Une punition adéquate

La pluie avait cessé de tomber depuis peu. Les pavés de la Place des Maréchaux commençaient à sécher, le pourtour des dalles était clair, leur centre, plus foncé. Le soleil pâle, qui avait fini par percer à travers les nuages, faisait scintiller le métal des chaînes qui pendaient de la potence, ainsi que les lames, les crochets et les mâchoires des instruments rangés sur le râtelier. Une belle journée pour ce genre de chose, j’imagine. Un véritable événement en perspective. À moins de s’appeler Tulkis, bien sûr ! dans son cas, on s’en passerait volontiers.

La foule, elle, se préparait au grand frisson. Sur l’immense place bondée, les bavardages, alliant excitation et colère, joie et haine, allaient bon train. Le public se pressait déjà au coude à coude, et il en arrivait toujours plus. Il restait cependant de l’espace dans l’enceinte réservée aux membres du gouvernement, qu’on avait installée devant l’estrade, entourée de barrières, et bien gardée. Après tout, les puissants et les justes peuvent bien avoir les meilleures places ! Par-dessus les épaules des gens alignés devant lui, il apercevait les chaises où s’était assis le Conseil Restreint. En se dressant sur la pointe des pieds, opération qu’il n’osait répéter trop souvent, il parvenait à distinguer la crinière blanche de l’Insigne Lecteur, qui ondulait avec grâce dans la brise légère.

Il jeta un coup d’œil en biais vers Ardee. Elle fixait la potence d’un air sinistre, en se mordillant la lèvre. Et dire qu’il fut un temps où j’emmenais des jeunes femmes dans les meilleurs établissements de la ville, dans les somptueux jardins de la colline, à des concerts dans la Salle des Murmures, ou directement dans mes appartements, quand je réussissais à les en persuader, bien sûr ! Maintenant, je les escorte à des exécutions ! Il sentit sa bouche s’étirer en un mince sourire. Eh bien, les temps changent !

« Comment vont-ils procéder ? lui demanda-t-elle.

— Il sera pendu et éviscéré.

— Pardon ?

— On va le hisser à l’aide de chaînes enroulées autour de ses poignets et de son cou, en prenant garde de ne pas l’étrangler. Puis on lui ouvrira le ventre pour le vider de ses entrailles, qui seront au fur et à mesure distribuées à la foule. »

— Elle déglutit. « Il sera encore vivant ?

— Possible, mais difficile à affirmer. Cela dépendra des bourreaux et de leur façon d’opérer. Quoi qu’il en soit, il ne survivra pas longtemps. » Pas sans ses boyaux.

— Cela semble… exagéré.

— C’est censé l’être. C’est la plus sauvage des punitions que nos féroces aïeux aient imaginée. Elle était réservée à ceux qui avaient attenté à la vie d’une personne de sang royal. D’après ce que j’ai compris, elle n’a pas été infligée depuis quatre-vingts ans.

— D’où la foule ! »

Glotka haussa les épaules. « C’est une curiosité, évidemment ; toutefois, une exécution récolte toujours un immense succès. Les gens adorent voir la mort de près. Cela leur rappelle combien leurs vies sont futiles et horribles… du moins, quand ils en ont une ! »

On lui tapota l’épaule. Il se retourna douloureusement et vit le visage masqué de Severard penché vers lui. « Je me suis occupé de cette histoire. À propos de Vitari.

— Hum, hum ! Et ?… »

Severard lança un regard suspicieux vers Ardee, puis se pencha davantage pour chuchoter à l’oreille de Glotka. « Je l’ai suivie jusque chez elle. Elle habite en dessous de l’épicerie de Galt, tout près du marché.

— Je connais. Et ?

— J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. »

Glotka arqua un sourcil. « Tu te délectes, pas vrai ? Bon, alors, qu’y as-tu vu ?

— Des enfants.

— Des enfants ? bredouilla Glotka.

