Quelle chance !

« Allez, debout, Luthar ! »

Jezal ouvrit brusquement les yeux. La luminosité intense l’empêcha presque de distinguer où il se trouvait. Il grogna et cligna des paupières, en s’abritant derrière une main. Quelqu’un venait de le secouer par l’épaule. Neuf-Doigts.

« Il faut qu’on se remette en route. »

Jezal s’assit. Le soleil, qui lui tombait directement sur le visage, entrait à flots dans la pièce étroite, y faisant scintiller des particules de poussière. « Où sont les autres ? » demanda-t-il d’une voix épaisse, engourdie par le sommeil.

De sa tête aux cheveux emmêlés, l’homme du Nord indiqua la haute fenêtre. Jezal n’y aperçut que Long-Pied. Debout, mains derrière le dos, celui-ci regardait au loin. « Notre Navigateur admire la vue. Le reste de la bande est dehors, en train de préparer les chevaux et d’établir l’itinéraire. J’ai pensé que tu apprécierais quelques minutes supplémentaires sous ta couverture.

— Merci. » Il aurait carrément préféré y passer encore quelques heures. Jezal inspecta sa bouche à la salive amère, léchant les cavités douloureuses de ses dents manquantes, la plaie sensible de sa lèvre, pour essayer de déterminer le degré de ses douleurs, ce matin-là. Le gonflement diminuait de jour en jour. Il commençait presque à s’y habituer.

« Attrape ! » Levant les yeux, Jezal vit que Neuf-Doigts lui lançait un gâteau sec. Il essaya de le saisir au vol, mais sa main blessée, encore raide, le rata ; le biscuit tomba par terre. L’homme du Nord haussa les épaules. « Un peu de poussière ne va pas te tuer.

— -J’imagine que non. » Jezal ramassa le biscuit, l’épousseta du dos de la main et mordit dedans, s’assurant d’abord qu’il se servait du bon côté de sa bouche. Puis il repoussa sa couverture, roula sur lui-même et se releva maladroitement.

Logen le regarda effectuer quelques pénibles enjambées, bras écartés pour garder l’équilibre, son gâteau coincé dans une main.

« Comment va ta jambe ?

— J’ai connu pire. » Il avait aussi connu mieux. Il claudiquait de façon ridicule. Sa jambe meurtrie restait complètement droite, et chaque fois qu’ils devaient supporter son poids, son genou et sa cheville lui cuisaient. Mais il pouvait enfin marcher ; son état s’améliorait au fil des jours. Quand il atteignit le mur de pierre, il ferma les yeux et inspira profondément. La joie de tenir à nouveau debout sans qu’on l’aide lui procurait une subite envie de rire et de pleurer.

« À partir d’aujourd’hui, je serai reconnaissant du moindre pas que je pourrai faire. »

Neuf-Doigts ricana. « Tes bons sentiments ne dureront qu’un jour ou deux, après tu recommenceras à te plaindre de la nourriture.

— Certainement pas, affirma Jezal.

— D’accord. Alors, disons une semaine ! » En se dirigeant vers la fenêtre située à l’extrémité de la pièce, Logen projeta une large ombre oblique sur le sol poussiéreux. « En attendant, tu devrais venir jeter un coup d’œil à ça.

— À quoi ? » Jezal sautilla pour rejoindre Frère Long-Pied et, pantelant, s’appuya aussitôt contre une colonne rongée, en secouant sa jambe douloureuse. Lorsqu’il put enfin se redresser, il demeura bouche bée.

Ils devaient se trouver à une hauteur impressionnante. Peut-être au sommet de la colline la plus abrupte de la ville. Le soleil, qui venait à peine de se lever, se trouvait au niveau de ses yeux et baignait les environs d’une teinte jaune, diluée dans la brume matinale. Juste au-dessus, quelques grappes de nuages blancs, quasiment immobiles, flottaient dans le ciel clair.

Bien qu’en ruines, Aulcus offrait encore un panorama époustouflant, malgré les siècles écoulés depuis sa chute.

