Mieux vaut économiser sa salive

Tout en chevauchant, Ferro surveillait les environs. Ils continuaient à longer les eaux sombres. Le vent froid pénétrait toujours ses vêtements, le ciel demeurait menaçant. Pourtant, le paysage se modifiait. Ce qui, jusque-là, n’avait été qu’une étendue aussi plate qu’un dessus de table présentait désormais quelques buttes et des combes bien dissimulées. Le paysage idéal pour se cacher ! Cette idée déplaisait à Ferro. Non qu’elle eût peur ! Ferro Maljinn ne redoutait aucun homme. Mais cela l’obligeait à tendre l’oreille davantage et à scruter les lieux plus attentivement pour détecter les signes de passages éventuels ou la présence d’individus aux aguets.

Simple question de bon sens.

L’herbe avait changé, elle aussi. Ferro s’était habituée à voir des brins relativement hauts, agités par le vent ; ici, elle ne découvrait qu’un tapis ras, desséché, flétri, aussi décoloré que de la paille. Plus ils avançaient, plus l’herbe raccourcissait. Ce jour-là, il y avait même de grandes plaques nues, disséminées alentour. De la terre brute où rien ne poussait. De la terre nue, semblable à la poussière des Terres Arides.

De la terre morte.

Morte pour une raison qui lui échappait. Son regard glissa sur la plaine ondulée vers de lointaines collines, vague ligne dentelée sur l’horizon. Elle se rembrunit. Dans cet immense espace, rien ne bougeait. Eux exceptés, et les nuages pressés. Ainsi qu’un oiseau solitaire, planant très haut dans le ciel, presque immobile. Les longues plumes des pointes de ses ailes noires voletaient dans les airs.

« C’est le premier oiseau que j’aperçois depuis deux jours », grommela Logen, en décochant au volatile un regard soupçonneux.

« Mmm, grogna-t-elle. Les oiseaux sont plus malins que nous. Qu’est-ce qu’on fout ici ?

— On n’a pas de meilleur endroit où aller. »

Ferro n’était pas d’accord, elle serait bien mieux là où il y avait des Gurkhiens à tuer. « Parle pour toi !

— Comment ? Tu as donc tout un tas d’amis dans les Terres Arides qui s’inquiètent de toi ? Où est passée Ferro ? Depuis son départ, il n’y a plus d’ambiance ! » Il ricana, comme s’il avait dit quelque chose de drôle.

Ferro ne voyait pas quoi. « Tout le monde ne peut pas être aussi apprécié que toi, Blafard. » Elle ricana à son tour. « Je suis sûre qu’on ne manquera pas de fêter ton retour dans le Nord.

— Ça sûrement ! Juste après qu’on m’aura pendu ! »

Elle réfléchit à sa réponse quelques instants, en l’observant du coin de l’œil, sans bouger la tête. Si jamais il la regardait, elle n’aurait qu’à détourner les yeux et feindre l’indifférence. Elle devait reconnaître que depuis qu’elle s’était habituée à lui, le grand Blafard ne lui semblait pas si mal que ça. Ils s’étaient battus côte à côte plus d’une fois, et il avait toujours participé pleinement à l’action. Ils avaient convenu de s’enterrer, le cas échéant, et elle savait qu’il tiendrait parole. Certes, il avait une allure bizarre, s’exprimait tout aussi étrangement, mais jusque-là il avait toujours tenu ses engagements, ce qui faisait de lui l’un des meilleurs hommes qu’elle eût rencontré. Évidemment, mieux valait s’abstenir de le lui confier ou de trahir ses pensées.

Sinon, ce serait sûrement le moment qu’il choisirait pour la laisser tomber.

« Alors, tu n’as personne ? demanda-t-elle.

— Non, à part des ennemis.

— Pourquoi ne les combats-tu pas ?

