Des chances inégales

La colline surgit parmi les herbes en un cône lisse, comme poli par la main de l’homme. Étrange spectacle que ce monticule, au milieu de la plaine infinie. Ferro s’en méfia aussitôt.

Des pierres érodées, élevées en cercle au sommet ou éparpillées sur les pentes, certaines encore debout, d’autres, couchées sur le côté. La plus petite leur arrivait à peine aux genoux, la plus grande faisait au moins deux fois la taille d’un homme. Des pierres noires dressées là, comme pour défier le vent. De vieilles pierres froides, courroucées. Ferro les observa et fronça les sourcils.

Elles lui donnèrent l’impression de la toiser de manière identique.

« Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? » interrogea Neuf-Doigts.

Quai haussa les épaules. « Cet endroit est ancien, voilà tout, très ancien. Plus ancien que l’empire lui-même. Il a dû être construit du temps d’Euz, quand les démons hantaient encore la terre. » Il ricana. « Et érigé par eux, d’après ce que je sais. Mais qui peut dire ce qu’il représente ? Un temple en hommage à des dieux oubliés ? Un tombeau quelconque ?

— Notre tombeau, chuchota Ferro.

— Quoi ?

— C’est un bon endroit pour une halte, ajouta-t-elle à voix haute. Ça me permettra d’avoir une vue sur la plaine. »

Logen leva les yeux vers la butte et se renfrogna. « D’accord ! Arrêtons-nous là. »

Ferro se tenait debout sur l’une des pierres. Mains sur les hanches, paupières mi-closes, elle inspectait la plaine. Le vent soufflait sur les herbes, les faisant ondoyer, telles des vagues sur la mer. Il s’attaquait aux gros nuages, les tordait, les déchirait en morceaux qu’il effilochait à travers les deux. Il cinglait le visage de Ferro, lui piquait les yeux.

Maudit vent ! incessant comme de coutume.

À ses côtés, gêné par le soleil pâle, Neuf-Doigts plissait le nez. « Tu vois quelque chose ?

— Nous sommes suivis. » Malgré la distance, elle distinguait leurs poursuivants. Des points minuscules dans le lointain. Des cavaliers minuscules se déplaçant sur un océan d’herbe.

Neuf-Doigts fit la grimace. « Tu es sûre ?

— Oui. Ça te surprend ?

— Non. » Il cessa de scruter la plaine et se frotta les yeux. « Les mauvaises nouvelles ne sont jamais une surprise. Simplement une déception.

— J’en ai compté treize.

— Tu peux les compter ? Je ne les vois même pas. Ils viennent pour nous ? »

Elle leva les bras. « Tu vois autre chose ici bas ? Peut-être que l’irrésistible Finnius s’est trouvé de nouveaux copains !

— Merde. » Il se détourna pour fixer le chariot immobilisé au pied de la colline. « On ne peut pas les distancer.

— Non. » Elle retroussa les lèvres. « Tu pourrais demander leur avis aux esprits !

— Pour qu’ils nous disent quoi ? Que nous sommes foutus ? » Il garda le silence pendant quelques secondes. « Mieux vaut attendre et les affronter ici. Il faut monter le chariot. Au moins, nous disposons d’une colline et de quelques cailloux pour nous cacher.

— C’est exactement ce à quoi je pensais. Ça nous laisse un peu de temps pour nous préparer à les recevoir.

— Bon, alors, allons-y ! »

L’extrémité de la pelle mordit dans le sol avec un raclement métallique. Un bruit bien trop familier. Creuser des tranchées ou des tombes, quelle différence ?

Ferro avait creusé des tombes pour toutes sortes de gens. Pour des compagnons, ou du moins ceux qu’elle avait réussi à juger assez proches pour en être. Pour des amis, ou pour ceux qu’elle avait pu considérer comme tels. Pour un amant ou deux, si on pouvait les qualifier ainsi. Pour des vauriens, des assassins, des esclaves. Pour quiconque haïssait les Gurkhiens. Pour quiconque se cachait dans les Terres Arides, quelle qu’en fût la raison.

La pelle montait, puis redescendait.

