite pour aller dans les pubs et les boîtes de nuit et pas pour feuilleter de maudits canards… Le problème de Deacon, c’est qu’il était trop vieux pour savoir encore se distraire… Et même s’il détestait Noël, ce n’était pas une raison pour que les autres se rasent à cause de lui…
« ASSEZ ! rugit soudain son compagnon, pourtant d’une patience angélique, comme ils approchaient d’Holborn. Ça ne prendra qu’un instant, alors, par pitié, boucle-la ! Nous pourrons aller dans un pub après.
— D’accord, mais seulement si tu réponds à ma question au sujet de ta mère.
— Est-ce que le mot silence fait partie de ton vocabulaire, Terry ?
— Bien sûr, mais tu m’avais promis de me dire pourquoi tu ne lui as pas donné la possibilité d’empêcher ton père de se suicider.
— C’est très simple, dit Deacon. Cela faisait deux ans qu’elle ne lui avait pas adressé la parole et je ne la voyais pas commencer ce soir-là.
— Ils habitaient la même baraque ?
— Oui. Chacun à un bout. Elle s’occupait de lui, lui lavait son linge, préparait ses repas, faisait son lit. Simplement, elle ne lui parlait jamais.
— C’est vache ! fit Terry avec indignation.
— Elle aurait pu demander le divorce et le laisser se dépatouiller tout seul, ou même, fit remarquer mollement Deacon, le faire enfermer, si elle s’en était donné la peine. Ce genre de choses était beaucoup facile il y a vingt ans. » Il jeta un bref regard au profil du garçon. « Il était invivable, Terry – charmant un jour et odieux le lendemain. Dès que les choses n’allaient pas comme il voulait, il devenait violent, surtout s’il avait bu. Il était incapable de garder un emploi, détestait les responsabilités, mais n’en finissait pas de rouspéter lorsque quelqu’un commettait une bourde. Cette pauvre maman a supporté ça pendant vingt-trois ans avant de se réfugier dans le mutisme. » Il tourna dans Farringdon Street. « Elle aurait dû le faire bien plus tôt. L’atmosphère a été nettement meilleure une fois que les engueulades se sont arrêtées.
— Comment a-t-il pu te laisser tout ce pognon s’il ne travaillait pas ?
— Il l’avait hérité de son grand-père qui se trouvait être propriétaire d’un bout de terrain dont avait besoin le gouvernement pour construire la A1 Mon grand-père en a tiré une petite fortune et l’a léguée au seul enfant qu’il avait, ainsi qu’une assez jolie ferme avec une autoroute à six voies au fond du jardin.
— Bon Dieu ! Et c’est ça que ta mère t’a piqué ? »
Deacon obliqua dans Fleet Street.
« Si c’est vrai, elle l’a bien gagné. Elle nous a expédiés, Emma et moi, en pension à l’âge de huit ans pour que nous passions le moins de temps possible sous le même toit que papa. » Il remonta la ruelle près des bureaux et se gara dans le parking désert à l’arrière de l’immeuble. « Si nous nous parlions encore à la fin, lui et moi, c’est uniquement parce que je le voyais beaucoup moins souvent que maman ou Emma. J’évitais la maison comme la peste et ne rentrais qu’à Noël. En dehors de ça, j’allais chez des amis que je m’étais fait au collège, puis à l’université. » Il coupa le contact. « Emma était nettement plus dévouée, ce pourquoi papa ne lui a laissé que vingt mille livres. Il s’est mis à la détester parce qu’elle prenait le parti de maman. » Il se tourna vers l’adolescent, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres dans la lumière des phares. « Tu vois, Terry, tout ça ne ressemble en rien à ce que tu imaginais. Papa a fait ce second testament par dépit, et il y a des chances qu’il l’ait déchiré lui-même. Hugh le sait aussi bien que moi, mais il est dans la mélasse et cherche un moyen d’en sortir.
— Est-ce que toutes les familles sont comme la tienne ?
— Non.