Des toits éventrés s’étiraient à perte de vue, ainsi que des murs démantelés, violemment éclairés ou noyés dans l’ombre. Dômes majestueux, tours oscillantes, arcades élégantes et fières colonnes se dressaient au-dessus du fouillis. Jezal distinguait les espaces vides des immenses places, des larges avenues et, sur sa droite, la déchirure découpée par le fleuve, dont le cours sinueux miroitait à travers cette vaste forêt minérale. Partout où se portait le regard de Jezal, les pierres humides étincelaient sous le soleil matinal.

« Voilà pourquoi j’adore voyager, souffla Long-Pied. Tout à coup, en une seconde, ce périple justifie le déplacement. A-t-on déjà vu pareil spectacle ? Combien d’hommes encore en vie ont-ils pu le contempler ? Nous nous trouvons tous trois devant une fenêtre ouverte sur l’Histoire, un seuil donnant sur le lointain passé. Je ne rêverai plus jamais de la splendide Talins se réfléchissant sur la mer par une matinée rougeoyante, ni de la lumineuse Ul-Nahb sous la voûte d’azur en plein midi, ni d’Ospria, perchée sur le sommet de sa montagne, exhibant au crépuscule les lumières de ses foyers à l’image d’étoiles. À partir de ce jour, mon cœur appartient à Aulcus à tout jamais. C’est vraiment un joyau. Sublime au-delà des mots, même dans la mort… Comment imaginer sa splendeur lorsqu’elle vivait encore ? Comment ne pas rester sans voix, devant la magnificence de cette vision ? Comment ne pas être frappé d’admiration par ce…

— Un ramassis de vieux bâtiments, grommela soudain Ferro dans son dos. Et il est plus que temps d’en partir. Rangez vos affaires ! » Sur ce, elle tourna les talons et se dirigea à grands pas vers la sortie.

Jezal plissa les yeux pour contempler une dernière fois l’étendue incroyable des sombres ruines s’étirant à l’horizon. On ne pouvait nier leur beauté et, en même temps, elles dégageaient une certaine menace. Les somptueux édifices d’Adua, les puissantes murailles et les tours de l’Agriont… tout ce que jusque-là Jezal avait considéré comme des splendeurs lui paraissait désormais de pâles et minables copies. Il eut l’impression d’être un gamin ignorant, originaire d’un petit pays de barbares vivant à une époque dérisoire. Il était content de s’en aller, d’abandonner cette ville-joyau à ce passé auquel elle appartenait. Lui ne rêverait pas d’Aulcus.

Il risquait plutôt d’en faire des cauchemars.

 

La matinée était bien avancée quand ils parvinrent sur la seule place encore peuplée de la ville. Un prodigieux espace où, d’un bout à l’autre, se pressait une foule nombreuse. Une multitude silencieuse, immobile. Sculptée dans la pierre.

Des statues de toutes tailles, figées dans diverses positions, façonnées dans toutes sortes de matériaux. Basalte noir, marbre blanc, albâtre vert, porphyre rouge, granité gris, et des centaines d’autres roches dont Jezal ignorait le nom. Si leur variété semblait insolite, toutes avaient néanmoins un point commun, ce qui, en vérité, l’inquiéta énormément. Plus aucune n’avait de visage.

Les traits de ces colosses avaient été piquetés ; ils n’offraient plus qu’une masse informe de pierre vérolée. Certains des moins grands, saccagés au burin, ne présentaient plus que des cratères dentelés dans la roche rugueuse. D’horribles messages dans une écriture inconnue de Jezal avaient été ciselés sur les poitrails de marbre, sur les bras, les cous ou les fronts. Apparemment, à Aulcus, tout avait été pensé et effectué à grande échelle, y compris les actes de vandalisme.

L’allée miraculeusement dégagée qui se faufilait au milieu de ce sinistre carnage était suffisamment large pour permettre le passage du chariot. Jezal prit donc la tête du groupe pour franchir cette futaie de silhouettes sans visage, alignées de part et d’autre, à l’instar d’une foule assistant à un défilé militaire.

« Que s’est-il passé, ici ? » murmura-t-il.