— Trois petits mômes. Deux filles et un garçon. Et devinez la couleur de leurs cheveux ? »

Non, pas possible ! « Ne seraient-ils pas par hasard d’un roux flamboyant ?

— Si, exactement comme ceux de leur mère.

— Ainsi donc, elle a des enfants ! » Glotka s’humecta pensivement les lèvres. « Qui aurait pu le croire ?

— Je sais ! Moi aussi je pensais que cette garce avait un bloc de glace à la place de la chatte ! »

Voilà qui explique pourquoi elle désirait tellement revenir du Sud. Pendant tout ce temps, ses trois petits l’attendaient. Ah ! l’instinct maternel ! Comme c’est touchant ! Il essuya une goutte de sueur sous son œil gauche irrité. « Bien joué, Severard, cela pourrait s’avérer utile. Et l’autre mission ? Le garde du prince ? »

Severard souleva brièvement son masque pour se gratter. Ses yeux regardèrent nerveusement autour de lui. « Là, c’est très bizarre. J’ai essayé, mais… il semble avoir disparu.

— Disparu ?

— J’ai parlé avec sa famille. Personne ne l’a vu depuis la veille de la mort du prince. »

Glotka se rembrunit. « La veille ? » Mais il était là-basje l’ai vu de mes propres yeux. « Trouve Frost, et Vitari. Dressez-moi une liste des gens présents au palais, cette fameuse nuit. Qu’ils soient nobles, domestiques ou soldats. Je sens que j’approche de la vérité. » Je l’obtiendrai d’une façon ou d’une autre.

« C’est Sult qui vous a demandé de faire ça ? »

Glotka inspecta vivement les environs. « Il ne me l’a pas interdit. Fais simplement ce que je te demande. »

Severard bougonna quelque chose ; ses paroles, toutefois, se perdirent dans le tumulte soudain de la foule. Une vague de huées vengeresses s’éleva de la multitude rassemblée sur la place. On conduisait Tullois à la potence. Il s’y traînait en faisant cliqueter les fers de ses chevilles. Il ne pleurait pas, ne gémissait pas, ne hurlait aucune malédiction. Il donnait seulement l’impression d’être épuisé, triste, et de souffrir. De légères meurtrissures parsemaient son visage. Ses bras, sa poitrine et ses jambes portaient de vilaines marques rouges. Impossible d’utiliser des lames chauffées à blanc sans laisser de traces, mais il a l’air bien, quand on y pense. À part un morceau d’étoffe qui lui ceignait les reins, il était nu. Pour éviter de froisser la sensibilité des dames présentes. Regarder un homme se faire éviscérer est un spectacle divertissant, mais voir son sexe serait obscène.

Un huissier s’approcha du gibet. Il se mit à débiter le nom du prisonnier, la nature de ses crimes, la teneur de ses aveux et sa sentence. Malgré la courte distance, on ne put l’entendre à cause des murmures lugubres de la foule, ponctués de furieux hurlements épars. Glotka grimaça et balança doucement sa jambe d’avant en arrière, afin de résorber les crampes de ses muscles noués.

Les bourreaux masqués avancèrent et s’emparèrent du prisonnier avec une habileté prudente. Après avoir enfilé un sac noir sur la tête de l’envoyé, ils firent claquer des bracelets autour de son cou, de ses poignets et de ses chevilles. Glotka voyait la toile de jute trembloter au niveau de la bouche. Ses dernières inspirations désespérées. Prie-t-il en ce moment ? Jure-t-il ? Enrage-t-il ? Qui peut le savoir et qu’est-ce que ça peut faire ?