— Ma foi, j’y comprends rien. Tu parles de ta mère comme si tu l’adorais, alors pourquoi est-ce que tu ne lui parles pas ? »
Deacon éteignit les phares, plongeant la voiture dans l’obscurité.
« Tu veux une réponse en vingt pages ou en trois mots ?
— Trois mots.
— Pour la punir. »
« Qu’est-ce que vous avez donc tous ce soir ? s’exclama Glen Hopkins tandis que Deacon signait le registre. Ça fait deux heures que j’ai Barry Grover ici. » Il examina Terry avec intérêt. « J’en arrive à me demander si je ne suis pas le seul qui soit content de rentrer chez lui.
Terry lui adressa un sourire engageant et s’accouda au bureau de réception.
« P’pa – il agita un pouce en direction de Deacon – avait envie de me montrer où il bosse. Vous comprenez, d’apprendre que maman michetonne depuis qu’il l’a foutue dehors, ça l’a rudement secoué, alors il voulait que je sache qu’il y a d’autres façons de gagner sa vie. »
Deacon le saisit par le bras et le fit pivoter en direction de l’escalier.
« N’en croyez pas un mot, Glen. Si ce chenapan et moi avons le moindre chromosome commun, je veux bien être pendu.
— Maman m’avait prévenu que t’étais un violent, gémit Terry. Elle m’a dit que t’avais la manie de cogner d’abord et de poser des questions ensuite.
— La ferme, espèce de crétin ! »
Terry se mit à rire et Glen Hopkins les regarda disparaître dans l’escalier avec une expression d’intense curiosité sur son visage habituellement lugubre. C’était bien la première fois qu’il voyait Deacon aussi franchement gai et il se prit à imaginer des ressemblances inexistantes entre l’homme et le garçon.
Barry Grover éprouva une curiosité non moins grande à la vue de Terry, mais il avait passé sa vie à masquer ses véritables sentiments et il se contenta de les observer Michael et lui à travers ses verres épais tandis qu’ils faisaient bruyamment irruption dans la salle des archives. Assis seul à une table au milieu de la pièce obscure, le faisceau de la lampe de bureau se reflétant dans ses lunettes, il offrait un étrange spectacle. De fait, la ressemblance avec quelque gros scarabée aux yeux phosphorescents était encore plus prononcée que de coutume et Deacon pressa d’un geste brusque le bouton du plafonnier pour dissiper cette image inquiétante.
« Salut, Barry, lança-t-il sur le ton faussement amical dont il usait toujours à l’égard de celui-ci, je vous présente un ami, Terry Dalton. Terry, voici Barry Grover, les yeux du Street. Si vous vous intéressez, même de loin, à la photo et à l’art photographique, c’est avec ce type que vous devez parler. Il sait tout ce qu’il est possible de savoir en ce domaine. »
Terry hocha la tête avec sa cordialité habituelle.
« Mike exagère », dit Barry avec dédain, craignant qu’on le fasse passer pour un imbécile. En arrivant, il avait déjà eu l’humiliation de subir les regards entendus de Glen et sa curiosité mal déguisée. À cet instant, il tourna le dos aux nouveaux venus et poussa les photos d’Amanda Powell sous un paquet de coupures de presse.
Terry, qui n’était guère sensible aux courants émotionnels sous-jacents pour autant qu’ils n’aient pas de rapport avec la paranoïa ou la drogue, s’approcha de l’endroit où était assis Barry, tandis que Deacon s’affairait devant le lecteur de microfiches à la recherche des journaux de mai 1995. Cet environnement ne lui était nullement familier, aussi ne lui vint-il pas à l’esprit de se demander pourquoi ce petit homme grassouillet aux airs d’insecte devait rester enfermé seul dans cette immense pièce à peine éclairée. Si Deacon et lui étaient là, sans doute était-il tout à fait normal que Barry Grover y soit aussi.
Il se percha sur le bord du bureau.