Bayaz leva une mine contrite vers une tête qui se dressait au moins à cinq toises au-dessus de lui. Elle serrait encore ses lèvres en une moue bougonne, mais n’avait plus de nez ni d’yeux et ses joues creusées d’encoches présentaient les mêmes messages indéchiffrables. « Quand Glustrod s’est emparé de la ville, il a accordé une journée à son armée maudite pour la débarrasser de ses habitants. Une journée pour donner libre cours à sa fureur et assouvir son appétit pour les pillages, les viols, les meurtres. Comme si cela avait pu suffire à la rassasier ! » Mal à l’aise, Neuf-Doigts toussota et se trémoussa sur sa selle. « Puis il lui a ordonné de détruire toutes les statues de Juvens dans la ville. De les éliminer de tous les toits, de tous les atriums, de tous les temples, et d’effacer son image sur la moindre fresque. Les représentations de mon maître ne manquaient pas à Aulcus, étant donné qu’il avait lui-même érigé cette ville. Mais Glustrod était quelqu’un de minutieux. Il les fit toutes rechercher, les rassembla ici, afin de les défigurer et d’y graver de terribles malédictions.

— Une famille pas très unie ! » Jezal n’avait jamais été proche de ses frères, mais cette réaction lui paraissait excessive. Il écarta sa monture des doigts d’une main géante qui terminait un poignet tranché, posé à la verticale sur le sol ; sa paume s’ornait de symboles rageusement ciselés.

« Que disent-ils ? »

Bayaz se rembrunit. « Croyez-moi, mieux vaut que vous ne le sachiez pas ! »

Un bâtiment démesuré, même selon les critères de ce cimetière éléphantesque, s’élevait à côté de l’armée de sculptures. Les marches de son escalier étaient aussi hautes que les remparts d’une cité, les colonnes de sa façade, aussi grosses que des tours, et son formidable fronton, intaillé de décorations presque effacées. Bayaz tira sur ses rênes en arrivant devant lui et leva les yeux. Jezal l’imita, puis se tourna vers les autres avec anxiété.

« Continuons d’avancer. » Neuf-Doigts se gratta le visage en jetant nerveusement des coups d’œil autour de lui. « Quittons cet endroit aussi vite que possible, sans jamais y revenir. »

Bayaz gloussa. « Le Sanguinaire aurait-il peur de quelques malheureuses ombres ? Je n’aurais pas cru ça possible !

Chaque ombre est la projection de quelque chose », grommela l’homme du Nord, mais le Premier des Mages ne sembla pas s’en alarmer.

« Nous avons largement le temps de faire une halte, dit-il en descendant de monture. Nous approchons de la lisière de la ville, maintenant. Dans une heure, tout au plus, nous l’aurons dépassée et serons de nouveau sur la route. Ceci pourrait vous intéresser, capitaine Luthar ! Comme tous ceux qui daigneront me suivre. »

Neuf-Doigts jura tout bas dans sa langue. « Bon, d’accord ! Je préfère marcher que d’attendre.

Vous avez éveillé ma curiosité, dit Frère Long-Pied en mettant pied à terre. Je dois avouer que, sous cette lumière, cette ville est moins intimidante que sous la pluie d’hier. Il est même difficile de comprendre pourquoi elle a aussi mauvaise réputation. Il n’y a pas dans tout le Cercle du Monde un endroit qui dispose d’une telle collection de reliques aussi fascinantes, et, bien que honteux de l’admettre, je suis d’un naturel curieux. Oui, en effet, j’ai toujours été un…

On sait tous ce que tu es, siffla Ferro. Moi, j’attendrai ici.

Fais ce que tu veux. » Bayaz récupéra son bâton attaché sur sa selle. « Comme d’habitude. Pendant notre absence, Messire Quai et toi pourrez mutuellement vous distraire avec des histoires drôles. Je vais presque regretter de rater votre badinage. » Ferro et l’apprenti échangèrent un regard noir, tandis que les autres se frayaient un chemin entre les statues abattues, puis gravissaient le majestueux escalier. Jezal fermait la marche, boitant et grimaçant à chaque pas. Ils franchirent le seuil, de la taille d’une maison, et pénétrèrent dans un espace obscur, frais et silencieux.

Qui rappela à Jezal l’Hémicycle des Lords d’Adua… en dix fois plus grand. Une vaste pièce circulaire semblable à une coupe monstrueuse, munie de gradins taillés dans des pierres de différentes couleurs, avec des parties entières réduites en miettes. Le centre était rempli de débris, sans doute les gravats de son toit effondré.