Ils l’élevèrent sur la potence, jambes et bras écartés. Ses bras supportaient presque tout son poids, poids qui tirait également sur le collier fixé autour de son cou, mais pas assez pour le tuer. Il se débattit quelque peu, évidemment. Quoi de plus naturel ? Simple instinct animal qui incite à se contorsionner pour pouvoir respirer librement. Un instinct irrépressible. Un des bourreaux se dirigea vers le râtelier d’où il ôta une lourde épée. Il la présenta à l’assemblée en un geste théâtral. Le faible soleil éclaira fugitivement sa lame étincelante. Puis, tournant le dos au public, il commença à trancher dans les chairs.

Le silence se fit dans la foule. Hormis un étrange chuintement étouffé, il régnait presque un silence de mort. Ce châtiment ne souffrait pas de cris. Ce châtiment exigeait un silence frappé d’une profonde terreur. Ce châtiment ne pouvait avoir d’autres réponses que des yeux fixes, à la fois horrifiés et fascinés. Tel est son but ! Il n’y avait donc que le silence et, peut-être, les gargouillis étranglés du prisonnier. Vu que le collier de fer empêche tout hurlement.

« Un châtiment adéquat, je suppose, murmura Ardee en regardant les viscères luisants du prisonnier glisser hors de son corps, pour le meurtrier du prince. »

Glotka baissa la tête pour lui chuchoter à l’oreille. « Je suis quasiment certain qu’il n’a tué personne. Je le soupçonne de n’être qu’un homme courageux, venu nous parler honnêtement et nous proposer la paix. »

Les yeux de sa compagne s’agrandirent. « Alors, pourquoi le pend-on ?

— Parce que le prince héritier a été assassiné. Et que quelqu’un doit être pendu.

— Mais… qui a vraiment tué le prince Raynault ?

— Quelqu’un qui refuse que l’Union et le Gurkhul fassent la paix. Quelqu’un qui souhaite que la guerre entre nous s’envenime, qu’elle se propage et surtout qu’elle ne se termine jamais.

— Qui voudrait une telle chose ? »

Glotka ne répondit pas. Qui, en effet ?

On n’est pas obligé d’admirer ce Fallow, mais il faut bien reconnaître qu’il sait choisir un fauteuil. Avec un soupir de contentement, Glotka s’appuya au dossier bien rembourré puis, tendant ses pieds vers le feu, il fit tourner en petits cercles prudents ses chevilles endolories qui ne cessaient de craquer.

Ardee ne semblait pas aussi à l’aise que lui. Comment pourrait-il en être autrement ? La distraction de ce matin n’a pas été un spectacle réconfortant. Debout devant la fenêtre, elle contemplait la vue d’un air pensif, le front plissé, et jouait avec une mèche de cheveux. « J’ai besoin d’un verre. » Elle se dirigea vers le bahut qu’elle ouvrit pour en sortir une bouteille et un verre. Marquant une pause, elle jeta des coups d’œil alentour. « Vous ne me faites pas remarquer qu’il est un peu tôt pour ça ? »

Glotka haussa les épaules. « Vous savez parfaitement l’heure qu’il est.

— J’en ai besoin, après ce…

— Alors, servez-vous ! Vous n’avez pas à vous justifier. Je ne suis pas votre frère. »

Elle tourna brusquement la tête et lui décocha un regard appuyé, ouvrit la bouche comme pour s’apprêter à rétorquer, puis rangea bouteille et verre d’un geste agacé et referma le bahut d’un coup sec. « Voilà, vous êtes content ? »

Il haussa de nouveau les épaules. « Autant que je ne pourrai jamais l’être, si vous voulez vraiment le savoir. »

Ardee se laissa tomber dans le fauteuil en face du sien. Elle se mit à fixer l’une de ses chaussures avec amertume. « Et maintenant, que va-t-il se passer ?

Maintenant ? Eh bien, nous allons nous distraire mutuellement en faisant des observations amusantes et en paressant pendant une petite heure. Ensuite… une promenade en ville vous tenterait-elle ? » Il grimaça. « En prenant notre temps, évidemment. Et après, que diriez-vous d’un déjeuner tardif ? Je pensais justement à…

— Je voulais parler de la succession.