— Les combattre ? C’est ce qui m’a conduit ici. » Il tendit ses grandes mains. « C’est-à-dire nulle part, accompagné d’une sale réputation et pourchassé par un sacré paquet de types qui ont une féroce envie de me tuer. Combattre ? Ah ! ah ! Mieux tu te bats, plus tu te sens mal. J’ai déjà réglé quelques vieux comptes… de ceux qui te donnent l’impression d’en sortir grandi, mais cela ne dure jamais bien longtemps. La vengeance ne te tient pas chaud la nuit, ça, c’est une réalité ! Croire qu’elle te comblera est un leurre. On a besoin d’autre chose. »

Ferro secoua la tête. « Tu attends trop de la vie, Blafard. »

Il grimaça un sourire. « Et moi qui me disais que toi tu n’en attendais pas assez.

— Qui n’attend rien ne risque pas d’être déçu.

— Qui n’attend rien n’obtient rien. »

Ferro fit la moue. Voilà où menaient les bavardages ! Ils l’entraînaient toujours sur des sujets qu’elle ne voulait pas aborder. Manque de pratique, peut-être ! Elle agita ses rênes et, d’un coup de talon, incita son cheval à s’éloigner de Neuf-Doigts et des autres. Elle voulait s’isoler…

Dans le silence. Le silence était sans doute ennuyeux, mais au moins était-il sincère.

Le front plissé, elle regarda Luthar, assis dans le chariot ; comme un idiot, il lui offrit un sourire aussi grand que le lui permettaient les bandages qui lui recouvraient la moitié du visage. Il semblait différent désormais, et elle n’aimait pas ça. La dernière fois qu’elle lui avait refait ses pansements, il l’avait remerciée ; un comportement curieux. Ferro n’aimait pas les remerciements. Généralement, ça cachait quelque chose. Avoir accompli quelque chose qui méritait des remerciements la tourmentait. Aider les autres tissait des liens d’amitié. Au mieux, l’amitié occasionnait des déceptions.

Au pire, des trahisons.

Luthar parlait justement à Neuf-Doigts ; il s’adressait à lui depuis le chariot. L’homme du Nord renversa la tête en arrière et s’esclaffa bêtement ; son rire tonitruant alarma son cheval qui faillit le désarçonner. En voyant Neuf-Doigts s’emmêler les mains dans ses rênes, Bayaz oscilla sur sa selle avec contentement ; des plis de joie se creusèrent autour de ses yeux. Ferro se replongea dans une contemplation morose de la plaine.

Elle préférait nettement l’époque où dans leur groupe personne ne pouvait se souffrir. C’était plus facile, plus familier. Le genre de relations qu’elle comprenait. Confiance, camaraderie et bonne humeur étaient pour elle des sentiments si éloignés dans le temps qu’ils lui étaient presque inconnus.

Et qui apprécie l’inconnu ?

 

Ferro avait déjà vu beaucoup d’hommes morts. Elle en avait aussi tué plus que sa part. Et en avait enseveli quelques-uns de ses propres mains. La mort faisait partie de son travail et de ses divertissements. Mais Ferro n’avait jamais vu autant de cadavres à la fois. L’herbe pouilleuse en était jonchée. Elle se laissa glisser à bas de monture, puis se mit à marcher entre les corps. Impossible de différencier les adversaires des deux camps !

Tous les morts se ressemblent.

Surtout quand on les a dépouillés – de leurs armures, de leurs armes, de la moitié de leurs vêtements. À un endroit, les dépouilles étaient empilées pêle-mêle, près d’un énorme pilier brisé. Un fut ancien, fendillé, ébréché, dont la pierre effritée était mangée par les mauvaises herbes et le lichen. Un gros oiseau noir y trônait, les ailes repliées ; de ses yeux figés, percés en vrille, il regarda Ferro approcher.