« Mike m’a dit dans l’escalier que vous êtes un as dans votre partie, lui confia-t-il. Paraît que vous avez essayé de savoir qui était Billy Blake. »
Barry se recula légèrement. Il trouvait la soudaine intrusion de cet adolescent dans son espace de travail quelque peu intimidante et soupçonna Deacon de l’avoir fait exprès.
« C’est exact, répondit-il sèchement.
— Billy et moi étions copains, alors si je peux vous être utile, dites-le-moi.
— Merci, mais en général j’arrive à de meilleurs résultats tout seul. »
Il fit d’amples gestes comme pour dégager son bureau de ce qui l’encombrait et découvrit au passage un tirage sous-exposé de la photo d’identité de Billy où les yeux, les narines et le pli des lèvres étaient les seuls traits vraiment nets.
Terry le prit et l’examina avec attention.
« Pas bête, dit-il sur un ton de franche admiration. Comme ça, pas de problème, vous pouvez voir ce que vous cherchez. » Il prit un autre tirage, également sous-exposé, et le posa à côté du premier. Ils présentaient une grande similitude, avec seulement des variations mineures dans l’espace entre les traits. « C’est marrant. » Terry toucha la seconde photographie. « Qui c’est, ce mec ? »
Barry ôta ses lunettes et les essuya avec son mouchoir. C’était un signe de profonde contrariété. Il ne supportait pas de voir ce voyou au crâne rasé tripoter le fruit de ses efforts assidus.
« Un chauffeur de camion nommé Graham Drew, lança-t-il en mettant les photos hors de portée de Terry.
— Comment avez-vous su qu’il lui ressemblait ?
— J’ai sa photo dans un dossier.
— Merde alors ! Vous êtes vraiment un crack. Vous voulez dire que vous vous souvenez de toutes les photos que vous avez ?
— Compter sur la mémoire serait irresponsable, répondit Barry d’un ton sévère. J’ai un système, évidemment.
— Et comment ça marche ? »
Il ne vint pas à l’idée de Barry que l’intérêt de l’adolescent pouvait être sincère. Parce qu’il était venu avec Deacon, il le crut plus subtil qu’il n’était en réalité et interpréta ses incessantes questions comme une sorte de taquinerie.
« C’est compliqué. Vous ne comprendriez pas.
— Ouais, mais j’apprends vite. Mike dit que j’ai probablement un QI au-dessus de la moyenne. » Avec le pied, Terry tira une chaise et se laissa tomber dessus, à côté de son nouveau gourou. « Je ne vous promets rien, mais, à mon avis, je vous serai plus utile qu’à lui. » Il désigna Deacon d’un signe de tête. « Les mots, c’est pas mon truc – voyez ce que j’veux dire ? –, mais pour les images, j’suis plutôt bon. Alors quel est votre système ? »
Barry avait les mains qui tremblaient légèrement en remettant ses lunettes.
« Partant de l’hypothèse que Billy Blake est un pseudonyme, j’étudie en ce moment les photographies des individus ayant échappé à la police au cours des dix dernières années. Autrement dit, finit-il non sans pédantisme, de gens qui jugeaient nécessaire de changer d’identité.
— C’est vachement malin, pas de doute ! Mike disait bien que vous étiez un génie. »
Barry tira une chemise de derrière son bureau.
« Malheureusement, ils sont en assez grand nombre et, dans bien des cas, je ne dispose en tout et pour tout que d’un portrait-robot.
— Pourquoi les flics en avaient-ils après ce Drew ?
— Il a traversé la Manche en ferry à bord d’un fourgon à bestiaux contenant sa femme, deux enfants, trente moutons et pour deux millions de lingots d’or. Il a disparu quelque part en France.
— Merde ! »
Barry ne put retenir un gloussement.
« C’est aussi ce que je pense. Les moutons ont été retrouvés gambadant dans le champ d’un fermier, mais on n’a plus jamais revu les Drew, ni l’or, ni le fourgon. » Il ouvrit avec nervosité la chemise, révélant des photos et des coupures de presse. « Vous pouvez jeter un coup d’œil, déclara-t-il, et les trier en séparant celles qui méritent un second examen. Elles représentent la centaine d’hommes, ou à peu près, recherchés par la police en 1988.