« Ah ! Le grand dôme est à terre. » Le Mage plissa les yeux pour regarder le ciel lumineux par l’ouverture déchiquetée. « Une métaphore appropriée. » Il soupira et se dirigea avec lenteur vers l’aile courbe, en zigzaguant entre les sièges de marbre. Jezal leva la tête et se rembrunit à l’idée qu’un morceau de pierre puisse se détacher et venir l’écraser. Il se doutait que Ferro ne raccommoderait pas ces dégâts. Il ignorait pourquoi Bayaz avait insisté pour l’emmener en ce lieu, mais dans ce cas, il pouvait se poser la même question à propos du voyage – ce qu’il avait déjà fait plus d’une fois. Aussi, après une profonde inspiration, se traîna-t-il derrière le Mage, Neuf-Doigts sur ses talons. L’écho de leurs pas résonna dans cette vastitude vide.

Avançant parmi les gradins démolis, Long-Pied observa avec intérêt le plafond effondré. « À quoi servait cet endroit ? » demanda-t-il. L’écho de sa voix se réverbéra sur les parois arrondies. « Était-ce un théâtre ?

— En quelque sorte, répondit Bayaz. C’était la salle où se réunissait le Sénat impérial. C’est ici que l’empereur trônait pour écouter les débats des citoyens les plus sages d’Aulcus. Ici qu’ont été prises des décisions sans doute déterminantes pour le cours de l’Histoire. » Il gravit un échelon, avant de s’immobiliser pour indiquer le sol avec fébrilité. « C’est ici exactement, je m’en souviens, que Calice s’est tenu pour s’adresser aux membres du Sénat, les pressant de faire preuve de prudence dans l’extension occidentale de l’empire. C’est ici que Juvens lui a répondu qu’au contraire il fallait montrer de l’audace, obtenant ainsi l’approbation générale. Moi, âgé de vingt ans, le souffle coupé par l’excitation, je les regardais, fasciné. Je me rappelle encore leurs querelles en détail. Les mots, mes amis ! Les mots peuvent receler davantage de puissance que tout l’acier du Cercle du Monde.

— Un coup d’épée sur l’oreille te fait plus de mal qu’un mot, je te le garantis ! » chuchota Logen. Jezal éclata de rire, mais Bayaz ne sembla pas le remarquer, occupé qu’il était à passer d’un banc de pierre à l’autre.

« C’est ici que Scrapies les a exhortés à prendre garde aux dangers de la décadence, à s’intéresser à la signification véritable de la citoyenneté. Les sénateurs l’écoutaient, extasiés. Sa voix avait des accents de… de… » Bayaz crocheta l’air de la main, comme s’il espérait y saisir le mot juste. « Bah ! Qu’est-ce que ça peut bien faire, aujourd’hui ! Il n’y a plus aucune certitude dans le monde. C’était une époque où de grands hommes agissaient avec droiture. » Il se rembrunit en fixant le sol encombré de détritus. « Maintenant, nous vivons une ère où de petits hommes font ce qu’ils ont à faire.

De petits hommes, avec de petits rêves, marchant à pas de géants. Vous pouvez, malgré tout, voir à quel point ce bâtiment a été grandiose, autrefois.

— Euh, oui… » souffla Jezal, qui s’éloigna des autres en boitant pour aller examiner des fresques sculptées sur un mur, tout au fond de l’amphithéâtre. Des guerriers à moitié nus, dans des poses étranges, se repoussaient avec des lances. Tout cela était sûrement magnifique, mais il flottait dans ces lieux une odeur désagréable. Celle de la pourriture, de l’humidité ou d’animaux en sueur. Des remugles d’étables négligées. Il inspecta les ténèbres en plissant le nez. « D’où vient cette puanteur ? »

Neuf-Doigts huma l’air ; il blêmit aussitôt, les yeux ronds. « Par les… » Dégainant son épée, il avança d’un pas. Jezal se retourna, tout en cherchant maladroitement à empoigner ses deux armes, la poitrine subitement oppressée par la peur…

Jezal prit d’abord cette silhouette noire pour une espèce de mendiant ; emmaillotée dans des loques, elle se tenait à quatre pattes dans l’obscurité, à environ deux toises de lui. Puis il aperçut les mains… déformées, agrippées comme des serres à la pierre rongée. Il découvrit enfin le visage gris, si on pouvait le nommer ainsi : un front bas dépourvu de sourcils, une mâchoire carrée débordant de dents démesurées, un groin plat de cochon et de minuscules yeux noirs étincelants de colère qui soutenaient son regard. Une créature entre homme et bête, bien plus hideuse que chacune des deux espèces. Sa bouche se mit à pendre mollement, tout son corps se figea. Il lui sembla parfaitement inutile de dire à Neuf-Doigts qu’il le croyait désormais.