Le cadavre d’un homme gigantesque était à demi appuyé contre la pierre rongée ; sa main inerte, maculée de sang bruni, aux ongles incrustés de terre, agrippait encore un manche cassé. Sans doute la hampe d’un étendard, songea Ferro. Les soldats semblaient très attachés aux drapeaux. Elle n’avait jamais compris pourquoi. On n’avait pas le droit de tuer son porteur. On ne pouvait pas non plus se servir d’un drapeau pour se protéger. Pourtant, des hommes donnaient leur vie pour eux.

« Quelle sottise ! » maugréa-t-elle, avec un regard courroucé vers l’oiseau perché sur le pilier.

« Un massacre ! » commenta Neuf-Doigts.

Bayaz grogna en se frottant le menton. « Mais de qui, et par qui ? »

Ferro aperçut le visage gonflé de Luthar qui observait la scène par-dessus le montant du chariot, les yeux écarquillés de crainte. Assis devant lui, sur le siège, Quai retenait mollement les rênes et examinait les cadavres sans manifester la moindre émotion.

Ferro retourna l’un des corps pour le flairer. La peau pâle, les lèvres bleuies, il ne dégageait pas encore d’odeur particulière. « C’est arrivé récemment. Il y a deux jours, peut-être.

— Et aucune mouche ? » Neuf-Doigts fixa les dépouilles d’un air soucieux. Quelques oiseaux, aux aguets, s’y étaient posés. « Simplement des oiseaux ! Et ils ne mangent même pas. C’est bizarre !

— Pas vraiment, l’ami ! »

Ferro releva brusquement la tête. Un homme traversait à la hâte le champ de bataille et se dirigeait vers eux : un grand Blafard, doté d’une tignasse grasse échevelée, d’une barbe emmêlée, et vêtu d’un manteau en guenilles. Il avançait en s’appuyant sur un long bâton noueux. Sur son visage creusé de profondes rides, ses yeux globuleux luisaient d’un éclat féroce. Ferro le détailla en se demandant comment il avait pu s’approcher sans qu’elle l’eût remarqué.

Au son de sa voix, les oiseaux délaissèrent les cadavres, sans s’égailler pour autant. Au contraire, ils voletèrent à sa rencontre. Certains se perchèrent sur ses épaules, quelques autres battirent des ailes autour de sa tête ou décrivirent de larges cercles autour de lui. S’emparant de son arc, Ferro l’arma d’une flèche. Bayaz leva un bras. « Non.

— Vous avez vu ça ? » Le grand Blafard indiqua le pilier brisé ; le gros oiseau l’abandonna aussitôt pour aller se poser sur son doigt tendu. « La borne des cinquante lieues ! À cinquante lieues d’Aulcus ! » Il baissa le bras ; l’oiseau sautilla jusqu’à son épaule, où il demeura attentif, silencieux, à côté de ses congénères. « Vous vous trouvez précisément à la frontière du pays mort ! Aucun animal ne s’y aventure, à moins d’être fait pour vivre ici !

— Comment vas-tu, mon frère ? » cria Bayaz.

Ferro rangea sa flèche avec amertume. Un autre Mage ! Elle aurait dû le deviner. Dès que deux de ces vieux fous se rencontraient, on pouvait être sûr qu’ils débiteraient bon nombre de discours.

Ce qui impliquait également beaucoup de mensonges.

« Le Grand Bayaz ! vociféra le nouveau venu en les rejoignant. Le Premier des Mages ! J’ai été prévenu de ton arrivée par les oiseaux de l’ air, les poissons de l’onde, les bêtes de la terre et je te vois à présent de mes propres yeux ! J’ai pourtant du mal à le croire ! Est-il possible que ces pieds bénis foulent ce sol ensanglanté ? »

Il y planta son bâton. Au même moment, le gros oiseau noir quitta son épaule et, emprisonnant l’extrémité du bâton de ses serres, il battit des ailes jusqu’à y trouver l’équilibre. Ferro recula prudemment d’un pas, une main posée sur son couteau. Elle n’avait pas l’intention de se faire chier dessus par l’un de ces volatiles.

