Au matin de leur neuvième jour dans les montagnes, Logen aperçut la mer. Après s’être péniblement hissé jusqu’au sommet d’un dernier raidillon, il la vit enfin. Le sentier descendait en pente raide vers une région plate, où une ligne d’eau scintillante marquait l’horizon. Chaque fois qu’il inspirait, il sentait presque sa saveur salée sur sa langue. Si celle-ci ne lui avait pas autant rappelé son pays, il aurait pu se fendre d’un sourire.
« La mer, murmura-t-il.
— L’océan, précisa Bayaz.
— Nous avons traversé le continent occidental d’un rivage à l’autre », annonça Long-Pied, avec un large sourire. « Nous ne sommes plus très loin, maintenant. »
Dans l’après-midi, ils approchèrent encore plus de leur but. Le sentier, qui s’était élargi en un chemin boueux, longeait des champs séparés par des haies mal entretenues. La plupart d’entre eux n’étaient que des carrés de terre brunâtre ; certains cependant étaient tapissés d’herbe verte, d’autres, parsemés de jeunes pousses de légumes dont quelques variétés, ayant atteint une hauteur suffisante pour se mouvoir dans le vent, ne promettaient pourtant qu’une maigre récolte hivernale. Logen ne connaissait rien à l’agriculture ; il était toutefois évident que quelqu’un avait travaillé ces terrains… et récemment.
« Quelle sorte de gens peuvent bien vivre dans ce coin ? murmura Luthar qui examinait avec méfiance les champs retournés.
— Les descendants des anciens pionniers. À la chute de l’Empire, on les a laissés ici, dans l’isolement le plus total. Mais ils ont fini par prospérer… si l’on peut dire !
— T’entends ? » siffla Ferro. Les yeux plissés, elle sortait déjà une flèche de son carquois. Logen releva la tête et tendit l’oreille. Des coups mats résonnaient dans le lointain, ainsi qu’une voix assourdie par les mugissements du vent. Posant une main sur la poignée de son épée, il s’accroupit, puis se mit à ramper jusqu’à la lisière des taillis et jeta un coup d’œil par-dessus. Ferro se coula à ses côtés.
Au milieu d’une parcelle labourée, deux hommes s’échinaient sur une souche ; l’un l’attaquait à la hache, tandis que l’autre le regardait, mains sur les hanches. Mal à l’aise, Logen déglutit. Ils ne semblaient pas représenter de menace, mais les apparences étaient parfois trompeuses. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient pas rencontré d’ennemis – humains ou non – qui n’avaient pas cherché à les tuer !
« Du calme, marmonna Bayaz. Il n’y aucun danger. »
Ferro lui fît face, sourcils froncés. « Ce n’est pas la première fois que vous le dites !
— N’abattez personne avant que je vous le dise ! » cracha le Mage, qui s’exprima ensuite à voix haute, dans une langue que Logen ignorait, en agitant un bras en guise de salut. Les deux hommes pivotèrent aussitôt, bouche grande ouverte. Bayaz leur cria de nouvelles explications. Les paysans échangèrent un regard, posèrent leurs outils et se mirent à marcher lentement vers eux.
Ils s’arrêtèrent à quelques pas du petit groupe. Deux individus hideux – même aux yeux de Logen –, aux traits grossiers, petits, râblés, vêtus d’habits de travail décolorés, rapiécés et tachés. Ils observèrent avec nervosité les six étrangers, et surtout leurs armes, comme s’ils n’avaient jamais vu de tels spécimens, ni de tels objets, auparavant.
Tout sourire, Bayaz leur parla d’un ton enjoué, accompagnant ses paroles de grands gestes, et leur indiqua l’océan. L’un d’eux hocha la tête, répondit en haussant les épaules et montra la piste du doigt. Puis il sortit du champ à travers une brèche dans la haie pour rejoindre la route – ou du moins, il quitta une boue molle pour se retrouver sur une boue plus compacte. Il leur fit alors signe de le suivre, pendant que de l’autre côté des taillis son compagnon les étudiait d’un air suspicieux.
« Il va nous conduire chez Cawneil, dit Bayaz.