— Oh ! Ça !… » marmonna Glotka. Il pivota légèrement pour arranger un coussin dans son dos et reprit sa position initiale avec un grognement satisfait. On pourrait presque prétendre, assis là dans une pièce douillette et chaude, en si agréable compagnie, qu ‘on a encore un semblant de vie ! Il faillit sourire en reprenant : « Un vote aura lieu au sein du Conseil Public. Je ne doute pas qu’il y aura une débauche de chantages, de pots-de-vin, de corruptions et de trahisons. On s’agitera pour passer des marchés, briser des alliances, comploter et assassiner. Ce sera une valse joyeuse d’arrangements, de manœuvres en tous genres, de menaces et de promesses. Cela durera jusqu’au trépas du roi. Après quoi, le Conseil Public votera. »

Ardee le gratifia de son sourire en coin. « Même chez les filles de roturiers, on prédit que le roi n’en a plus pour très longtemps.

— Bien !… bien !… » Glotka arqua les sourcils. « Quand les filles de roturiers commencent à colporter des ragots, on peut être sûr de leur véracité.

— Qui sont les favoris ?

— Pourquoi ne me le dites-vous pas ?

— D’accord, je vais le faire. » Elle se carra au fond de son fauteuil et se caressa la joue d’un air absorbé. « Brock, évidemment.

— Évidemment.

— Ensuite, Barezin, puis Heugen et Isher, je suppose. »

Glotka hocha la tête. Elle est loin d’être idiote. « Ce sont les quatre préférés. Qui d’autre avons-nous ?

— J’imagine que Meek a raté le coche en perdant contre les hommes du Nord. Que pensez-vous de Skald, le gouverneur du Starikland ?

— Bravo ! Il est très coté, mais serait sur la liste de…

— Et si les candidats du Midderland se partageaient les voix ?

— Alors, qui sait ce qui se produirait ? » Ils se regardèrent un long moment en souriant. « À ce stade, n’importe qui pourrait l’emporter, ajouta-t-il. Et dans ce cas, n’importe quel fils illégitime du roi pourrait envisager de…

— Des bâtards ? Parce qu’il y en a ? »

Glotka plissa le front. « Je crois pouvoir vous en citer un ou deux. » Elle s’esclaffa, et il s’en félicita. « Il existe des rumeurs, bien sûr, comme toujours. Avez-vous entendu parler de Carmee dan Roth ? Une courtisane d’une exceptionnelle beauté, paraît-il. Il y de cela des années, elle a été la favorite du roi. Elle a disparu brutalement… on a raconté qu’elle était morte, peut-être en couches… mais comment l’affirmer ? Les gens adorent les commérages et il arrive que de jeunes et jolies femmes trépassent, sans pour autant qu’il soit question de bâtards royaux.

— Oh, ce n’est que trop vrai ! » Ardee battit des paupières et feignit de défaillir. « Nous faisons sûrement partie de cette catégorie souffreteuse.

— Vous, éventuellement, ma chère ! La beauté est une malédiction. Je remercie le ciel tous les jours qu’on se soit occupé de la mienne. » Il la gratifia de son sourire édenté. « Les membres du Conseil Public arrivent en ville par centaines, et je parie que parmi eux certains n’ont encore jamais mis les pieds dans l’Hémicycle. Ils ont senti l’odeur du pouvoir et viennent réclamer leur part. Tant qu’il y a quelque chose à grappiller, ils veulent en tirer profit. C’est probablement la première fois depuis dix générations que les nobles vont avoir la possibilité de prendre une véritable décision.

— Et quelle décision ! fit Ardee.

— En effet. La course risque d’être longue et, au premier rang, la compétition sera féroce. » Sinon mortelle ! « Je n’écarterais pas non plus la possibilité d’un étranger se présentant à la dernière minute. Quelqu’un dépourvu d’ennemis. Quelqu’un de malléable.