— Sûr, répondit joyeusement le garçon. Et ensuite, que diriez-vous de sortir prendre un verre avec Mike et moi ? Ça vous botte ? »
Une heure plus tard, Deacon fit soudain pivoter sa chaise.
« Hé, vous deux ! Remuez vos fesses et venez lire ça. » Il leva ses deux pouces en signe de victoire. « Si ce n’est pas pour cette raison que Billy est allé se balader, je veux bien avaler mon chapeau. C’est le seul truc dont parlent les journaux dans la première moitié de mai qui ait un rapport avec ce que nous savons déjà. »
LE CARNET DU MAIL |
Jeudi 11 mai 1995 |
Nigel offre |
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À la suite de son divorce d’avec le restaurateur Tim Grayson, 58 ans, il semble que Fiona Grayson ait renoué avec son premier mari, le chef d’entreprise Nigel De Vriess, 48 ans. D’après son amie lady Kay Kinslade, Fiona se rend fréquemment à Halcombe House, la demeure de Nigel près d’Andover. « Ils ont beaucoup de choses en commun, parmi lesquelles deux grands enfants », explique lady Kay. Elle jette un voile discret sur le pénible divorce survenu entre eux il y a dix ans, lorsque Nigel abandonna Fiona pour une brève liaison avec Amanda Streeter, dont le mari, James, disparaîtra plus tard avec dix millions de livres appartenant à la banque où travaillait également Nigel De Vriess. « Le temps guérit tout », fait remarquer lady Kay. Elle dément que Fiona ait des problèmes d’argent. Nigel, qui n’hésitait pas à se décrire comme « l’homme qui a le plus de chances de réussir », a connu au cours de sa carrière des hauts et des bas. Il a réalisé son premier million à l’âge de trente ans, mais, après des pertes désastreuses dans une compagnie aérienne transatlantique tombée en faillite, il est entré en 1985 au conseil d’administration de la banque Lowenstein. Il le quitta en 1991 « par consentement mutuel » après s’être lancé dans l’industrie informatique grâce à l’achat de Softworks, une petite société manquant de capitaux, au potentiel inexploité. Après l’avoir rebaptisée DVS, et engagé une nouvelle équipe avec de nouvelles idées, il en a fait en quatre ans un acteur de premier plan dans le lucratif marché national de l’informatique. Moins chanceux en amour, Nigel a été marié deux fois et son nom a été associé à celui de quelques-unes des plus belles femmes de Grande-Bretagne. Cependant, de toutes, Fiona est à l’évidence celle qui garde de lui le souvenir le plus impérissable. L’une des anciennes maîtresses de l’homme d’affaires, l’actrice Kirstin Olsen, le qualifie en effet d’« avorton, dur à la détente et plus performant dessus que dessous ». Le nouveau prince charmant de Kirstin Olsen se nomme Bo Madesen, sosie d’Arnold Schwarzenegger, élu l’« Apollon le plus sexy du monde » par les lectrices du magazine Hello ! |
Deacon lut l’article à haute voix à l’intention de Terry, et joignit ses rires à ceux du garçon.
« Il ne l’a probablement pas volé, mais je ne peux pas m’empêcher de plaindre ce pauvre fumier. Manifestement, il n’a pas su récompenser à leur juste prix les efforts de la voluptueuse Miss Olsen.
— L’enfer n’a pas de pire furie qu’une femme outragée, déclara Barry avec solennité.