Les Shankas existaient bel et bien.

« Attrape-le ! » rugit Logen. Il remonta les gradins à toute allure, en brandissant son épée. « Tue-le ! »

Jezal, hésitant, tituba vers le monstre, mais sa jambe encore fragile l’empêcha de prendre de vitesse cette créature aussi vive qu’un renard. Avant qu’il eût pu faire trois pas, le Shanka pivota et détala sur le dallage glacé vers une fissure dans le mur, où il se glissa avec l’agilité d’un chat franchissant une clôture.

« Il a disparu ! »

Bayaz se dirigeait déjà vers la sortie de l’immense salle, faisant claquer son bâton sur le marbre. « Nous le voyons bien, Messire Luthar. Nous l’avons tous constaté !

— Il y en aura d’autres, siffla Logen. Il y en a toujours d’autres ! Nous devons partir ! »

Quelle malchance ! songeait Jezal, en redescendant péniblement les gradins ; il grimaçait de douleur à chaque élancement dans son genou. La malchance avait voulu que Bayaz insistât pour s’arrêter. Ensuite, sa jambe cassée l’avait empêché de poursuivre cette chose répugnante… un autre coup du sort ! Et enfin, au lieu de pouvoir traverser le fleuve à des lieues en aval, ils avaient été obligés de venir à Aulcus.

« Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ? hurla Logen à Bayaz.

— Je ne le devine que trop bien », bougonna le Mage, haletant, les traits crispés. « Après la mort du Créateur, nous les avons chassés. Nous les avons acculés dans les recoins les plus obscurs du monde.

— Il y en a peu de plus obscurs que celui-ci ! » Long-Pied les dépassa en courant et descendit les marches deux par deux, Jezal boitillant derrière lui.

« Qu’y a-t-il ? cria Ferro en retirant son arc de son épaule.

— Des Têtes-Plates ! » rugit Neuf-Doigts.

Comme elle le regardait d’un air hébété, l’homme du Nord agita sa main libre dans sa direction. « Contente-toi de galoper ! »

Sacrée malchance ! C’était à cause d’elle que Jezal avait battu Bremer dan Gort et que Bayaz l’avait choisi pour ce voyage infernal. Toujours à cause d’elle qu’il avait décidé un jour d’escrimer. Que son père l’avait incité à s’engager dans l’armée, au lieu d’être un oisif, comme ses deux frères. Étrange idée que d’avoir toujours considéré cela comme de la chance ! Il était parfois difficile de faire la différence.

Jezal tituba jusqu’à son cheval, s’accrocha au pommeau de la selle et se hissa tant bien que mal sur l’animal. Long-Pied et Neuf-Doigts avaient déjà enfourché le leur. Bayaz, lui, remettait seulement son bâton à sa place d’une main tremblante. Quelque part derrière eux, une cloche se mit à sonner dans la ville.

« Oh là là ! » gémit Long-Pied, en fixant avec des yeux exorbités la multitude des statues. « Oh là !

— Simple malchance ! » murmura Jezal.

Ferro le regarda brusquement. « Quoi ?

— Rien. » Grinçant des dents, il éperonna sa monture.

 

La chance n’existait pas. Le mot chance était utilisé par des idiots pour expliquer les conséquences de leur témérité, de leur égoïsme et de leur bêtise. Le plus souvent, la malchance était synonyme de mauvais plans.

Et là, ils en avaient la preuve.

Ferro avait prévenu Bayaz qu’il existait dans la ville une autre présence que la sienne et celle de ces cinq Blafards stupides. Elle l’avait mis en garde, mais il ne l’avait pas écoutée. Les gens ne croient que ce qu’ils veulent. Du moins les idiots.