— Chez qui ? » grommela Logen. Mais le Mage ne répondit pas. Il se dirigeait déjà vers l’ouest, talonnant le paysan.
Sous le ciel maussade, une épaisse obscurité avait enveloppé le village désert qu’ils traversèrent derrière leur guide morose. Un type singulièrement laid, pensait Jezal, bien que, d’après ses constatations, les paysans n’aient jamais été des beautés ! Il en déduisit que ce devait être un de leurs traits caractéristiques, à n’importe quel endroit du monde. Les rues étaient poudreuses, vides, envahies de mauvaises herbes, jonchées de détritus. De nombreuses maisons, couvertes de mousse et d’un fouillis de plantes grimpantes, semblaient à l’abandon. Et, dans l’ensemble, les quelques habitations visiblement occupées étaient en piètre état.
« On dirait que la gloire passée a disparu depuis longtemps, ici aussi », constata Long-Pied, une note de déception dans la voix. « Si elle a un jour existé ! »
Bayaz acquiesça. « La gloire est une denrée rare, ces derniers temps. »
Ils débouchèrent sur une vaste place entourée de masures négligées. Un jardinier, tombé dans l’oubli depuis belle lurette, avait dû jadis aménager des jardins ornementaux sur le pourtour. Là, les pelouses n’étaient plus que de l’herbe rase jaunie, les parterres de fleurs, un vulgaire enchevêtrement de ronces, et les arbres rabougris étiraient à la manière de serres leurs rameaux flétris. Derrière ces vestiges se dressait un bâtiment impressionnant, ou plutôt un assemblage de bâtisses de formes et de styles variés. Au centre jaillissaient trois grandes tours fuselées dont la base commune se divisait à une certaine hauteur. L’une d’elles, brisée en deux juste sous le sommet et dépourvue de toit depuis des lustres, dévoilait des solives nues.
« Une bibliothèque… » souffla Logen.
— Cela n’y ressemblait en rien, de l’avis de Jezal. « Vraiment ?
Voici la Grande Bibliothèque Occidentale », déclara Bayaz, tandis qu’ils traversaient la place décatie, plongée dans l’ombre des trois tours branlantes. « C’est là que j’ai fait mes premiers pas hésitants sur le chemin de l’Art. Là que mon maître m’a enseigné la Première Loi. Me l’a serinée jusqu’à ce que je sois capable de la réciter parfaitement dans tous les langages connus. C’était un endroit magnifique pour étudier et s’émerveiller. »
Logen émit un bruit de succion. « Le temps ne lui a pas fait de cadeaux.
— Le temps n’en fait jamais. »
Leur guide prononça quelques mots, en indiquant une immense porte à la peinture verte écaillée, puis recula et les dévisagea d’un air soupçonneux.
« Décidément, on ne trouve plus de personnel dévoué », dit le Premier des Mages, en regardant le paysan qui se hâtait de prendre congé. Levant alors son bâton, il frappa vigoureusement la porte à trois reprises. Un long silence s’ensuivit.
Jezal entendit Ferro demander : « Une bibliothèque ? » ; indubitablement, elle ignorait la signification de ce mot.
« Ça sert à ranger des livres, lui répondit Logen.
— Des livres ! renifla-t-elle. Fichue perte de temps ! »
De faibles bruits leur parvinrent de l’intérieur ; quelqu’un approchait, déversant quantité de grognements agacés. Des serrures cliquetèrent et la vieille porte abîmée s’ouvrit en grinçant. Un homme d’un âge avancé, au dos considérablement voûté, les détailla, étonné, un juron inintelligible au coin des lèvres et, dans une main, une bougie filée qui voilait d’une lueur diffuse un côté de son visage ridé.
« Je suis Bayaz, le Premier des Mages. Je dois m’entretenir avec Cawneil. »
Le domestique conserva son air ahuri. Jezal s’attendait presque à voir un filet de bave s’écouler de sa bouche édentée, toujours grande ouverte, à la lippe pendante. Manifestement, ils ne devaient pas recevoir de nombreux visiteurs.