— Celle-là, je la connais, dit Terry. Billy me l’a apprise. » Prenant la voix de celui-ci, il se mit à déclamer d’un ton théâtral : « “Le ciel-Il n’a pas de pire courrrou-ouux que l’amour changé en hain-nne et l’enfer de pire furi-iie qu’une femme outragé-éée. Toutefois, Terry, furie ne signifie pas colère, mais Furie avec un F majuscule, comme ces monstres ailés envoyés par les dieux pour faire aux pécheurs un enfer sur terre.” » Il regarda les deux hommes avec un sourire épanoui et, reprenant sa voix normale : « D’après Billy, elles s’amenaient quand il était bituré. C’était un de ses châtiments d’être torturé par les Furies chaque fois qu’il perdait la boule.
— Se faire souffrir était chez lui une manie, expliqua Deacon à Barry. Il se brûlait les mains pour les purifier quand il avait commis un acte qui l’offusquait.
— Ces Furies m’ont tout l’air de ressembler à du delirium tremens, dit Barry.
— Ouais, en fait, il se torturait lui-même, mais il disait que ça chassait les Furies. » Terry pointa un doigt vers l’écran : « Alors, tu crois qu’il est allé voir ce Nigel ? Pourquoi il aurait fait ça ? »
Deacon haussa les épaules.
« Il faudrait le lui demander.
— Cela paraît peut-être un peu simpliste, dit lentement Barry, mais n’est-il pas possible qu’il ait juste voulu l’adresse d’Amanda Streeter ? S’il ne savait pas qu’elle s’appelait Amanda Powell, comment aurait-il pu la trouver autrement ?
— Bon sang, c’est sûrement ça ! s’exclama Terry d’un ton admiratif. Ce qui veut dire que Billy connaissait forcément James, vu qu’Amanda ne connaissait pas Billy. Vous me suivez ? Alors il ne reste plus qu’à trouver les noms des types que connaissait James pour mettre la main sur Billy. »
Deacon secoua la tête avec un faux air de désespoir.
« Trouver qui il est ne prendrait que cinq minutes si seulement nous savions comment accéder aux informations que tu as déjà en tête. » Il leva un sourcil amusé. « C’était manifestement un type cultivé, qui faisait des sermons, admirait William Blake, citait Congreve, connaissait la peinture, les classiques, avait des vues sur la politique européenne, croyait en un code éthique. Par-dessus tout, il semble avoir été un passionné de théologie, possédant un goût marqué pour les dieux de l’Olympe et leurs immixtions cruelles et arbitraires dans la vie des hommes. Alors ? Quel genre d’individu réunit toutes ces caractéristiques ? »
Barry ôta ses lunettes et se remit à les essuyer. Le dégoût qu’il avait de lui-même lui nouait à présent l’estomac et il était terrifié à l’idée de ce qu’il pourrait faire cette fois-ci dans le cas où Deacon l’abandonnerait. Il le connaissait suffisamment pour savoir que le peu d’intérêt qu’il avait à ses yeux disparaîtrait aussitôt qu’il lui aurait révélé l’identité de Billy. Deacon s’empresserait de se lancer avec Terry sur les traces de Fenton, le laissant en proie à la terrible confusion qui régnait dans son esprit depuis vingt-quatre heures. Il songea à ce qui l’attendait chez lui et se raccrocha désespérément à la seule planche de salut que lui offrait son secret. Deacon n’avait pas besoin de savoir qui était Billy – du moins, pas encore –, il suffisait qu’il pense que Barry le lui dirait éventuellement.
« Mon père adorait citer, en les déformant, les paroles du Dr Johnson, murmura-t-il nerveusement comme s’il avait peur de se rendre ridicule. “Si le patriotisme est le dernier refuge des fripouilles, avait-il l’habitude de dire, le théisme est le dernier refuge des faibles.” Je peux me tromper, bien sûr, mais… » Il hésita, jeta un coup d’œil à Terry et resta silencieux.
« Continuez, l’encouragea Deacon.
— Il n’est pas bien de médire des morts, Mike, surtout devant leurs amis.
— Billy était un meurtrier, déclara Deacon d’un ton égal, et c’est Terry qui me l’a dit. Il lui aurait été difficile de faire preuve d’une plus grande faiblesse, vous ne croyez pas ? »
Barry chaussa de nouveau ses lunettes et les considéra tous deux avec une immense satisfaction.