Elle observait les autres tout en chevauchant. Sur le siège du chariot cahotant, Quai fixait la route devant lui, ses yeux réduits à deux fentes. Bien calé sur sa selle, les lèvres retroussées, Luthar avait adopté la position du cavalier expérimenté. Mâchoires serrées, le visage pâle, les traits tirés et l’air sinistre, Bayaz s’efforçait de ne pas se laisser distancer. Les prunelles dilatées par l’effroi, Long-Pied ne cessait de jeter des regards anxieux par-dessus son épaule. Ballotté sur son cheval, le souffle rauque, Neuf-Doigts passait plus de temps à vérifier ses rênes que le chemin à suivre. Cinq idiots, et elle.

Elle entendit un grondement et vit une créature accroupie sur le toit d’un bâtiment bas. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’elle connaissait : un singe courbé en avant, au dos tordu et aux membres trop longs. Toutefois, les singes ne maniaient pas les lances ! Ses yeux suivirent l’arc décrit par le projectile, qui alla se planter dans le flanc du chariot, où il resta à osciller. Ils finirent par dépasser le petit édifice et continuèrent à chevaucher bruyamment sur la chaussée défoncée.

Certes, cette créature les avait manqués, mais il y en avait d’autres dans les ruines, devant eux. Ferro les voyait bouger dans les bâtisses plongées dans l’ombre. Elles détalaient sur les toits, se tapissaient derrière les fenêtres branlantes ou sur les seuils dépourvus de portes. Elle avait bien envie d’en descendre une, mais quel intérêt ? Il y en avait bien trop. Des centaines, à première vue. Étant donné qu’ils les auraient bientôt toutes distancées, en tuer une ne servirait à rien. Simplement à gaspiller une flèche…

Un gros caillou vint tout à coup s’écraser à proximité. Ferro sentit l’un des fragments émiettés ricocher sur le dos de sa main, lui laissant une entaille sanglante sur la peau. Elle se rembrunit, rentra la tête dans les épaules et s’efforça de s’aplatir sur l’encolure de son cheval. Une chose telle que la chance n’existait pas.

Et il n’y avait aucune raison de leur offrir une cible trop facile.

 

Logen pensait avoir laissé les Shankas loin derrière lui ; toutefois, passé le premier choc d’en revoir un, cela ne le surprenait guère. Il aurait dû le savoir, depuis le temps ! On laisse seulement ses amis derrière soi. Les ennemis restent toujours accrochés à nos basques.

Le son des cloches retentissait un peu partout dans les ruines. Logen en avait le crâne farci ; leurs tintements dominaient martèlements de sabots, grincements de roues, sifflements de l’air. Elles résonnaient dans le lointain ou juste à côté d’eux, aussi bien devant que derrière. Les bâtiments, aux carcasses grises emplies de mille périls, défilaient.

Il vit un objet scintiller à proximité, puis rebondir sur les pavés en tournoyant. Une lance. Il en entendit une autre tomber avec fracas un peu plus loin sur la route. Il déglutit et plissa les yeux pour se protéger du vent qui lui cinglait le visage, en essayant de ne pas s’imaginer le dos transpercé par l’une d’elles. Ce n’était pas trop difficile ; se maintenir en selle requérait toute sa concentration.

Ferro se retourna pour lui crier quelque chose ; ses mots se perdirent dans le vacarme. Il secoua la tête pour le lui faire comprendre ; elle agita furieusement un bras en indiquant un point sur la chaussée. Il comprit soudain… une crevasse s’ouvrait devant eux sur la route, se précipitant à leur rencontre à une vitesse folle. La bouche de Logen parut s’ouvrir autant qu’elle ; il étouffa un gémissement horrifié.

Il tira si brutalement sur ses rênes que son cheval glissa sur les vieux cailloux et se déporta vers la droite. Logen s’accrocha à sa selle, que ce brusque mouvement avait décalée. Il voyait les pavés défiler sous lui en une masse grise confuse, le bord de l’énorme gouffre passer à quelques pas à peine sur sa gauche, la chaussée se craqueler de fissures secondaires. Il sentait la présence de ses compagnons, percevait des voix qui criaient, sans toutefois saisir le sens de leurs paroles, trop occupé à lutter contre les douloureuses secousses. Il souhaitait de tout cœur ne pas se faire désarçonner et se murmurait sans relâche : « Encore en vie, encore en vie… »