« Zacharus ! » s’exclama Bayaz, qui descendit péniblement de sa monture. Ferro eut cependant l’impression qu’il avait prononcé ce nom avec bien peu de joie. « Tu as l’air en bonne santé, mon frère.

— Non, j’ai l’air fatigué. Fatigué, sale et en colère, voilà ce que je suis vraiment. Tu n’es pas facile à dénicher, Bayaz. J’ai parcouru la plaine dans les deux sens pour te retrouver.

— Nous avons voyagé avec discrétion. Des alliés de Khalul sont aussi à notre recherche. » Bayaz cligna des paupières en survolant le carnage. « Est-ce ton œuvre ?

— Non, c’est celle du garçon dont j’ai la charge, le jeune Goltus. Il est aussi féroce qu’un lion, c’est moi qui te le dis ; il fera un aussi bon empereur que les grands hommes d’antan ! Il a capturé son ennemi juré, son frère Scario, et lui a accordé sa clémence. » Zacharus renifla. « Contrairement à mon conseil ! Mais les jeunes ont des méthodes bien à eux. Ces gens-là étaient les derniers soldats de Scario. Ceux qui ont refusé de se soumettre. » Il fît un geste désinvolte en direction des cadavres et les oiseaux perchés sur son épaule l’approuvèrent en battant des ailes.

« La clémence a ses limites, fit remarquer Bayaz.

— Comme ils ne voulaient pas s’aventurer dans le pays mort, ils ont résisté ici, et c’est ici qu’ils ont péri, à l’ombre de la borne des cinquante lieues. Goltus leur a ravi l’étendard de la troisième légion. Celui-là même sous lequel Stolicus conduisait les batailles. Une relique du temps passé ! Comme nous le sommes, toi et moi, mon frère ! »

Bayaz ne sembla pas s’émouvoir. « Un vieux bout de tissu ! Il n’aura pas été d’une grande utilité à ces malheureux. Exhiber un morceau d’étoffe mangée aux mites ne transforme pas un homme en Stolicus.

— Non, peut-être pas. À dire vrai, il était sacrément usé. Ses pierres précieuses avaient été arrachées depuis belle lurette et vendues pour acheter des armes.

— Les pierres précieuses sont un luxe de nos jours, mais tout le monde a besoin d’armes. Où se trouve donc ton jeune empereur, à présent ?

— Déjà sur le chemin du retour, sans même avoir pris le temps de brûler les morts. Il se dirige vers l’est, vers Darmium, pour assiéger la ville et pendre ce fou de Cabrian sur les murailles. Peut-être qu’après nous aurons la paix ! »

Bayaz eut un rire sans joie. « Te souviens-tu encore de ce qu’est la paix ?

— Tu serais surpris par mes souvenirs ! » Les yeux globuleux de Zacharus examinèrent Bayaz. « Mais dis-moi plutôt… que se passe-t-il dans le vaste monde ? Comment va Yulwei ?

— Il surveille, comme à l’accoutumée.

— Et qu’en est-il de notre autre frère, la honte de notre famille, le grand Prophète Khalul ? »

Les traits de Bayaz se durcirent. « Sa puissance grandit. Il commence à bouger. Il sent que son heure a sonné.

— Et tu as l’intention de le contrer, bien sûr ?

— Comment pourrais-je agir autrement ?

— Hum ! La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, Khalul se trouvait dans le Sud, et pourtant tu voyages vers l’ouest. Te serais-tu égaré, mon frère ? À part les ruines du passé, il n’y a rien, ici.

— Le passé recèle un certain pouvoir.

— Un pouvoir ? Ha ! ha ! Tu n’as pas changé. Drôle de compagnie que tu as avec toi, Bayaz ! Je connais le jeune Malacus Quai, évidemment. Comment vas-tu, conteur d’histoires ? demanda-t-il à l’apprenti. Comment vas-tu, grand bavard ? Comment mon frère te traite-t-il ? »

Quai se voûta sur son siège. « Assez bien.