« Je pensais bien que c’était quelque chose comme ça. Il manquait de volonté, comprenez-vous. Il a pris la fuite. Il buvait. Il s’est tué. Ce n’est pas précisément une preuve de courage. Un homme courageux trouve la force d’affronter ses problèmes et de les résoudre.
— Peut-être était-il malade. Terry en parle comme d’un dingue.
— Vous m’avez dit qu’il avait vécu sous le nom de Billy Blake pendant au moins quatre ans.
— Et alors ?
— Comment un malade mental serait-il capable de garder pendant quatre ans une fausse identité ? Il en oublierait jusqu’à la nécessité toutes les fois qu’il toucherait le fond. »
Bien vu, admit Deacon. Et pourtant…
« La même remarque ne peut-elle pas s’appliquer à un ivrogne ? »
Barry se tourna vers Terry.
« Que disait-il quand il avait bu ?
— Pas grand-chose. Le plus souvent, il s’endormait comme une masse. M’est avis que c’est même pour ça qu’il le faisait. »
Je considère le bonheur comme un vide intellectuel.
« Tu m’as dit qu’il avait l’habitude de se mettre en pétard quand il avait picolé, lui rappela brusquement Deacon. Et maintenant, tu prétends qu’il s’endormait. Lequel des deux ? »
Le garçon eut une expression peinée.
« J’fais ce que j’peux, d’accord ? Il se mettait en pétard quand il en avait un coup dans le nez et il s’endormait quand il était plein comme une barrique. Mais d’avoir un coup dans le nez ne l’empêchait pas de savoir ce qu’il disait. C’est dans ces moments-là qu’il se mettait à déblatérer sur la poésie et sur cette connerie de sex-machine…
— De quoi ? demanda Deacon.
— De sex-machine, répéta Terry en martelant les mots.
— Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
— Comment je le saurais, bon Dieu ? »
Deacon fronça les sourcils en s’efforçant de donner un sens aux sonorités en question.
« Deus ex machina ? interrogea-t-il.
— C’est ça.
— De quoi d’autre parlait-il ?
— D’un tas de sornettes.
— Peux-tu te rappeler ses mots exacts et le ton qu’il employait ? »
Terry commençait à en avoir assez.
« Il racontait des milliers de trucs. Est-ce qu’on ne peut pas aller boire un verre ? Ça me reviendra plus facilement après une bière. Barry en a envie lui aussi, n’est-ce pas, mon pote ?
— Euh… » Le petit homme se racla la gorge. « Il faut d’abord que je range des affaires. »
Deacon regarda sa montre.
« Et pour ma part, j’ai besoin de faire une photocopie de cet article sur De Vriess. Terry, que dirais-tu de nous donner un extrait de dix minutes des meilleures sornettes de Billy en pétard, le temps que nous en finissions Barry et moi ? Ensuite nous irons au pub et il n’en sera plus question le reste de la soirée.
— Promis ?
— Promis ! »
Le numéro de Terry fut un tour de force, que Deacon enregistra sur son magnétophone. L’adolescent avait un don extraordinaire pour contrefaire les voix, encore qu’il fût impossible de savoir si la voix qu’il avait prise ressemblait le moins du monde à celle de Billy. Il jura à Deacon que c’était une imitation parfaite, puis, celui-ci ayant repassé les trente premières secondes, se mit à s’esclaffer en affirmant que cela faisait l’effet d’un « snob à la con ». Pour l’essentiel, le contenu de son laïus ne présentait guère d’intérêt : c’était une simple réitération de la croyance de Billy dans les dieux et le châtiment, avec quelques bouts de poèmes déjà cités par Terry. En outre, celui-ci avait, hélas, préféré s’abstenir de toute allusion au deus ex machina, parce que, expliqua-t-il ensuite, il n’avait jamais vraiment compris de quoi parlait Billy, ce qui fait qu’il lui était encore plus difficile de se souvenir des mots dont il s’était servi.