L’unique bougie filée était ridiculement faible pour éclairer la salle gigantesque au plafond élevé qu’on apercevait derrière lui. Des tables robustes ployaient sous le poids des livres empilés dessus. Des étagères, dont on ne distinguait pas le haut dans ces ténèbres aux relents de moisi, couraient le long des murs. Des ombres se déplaçaient sur le dos des reliures en cuir de toutes tailles et de toutes les couleurs, sur les monceaux de feuilles éparses, sur les parchemins roulés et entassés sans soin en pyramides inclinées. La lumière vacillante de la flamme scintillait sur les liserés dorés ou argentés et les lourdes pierres précieuses serties dans les couvertures de volumes d’une épaisseur démesurée. Au milieu de cette accumulation de savoir, un escalier majestueux, à la rampe polie par les frottements répétés d’innombrables mains, déroulait avec grâce ses marches usées par les passages incessants de multiples pieds. La poussière s’était installée en couche épaisse sur la moindre surface. Une toile d’araignée particulièrement immonde s’accrocha dans les cheveux de Jezal quand il franchit le seuil ; il s’en débarrassa d’un revers de main avec une grimace de dégoût.
« La gardienne de ces lieux est déjà couchée, annonça le serviteur d’une voix asthmatique à l’accent étranger.
— Alors, réveillez-la ! lui intima Bayaz. L’heure tourne et je suis pressé. Nous n’avons pas le temps de…
— Eh bien, eh bien ! » Une femme apparut en haut de l’escalier.
« L’heure tourne en effet ! Si maintenant les anciens amants se mettent à venir frapper à ma porte ! » Une voix grave, douce comme du sirop. Elle commença à descendre avec une lenteur exagérée, faisant crisser ses ongles longs sur la rampe incurvée. Impossible de lui donner un âge… élancée, gracieuse ; un rideau de cheveux noirs lui couvrait la moitié du visage.
« Ma sœur, nous devons discuter d’affaires pressantes.
— Ah oui ? Vraiment ? » Le seul œil que Jezal pouvait voir était grand, sombre, bordé de cils épais, entouré d’une ligne rose légèrement enflammée. Langoureux, ensommeillé, il survola leur groupe presque avec paresse. « C’est atrocement ennuyeux !
— Je suis las, Cawneil. Tes simagrées ne m’amusent plus.
— Nous sommes tous las, Bayaz. Nous sommes tous terriblement las. » Elle poussa un soupir théâtral, en glissant enfin son pied sur la dernière marche, puis se dirigea vers eux sur le sol inégal. « Il fut un temps où tu aimais jouer. Je me souviens que tu te prêtais à mes caprices pendant des journées entières !
— Ça remonte à des siècles ! Les choses changent. »
Le visage de Cawneil se tordit soudain en une grimace de colère inquiétante. « Elles pourrissent, tu veux dire ! Mais, bon… » Sa voix enrouée redevint un murmure. « Nous, les derniers survivants du grand ordre des Mages, devrions au moins essayer de rester courtois. Allons, allons, mon frère, mon ami, mon trésor ! Inutile de faire preuve d’une hâte exagérée ! Il se fait tard, mais vous avez sûrement le temps de vous débarrasser de la poussière du voyage, de retirer ces guenilles puantes et de vous habiller pour le dîner. Nous pourrons alors discuter devant un bon repas, comme c’est la tradition entre gens civilisés. Je n’ai pas souvent d’hôtes à régaler. » Elle passa avec souplesse près de Logen, le détaillant de la tête aux pieds d’un air admiratif. « Et tu m’as amené des invités si vigoureux ! » Son regard s’attarda sur Ferro. « Si exotiques ! » Puis, levant une main, elle caressa de ses ongles longs la joue de Jezal. « Si avenants ! »
Dérouté, Jezal se figea, ne sachant comment réagir devant cette familiarité. De près, ses cheveux laissaient voir des racines grises ; aucun doute, elle les teignait ! Sa peau lisse lui sembla fripée, jaunâtre, et sûrement poudrée. Sa robe blanche avait une encolure souillée, ainsi qu’une tache bien visible sur une manche. Elle lui donna l’impression d’être aussi vieille que Bayaz, et même plus.
Regardant brusquement dans le coin où se tenait Quai, elle se