— Assez bien, c’est tout ? Aurais-tu enfin appris à tenir ta langue ? Comment lui as-tu enseigné cela, Bayaz ? C’est une chose que je n’ai jamais réussie à faire. »

Bayaz regarda Quai en plissant le front. « Je n’en ai pas vraiment eu besoin.

— Ah bon ! Que disait Juvens, déjà ? On apprend tout seul les meilleures leçons. » Les yeux saillants de Zacharus se posèrent ensuite sur Ferro ; ceux de ses oiseaux les imitèrent aussitôt. « Voici une personne bien singulière.

— Le sang coule dans ses veines.

— Il te faudra quand même quelqu’un qui sache communiquer avec les esprits.

— Lui le peut. » Bayaz indiqua Neuf-Doigts d’un signe de tête. Le gros Blafard qui tripotait sa selle le dévisagea d’un air ahuri.

« Lui ? » Zacharus s’assombrit. Ferro vit chez lui beaucoup de colère, mais aussi de la tristesse et de la peur. Les oiseaux juchés sur ses épaules, sa tête, son bâton s’étirèrent, puis étendirent leurs ailes et se mirent à les battre en criaillant. « Écoute-moi, mon frère, avant qu’il ne soit trop tard. Abandonne cette folie. Je combattrai Khalul à tes côtés. Je l’affronterai avec toi et Yulwei. Tous trois ensemble, comme au bon vieux temps, comme nous l’avons fait contre le Créateur. Les Mages unis. Je t’aiderai. »

Un long silence. Des rides profondes durcirent le visage de Bayaz. « Tu m’aideras ? Si seulement tu m’avais offert ton aide quand je t’ai supplié de le faire, il y a des années, après la chute du Créateur ! Nous aurions pu anéantir Khalul, avant que sa démence ne s’enracine. À présent, le Sud tout entier grouille de Dévoreurs. Ils font du monde leur terrain de jeux et méprisent ouvertement la parole solennelle de notre maître. Je ne pense pas qu’à trois nous fassions le poids. Alors quoi ? Détourneras-tu Cawneil de ses livres ? Iras-tu fouiller le vaste Cercle du Monde pour découvrir sous quelle pierre Leru s’est cachée en rampant ? Feras-tu traverser à Karnault l’immensité de l’océan ? Ramèneras-tu Anselmi et Dents-Cassées du pays des morts ? Les Mages unis, hein ? » Bayaz retroussa les lèvres en un rictus moqueur. « Ce temps est révolu, mon frère. Il y a bien longtemps que ce bateau a levé l’ancre, et nous n’étions pas à son bord !

— Je vois ! » siffla Zacharus ; ses yeux striés de rouge saillaient plus que jamais. « Et si tu trouves ce que tu cherches, que se passera-t-il ? Crois-tu vraiment que tu pourras la contrôler ? Oses-tu imaginer que tu réussiras là où Glustrod, Kanedias et Juvens lui-même ont échoué ?

— Leurs erreurs ne m’ont rendu que plus sage.

— Je ne le pense pas, non ! Tu vas commettre un crime encore pire que celui que tu veux punir ! »

Les lèvres minces et les joues creuses de Bayaz se durcirent davantage. Chez lui, aucune trace de tristesse, ni de peur, mais beaucoup de colère. « Ce n’est pas moi qui ai déclaré cette guerre, mon frère ! Ai-je enfreint la Deuxième Loi ? Ai-je réduit la moitié du Sud à l’esclavage pour satisfaire ma vanité ?