Quand la bataille est terminée, on creuse, si on est encore en vie. On dispose les cadavres sur une rangée. On creuse les fosses en ligne. On creuse pour ses camarades morts au combat. Ses camarades tailladés, transpercés, hachés menu, démembrés. On creuse jusqu’à l’épuisement ; après, on les fait rouler dans le trou, puis on les recouvre de terre. C’est là qu’ils pourrissent, oubliés de tous. Ensuite on reprend la route, seul. Il en avait toujours été ainsi.

Mais sur cette colline singulière, au milieu de cette région étrange, ils avaient du temps. Il restait encore à ses camarades une chance de survivre. Cela faisait une belle différence. Alors, malgré toutes ses grimaces et son air menaçant, elle s’accrochait à cette idée, comme elle s’accrochait à sa pelle de toutes ses forces.

Bizarre qu’elle n’ait jamais perdu espoir !

« Tu te débrouilles bien », constata Neuf-Doigts. Elle leva les yeux vers lui ; il se tenait debout près du trou.

« Question de pratique. » Après s’être débarrassée de sa pelle, elle appliqua ses mains de chaque côté de la tranchée pour en sortir d’un bond et s’assit sur le bord, jambes ballantes. Sa chemise était trempée, son visage ruisselait de sueur. Elle essuya son front d’une main sale. Logen lui tendit l’outre d’eau. Elle l’accepta et retira le bouchon avec ses dents.

« Il nous reste combien de temps ? »

Elle prit une gorgée, se rinça la bouche et recracha. « Tout dépend de la vitesse à laquelle ils chevauchent. » Elle reprit une gorgée et, cette fois, l’avala. « Ils avancent vite, à présent. S’ils continuent à cette allure, ils pourraient nous rejoindre tard dans la soirée, ou peut-être demain, à l’aube. » Elle lui rendit l’outre.

« Demain, à l’aube ! » Neuf-Doigts remit le bouchon avec lenteur. « Tu as bien dit treize ?

— Oui.

— Et nous sommes quatre.

— Cinq, si le Navigateur nous file un coup de main. »

Neuf-Doigts se gratta la joue. « Faut pas compter sur lui.

— L’apprenti est-il d’une utilité quelconque dans une bagarre ? »

Logen se voûta. « Pas vraiment.

— Et Luthar ?

— Je serais surpris qu’il ait jamais donné ne serait-ce qu’un coup de poing sous l’effet de la colère, alors… se servir d’une épée ! »

Ferro hocha la tête. « Ça fait donc du treize contre deux.

— Plutôt inégales comme chances !

— Sacrément même. »

Il inspira profondément et se plongea dans la contemplation de la tranchée. « Si tu avais dans l’idée de t’enfuir, je ne t’en voudrais pas.

— Pflff », souffla-t-elle. Bizarre, elle n’y avait même pas repensé. « Je reste. Juste pour voir comment ça se passera.

— D’accord ! Très bien ! Je dois reconnaître que j’aurai besoin de toi. »

Le vent bruissait dans les herbes, soupirait entre les pierres. Il devait sûrement y avoir des choses à dire, en pareil cas, songea Ferro, mais elle ignorait lesquelles. Elle n’avait jamais été une grande bavarde.

« Ah ! une dernière chose. Si je meurs, enterre-moi. » Elle lui tendit sa main. « D’accord ? »

Il arqua un sourcil. « D’accord ! » Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas touché quelqu’un d’autre, sans avoir l’intention de lui faire mal, depuis une éternité. La main de Logen emprisonnant la sienne, ses doigts se refermant sur les siens, sa paume pressée contre la sienne, lui procurèrent une sensation étrange. Une sensation de chaleur. Il lui fit un signe de tête. Elle l’imita. Et leurs mains se détachèrent.

« Et si nous mourons tous les deux ? » dit-il.

Elle haussa les épaules. « Alors les corbeaux se chargeront de nous picorer jusqu’à l’os. Après tout, quelle différence ?

— Il n’y en a pas vraiment, marmonna-t-il en commençant à descendre la colline. Non, pas vraiment. »