— Qu’en est-il du Conseil Restreint ?

— Ils n’ont pas voix au chapitre, bien sûr, pour respecter l’impartialité. » Il ricana. « L’impartialité ! Leur souhait le plus cher est d’introniser un individu insignifiant de notre pays. Quelqu’un qu’ils pourront dominer et manipuler, afin de poursuivre leurs querelles intestines.

— Existe-t-il un tel candidat ?

— Toute personne ayant droit à la parole… si bien qu’en théorie cela en représente des centaines ; mais, bien sûr, le Conseil Restreint n’est pas fichu d’en choisir une seule. C’est pourquoi ses membres se bousculent sans la moindre dignité derrière les candidats les plus forts, n’hésitant pas à changer de camp d’un jour à l’autre, dans l’espoir d’assurer leur avenir, et font de leur mieux pour conserver leurs postes. Le pouvoir est passé si vite de leurs mains à celles des nobles qu’ils en ont tous la tête à l’envers. Et certains d’entre eux la perdront certainement d’une façon ou d’une autre, croyez-moi !

— Pensez-vous que la vôtre tombera ? » demanda Ardee, en l’observant par-dessous ses sourcils noirs.

— Glotka se lécha pensivement les gencives. « Si celle de Sult est tranchée, la mienne sera sans doute la suivante.

— J’espère que cela n’arrivera pas. Vous avez fait preuve de bonté envers moi. Vous m’avez témoigné bien plus de bonté que tous les autres. Bien plus que je n’en mérite. » Même s’il lui connaissait déjà cette franchise spontanée, il la trouvait toujours aussi désarmante.

« Balivernes ! » bafouilla Glotka. Il se tortilla sur son siège, soudain empli d’un sentiment curieux. Bonté, honnêteté, petits salons douilletsLe colonel Glotka aurait su quoi répondre, mais pour moi, tout ça est une nouveauté. Il cherchait encore une réponse, quand des coups sonores furent frappés à la porte d’entrée. « Vous attendez quelqu’un ?

— Qui voulez-vous que j’attende ! Tous les gens que je connais sont réunis dans cette pièce. »

Glotka tendit l’oreille pour écouter ce qui se passait ; il ne perçut que de vagues murmures. La poignée de la porte du salon fut tournée et la servante passa la tête dans l’entrebâillement.

« J’ vous demande pardon, il y a un visiteur pour le Supérieur.

— Qui est-ce ? » s’enquit sèchement Glotka. Severard qui m’apporte des nouvelles du garde du prince Raynault ? Vitari, avec un message de l’Insigne Lecteur ? Une nouvelle énigme à résoudre ? Un interrogatoire de plus à mener ?

« Il dit s’appeler Mauthis. »

Un frisson parcourut le côté gauche de son visage. Mauthis ? Il n’avait pas pensé à lui depuis quelque temps. L’image du banquier dégingandé, précis, ordonné, tendant le reçu qu’il devait signer, lui vint pourtant aussitôt à l’esprit. Un reçu pour un cadeau de un million de marks. Il est probable que dans un proche avenir, un représentant de la banque Valint et Balk vienne vous demander desfaveurs.

Ardee le regardait d’un air soucieux. « Quelque chose ne va pas ?

— Non, non », fit-il d’une voix enrouée, en s’efforçant de parler d’un ton égal. « Un vieil associé. Pourriez-vous me prêter votre salon quelques instants ? Je dois m’entretenir en privé avec ce monsieur.

— Bien sûr ! » Elle se leva pour se diriger vers la porte dans un froufrou d’étoffe, s’arrêta à mi-chemin sur le tapis moelleux et le fixa par-dessus son épaule, en se mordillant la lèvre. Retournant vers le bahut, elle l’ouvrit et en sortit une bouteille et un verre. « J’ai besoin d’un remontant.

— N’est-ce pas le cas de tout le monde ? » murmura Glotka au moment où elle quittait la pièce.