— Non ! mais nous avons tous joué un rôle dans cette histoire… toi, plus que les autres. Il est étrange de voir les choses que je me rappelle et que tu laisses de côté… Ta querelle avec Khalul. La décision de Juvens de se séparer de toi. L’obstination dont tu as fait preuve pour persuader le Créateur de partager ses secrets avec toi. » Zacharus laissa échapper un ricanement rauque ; ses oiseaux croassèrent et piaillèrent avec lui. « J’ose même affirmer qu’il n’a jamais eu l’intention de partager sa fille avec toi, hein, Bayaz ? La fille du Créateur. Tolomei. Y a-t-il une place pour elle dans ta mémoire ? »

Les yeux de Bayaz brillèrent d’un éclat glacé. « Peut-être ai-je eu tort, murmura-t-il. La réparation sera mienne, elle aussi…

— Crois-tu qu’Euz ait établi la Première Loi par pur caprice ? Que Juvens ait caché cette chose au fin fond du Monde pour la protéger ? C’est le… c’est le mal incarné !

— Le mal ? » Bayaz eut un reniflement de mépris. « Voilà un mot destiné aux enfants ! Un mot qu’utilisent les ignorants pour contrer ceux qui s’opposent à eux. Je croyais que nous en avions fini avec ces notions depuis des siècles.

— Mais les risques…

— Je suis résolu à les prendre. » La voix de Bayaz était aussi dure que l’acier d’une lame, aussi acérée. « J’y ai réfléchi pendant de nombreuses années. Tu as dit ce que tu avais à dire, Zacharus, sans me proposer d’autres choix. Essaie de m’empêcher d’agir, si tel est ton désir ! Sinon, écarte-toi de mon chemin !

— Rien n’a donc changé. » Le vieillard se tourna vers Ferro, son visage ridé agité de tics ; les yeux de ses volatiles suivirent les siens. « Qu’en est-il de toi demi-démone ? Sais-tu ce qu’il va te faire toucher ? Comprends-tu ce que tu auras à porter ? Te doutes-tu des dangers ? » Un petit oiseau perché sur son épaule prit son envol et alla tourner autour de la tête de Ferro en gazouillant. « Tu ferais mieux de courir, sans jamais t’arrêter ! Vous autres aussi ! »

Ferro retroussa les lèvres et frappa l’oiseau pour le faire tomber. Une fois qu’il eut touché terre, il se mit à sautiller au milieu des cadavres en piaillant. Ses congénères exprimèrent leur colère en une dissonance de sifflements, de criailleries et de gloussements. Elle les ignora. « Tu ne me connais pas, vieux fou de Blafard à la barbe sale ! Alors, ne prétends pas me comprendre, ni savoir ce que je sais, ni ce qu’on m’a offert ! Pourquoi croirais-je un vieux menteur plutôt qu’un autre ? Emmène tes oiseaux et ne fourre pas ton nez dans nos affaires, ainsi nous n’aurons pas à nous disputer. Économise ta salive ! »

Zacharus et ses oiseaux cillèrent. Le vieillard se renfrogna, ouvrit la bouche, puis la referma sans mot dire, tandis que Ferro sautait en selle et faisait tourner son cheval en direction de l’ouest. Elle entendit les autres se mettre en route, d’abord les martèlements des sabots, puis le claquement des rênes de Quai, et enfin la voix de Bayaz. « Continue d’écouter les oiseaux de l’air, les poissons de l’onde et les bêtes de la terre ! Bientôt tu entendras dire que Khalul a été anéanti, que ses Dévoreurs sont devenus poussière et que les erreurs du passé ont été enterrées, comme elles auraient dû l’être, il y a longtemps.

— Je l’espère, mais je crains fort que les nouvelles ne soient pas si bonnes. » Ferro jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit les deux vieillards échanger un dernier regard noir. « Les erreurs du passé ne s’enterrent pas si facilement. J’espère sincèrement que tu échoueras.

— Regarde autour de toi, mon vieil ami. » Le Premier des Mages afficha un petit sourire, en remontant laborieusement sur sa selle. « Aucun de tes espoirs n’a jamais abouti. »

Et ils quittèrent en silence le champ de cadavres, dépassèrent la borne des cinquante lieues et pénétrèrent dans le pays mort. Vers les ruines du passé. Vers Aulcus.

Sous un ciel qui s’obscurcissait.