Deacon, que cet intermède avait fort diverti, donna un coup de poing amical à Terry en lui disant de ne pas s’en faire. Cependant, Barry, pour qui tout cela était en grande partie nouveau, avait écouté d’un air grave et rembobiné la bande afin d’isoler un bref passage faisant suite à une énumération de dieux.
« … et le plus terrible de tous est Pan, le dieu du désir. Bouchez-vous les oreilles avant que ses tours magiques ne vous rendent fous et que ne vienne l’ange porteur de la clé de l’abîme sans fond qui vous y précipitera pour toujours. C’est en vain que vous attendrez celui qui descendra de la nuée pour vous sortir du gouffre. Seul Pan est réel… »
« Est-ce que “celui qui descendra de la nuée pour vous sortir du gouffre” ne pourrait pas être le fameux deus ex machina de Billy ? suggéra-t-il. Un peu comme cette brave fée des spectacles de Noël qui surgit tout à coup d’un nuage de neige carbonique en agitant sa baguette pour que tout finisse bien.
— Et alors ? le pressa Deacon.
— Eh bien – Barry rassembla ses pensées – Pan était un dieu romain, mais, si je ne m’abuse, l’“ange porteur de la clé de l’abîme sans fond” vient du Livre de la Révélation, qui est d’inspiration judéo-chrétienne. Billy croyait donc, selon toute apparence, que c’étaient les dieux païens qui incitaient les hommes au péché et le Dieu judéo-chrétien qui exigeait un châtiment. Ce qui devait le laisser quelque peu perplexe quant à la manière de trouver le salut. Lui fallait-il apaiser les dieux païens, comme il semble avoir voulu le faire en se brûlant les mains, ou le Dieu des chrétiens, grâce à ses sermons ?
— Et à quoi correspond “celui qui descendra de la nuée” ?
— C’est, à mon avis, une vision symbolique du salut. Il parle d’attendre “en vain”, ce qui montre à l’évidence qu’il n’y croit pas – pas pour lui-même, en tout cas –, mais, si cela se produisait, ce serait uniquement sous la forme d’un deus ex machina – une apparition soudaine et mystérieuse qui descendrait dans l’abîme sans fond pour l’en tirer.
— Pauvre type, fit Deacon avec émotion. Je me demande quel genre de meurtre il a pu commettre pour penser que le salut lui était interdit ? » Tout à coup, il fut parcouru d’un frisson et s’aperçut que Terry se frottait les mains pour essayer de les réchauffer. « Venez, il fait un froid de canard ici. Allons prendre un verre. »
Barry regardait Terry jouer avec les machines à sous grâce à la monnaie que lui avait donnée Deacon.
« C’est un gentil garçon », fit-il observer.
Deacon alluma une cigarette et suivit son regard.
« Il vit dans la rue depuis l’âge de douze ans. J’ai l’impression qu’il doit une fière chandelle à Billy d’avoir une nature si droite.
— Que comptez-vous faire de lui après Noël ?
— Je n’en sais rien. Il a besoin qu’on s’occupe de lui, mais je doute fort qu’il accepte de retourner dans un foyer. C’est vraiment un problème délicat, un de ceux auxquels on ne pense pas avant qu’il vous tombe dessus. » Il se tourna vers Barry. « Vous a-t-il été utile pour les photos ?
— Il a été un peu vite en écartant les plus improbables, mais il semble ne pas avoir encore intégré le fait que Billy était beaucoup plus jeune qu’il n’en avait l’air. Il faudra que j’en récupère une ou deux dans le lot. » Il tira de sa poche une enveloppe contenant divers clichés et les étala sur la table. « Que pensez-vous de celles-là ? »
Deacon isola une photocopie d’excellente qualité qui montrait un jeune homme blond regardant fixement l’objectif.
« Je connais ce type. Qui est-ce ? »
Barry laissa échapper un gloussement joyeux.