Mauthis fit son apparition quelques secondes plus tard. Même visage anguleux, mêmes yeux froids profondément enfoncés dans leurs orbites. Quelque chose dans son attitude avait cependant changé. Une certaine nervosité ? Une pointe d’anxiété, peut-être ?

« Ça, par exemple, Messire Mauthis, quel immense honneur de vous…

— Vous pouvez vous abstenir de plaisanter, Supérieur. » Sa voix criarde était aussi grinçante que des charnières rouillées. « Je n’ai pas d’ego à froisser et préfère vous parler sans détour.

— Très bien, alors que puis-je…

— Mes employeurs de l’établissement Valint et Balk ne sont pas satisfaits de l’orientation prise par votre enquête. »

Glotka réfléchit à toute allure. « De quelle enquête s’agit-il ?

— Celle qui concerne le meurtre du prince héritier Raynault.

— Cette enquête est terminée. Je vous assure que je…

— En vérité, Supérieur, ils savent. Il serait plus simple pour vous de partir du principe qu’ils savent tout. C’est ce qui se produit en général. Le meurtre a été élucidé avec une rapidité et une compétence impressionnantes, si je puis me permettre. Mes employeurs sont ravis du résultat. Le coupable a été traduit en justice. Si vous vous intéressiez encore à cette malheureuse affaire et creusiez davantage, personne n’en tirerait de bénéfice. »

Voilà ce qui s’appelle parler sans détour ! Mais en quoi mes questions dérangeraient-elles Valint et Balk ? Ils m’ont donné de l’argent pour contrer les Gurkhiens et, à présent, ils refusent que je démasque un complot gurkhien. Cela n’a aucun sens à moins que l’assassin ne soit pas originaire du Sud À moins que les meurtriers du prince Raynault ne soient tout proches

« Certaines zones d’ombre nécessitent d’être éclaircies, parvint à bredouiller Glotka. Vos employeurs n’ont aucune raison de se fâcher… »

Mauthis fit un pas en avant. Bien que la température du salon ne fut pas élevée, il avait le front couvert de sueur. « Ils ne sont pas fâchés, Supérieur. Vous ne pouviez pas savoir que votre démarche les contrarierait. Maintenant, vous le savez. Si vous deviez poursuivre votre enquête, en pleine connaissance de leur mécontentement... là, ils se mettraient vraiment en colère. » Il se pencha vers lui et murmura presque. « Permettez-moi de vous confier, Supérieur, en tant que pion de l’échiquier s’adressant à une autre pion, que nous préférerions éviter qu’ils se fâchent. » Glotka détecta une note singulière dans son ton. Il ne me menace pas. Il me supplie.

« Me donneriez-vous à entendre qu’ils informeraient l’Insigne Lecteur de leur petit présent, en faveur de la défense de Dagoska ? » chuchota Glotka, sans remuer les lèvres, ou presque.

« C’est la dernière chose qu’ils feraient. » L’expression affichée par Mauthis était parfaitement reconnaissable. De la peur. De la peur sur ce visage aussi peu expressif qu’un masque. Cela lui laissa un goût amer sur la langue, lui fit froid dans le dos et lui serra la gorge. C’était un sentiment dont il se souvenait vaguement. Il n’avait jamais été aussi près de l’éprouver lui-même, depuis bien longtemps. Ils me tiennent. Je suis pieds et poings liés. Je le savais en signant. C’était le prix à payer, et je l’ai accepté.

Il déglutit. « Vous pouvez dire à vos employeurs que je ne pousserai pas plus loin mon enquête. »

Mauthis ferma les yeux un bref instant et souffla avec un soulagement visible. « Je serai ravi de leur délivrer ce message. Bonne journée. » Tournant les talons, il laissa Glotka seul dans le salon d’Ardee. Hébété, celui-ci fixait la porte en se demandant ce qui venait de se passer.