« James Streeter, photographié à l’âge de vingt ans et quelques, au moment de l’obtention de sa licence à l’université de Durham. Comme il a été élevé à Manchester, j’ai appelé les journaux locaux et l’un d’eux m’a envoyé ceci. C’est incroyable, non ?
— On dirait Billy tout craché.
— Seulement parce qu’il était plus mince et qu’il avait, apparemment, les cheveux décolorés. »
Deacon prit sa photo de Billy et la posa à côté de celle du jeune James Streeter.
« Vous les avez comparés à l’aide de l’ordinateur ?
— Oui, mais il ne s’agit pas du même homme, Mike. La ressemblance est plus forte parce que l’angle de prise de vue est le même, mais il n’en subsiste pas moins des différences évidentes. » Il saisit le paquet de cigarettes et en couvrit la partie inférieure du visage de Billy, le bord supérieur du paquet touchant le bas d’une des oreilles. « Tout est une question d’angle, bien sûr, mais les lobes de Billy sont plus grands que ceux de James et leur bord inférieur arrive à la hauteur de la bouche. » Il plaça le paquet sur l’autre photographie, dans la même position. « James n’a presque pas de lobes et leur bord inférieur est aligné avec les narines. Si, dans l’ordinateur, vous superposez les yeux, le nez et la bouche, ce sont les oreilles qui se trouvent décalées et si vous modifiez l’angle pour faire coïncider les oreilles, c’est le reste qui ne colle plus.
— Vous êtes drôlement bon à ce truc, hein ? »
Barry rougit de plaisir.
« C’est une chose que j’aime bien faire. » Il remua avec le coude le reste des clichés, découvrant avec adresse une photo de Peter Fenton prise de profil. « Vous en connaissez un autre ? »
Deacon secoua la tête. Il jeta un dernier regard à James Streeter, puis poussa les photos sur le côté.
« Cette histoire risque de finir en eau de boudin, dit-il d’un air abattu. Je commence à penser que Billy est une impasse, de toute façon.
— Comment cela ?
— Tout dépend de ce qu’Amanda Powell avait en tête lorsqu’elle m’a parlé de lui. Elle devait bien se douter que je tomberais sur James, alors de quel lascar suis-je censé m’occuper ? Billy ou James ? » Il tira pensivement sur sa cigarette. « Et qu’est-ce que Nigel De Vriess vient fiche dans tout ça ? Pourquoi donnerait-il l’adresse d’Amanda à un parfait inconnu ?
— Peut-être qu’il ne l’aime pas, dit Barry, révélant implicitement ses propres préjugés.
— Il l’a aimée autrefois. C’est pour elle qu’il a plaqué sa femme. N’importe comment, même si vous n’aimiez pas quelqu’un, vous n’iriez pas filer son adresse au premier déjeté qui sonne à votre porte ? » Il examina Barry avec curiosité « N’est-ce pas ?
— Oui. » Barry considéra avec gêne la photographie de Peter Fenton. « Il n’est pas impossible, je suppose, qu’ils se soient connus auparavant. »
Deacon suivit son regard.
« Nigel et Billy ?
— Oui. »
Il parut sceptique.
« Dans ce cas, il aurait dit à Amanda qui était Billy. Et pourquoi se serait-elle adressée à moi si Nigel pouvait lui donner son nom ?
— Ils ne sont peut-être plus en contact. »
Deacon secoua la tête.
« Je n’en jurerais pas. Ce n’est pas le genre de femme qu’un homme peut oublier facilement. Et De Vriess raffole des femmes.
— Comment la trouvez-vous, Mike ?
— Vous êtes la deuxième personne qui me pose cette question – il soutint un instant le regard de l’autre – et je ne connais toujours pas la réponse. Elle sort à coup sûr de l’ordinaire, mais j’ignore si cela la rend sympathique ou diablement bizarre. » Il prit un air épanoui. « En tout cas, elle est plutôt bien roulée. Pour ça, on ne peut pas dire le contraire. »
Barry se força à sourire.