Un temple apparut bientôt. Ses piliers grandioses, encore intacts, enjambaient la route et supportaient toujours un monstrueux triangle de pierre semblant peser des tonnes. Le chariot fila entre deux d’entre eux dans un bruit de tonnerre. Le cheval de Logen, lui, se fraya un chemin entre deux autres, happé fugacement par l’ombre, avant de retrouver aussitôt la clarté du jour. Tous débouchèrent alors dans une immense salle à ciel ouvert. La crevasse avait avalé le mur de gauche, et si un toit recouvrait jadis le tout, il avait disparu depuis longtemps. Ballotté au rythme de sa monture, Logen continua de galoper droit devant lui, les yeux rivés sur une grande arcade, un carré de lumière dans la pierre noire. Là-bas, nous serons en sécurité, se disait-il. S’ils parvenaient à franchir cette voûte, ils seraient sortis d’affaire. Si seulement ils parvenaient jusque-là…

Il ne vit pas la lance arriver, et même s’il l’avait vue, il n’aurait rien pu faire. Par chance, elle manqua sa jambe et s’enfonça profondément dans le flanc de sa monture. Ça, c’était nettement moins heureux ! Logen entendit l’animal renâcler quand il perdit le contrôle de ses membres. Il fut désarçonné. Bouche ouverte en un cri muet, il constata avec impuissance que le dallage de la salle se rapprochait. La pierre dure lui heurta la poitrine de plein fouet, lui coupant le souffle ; sa mâchoire alla cogner rudement le sol. Il vit trente-six chandelles, rebondit et se mit à rouler indéfiniment, tandis qu’autour de lui la pièce pleine de bruits étranges et le ciel aveuglant tournoyaient. Il finit par s’arrêter brutalement, allongé sur le côté.

Hébété, il demeura ainsi quelques instants. La tête lui tournait, ses oreilles bourdonnaient ; il ne savait plus où, ni qui il était. Il recouvra peu à peu ses esprits.

Et redressa vivement la tête. La crevasse se trouvait à un pas à peine. Il perçut le grondement de l’eau, loin en contrebas. Roulant de nouveau sur lui-même, il s’écarta de son cheval ; autour de la bête, des filets de sang noir s’écoulaient sur les joints des pavés. Puis il aperçut Ferro ; un genou à terre, elle décochait flèche après flèche en direction des piliers qu’ils venaient de dépasser.

Il y avait des Shankas juste derrière… et en grand nombre.

« Merde ! » grommela Logen. Il se remit debout péniblement, les talons de ses bottes crissant sur les pavés poussiéreux.

« Par ici ! hurla Luthar qui s’était laissé glisser à bas de monture et avançait en claudiquant. Viens donc ! »

Une énorme hache à la main, un Tête-Plate fonçait sur eux en poussant un cri perçant. Foudroyé en pleine course, il bascula en arrière, une flèche de Ferro fichée dans le visage. Mais il y en avait d’autres. Beaucoup d’autres qui s’insinuaient entre les piliers, lance à la main.

« Ils sont trop nombreux ! » vociféra Bayaz. Contractant ses muscles maxillaires, le vieillard soucieux inspecta les piliers et la masse compacte qu’ils supportaient. L’air commença aussitôt à trembloter autour de lui.

« Merde ! » Complètement déséquilibré, Logen se dirigea vers Ferro d’une démarche d’ivrogne. La salle tanguait devant ses yeux, son sang puisait dans ses oreilles. Il perçut néanmoins un bruit sec : une fissure sur l’un des piliers, un nuage de poussière et les pierres se mirent à bouger en craquant. Deux Shankas relevèrent la tête. Ils baragouinaient encore, un doigt pointé vers le haut, lorsqu’une pluie de cailloux s’abattit sur eux.

Logen réussit à saisir le poignet de Ferro qui essayait de placer une flèche sur son arc. « Bordel ! » maugréa-t-elle, tandis que, titubant, il la tirait en arrière pour la mettre à l’abri. Une lance siffla près d’eux. Elle ricocha bruyamment sur les pavés, fila vers le bord de la crevasse et termina sa course dans le vide. Il entendait les Shankas envahir la salle ; ils pullulaient entre les piliers, communiquaient entre eux par grognements.

« Venez, venez ! » répétait Luthar qui continuait d’avancer en boitant et en gesticulant.

Les lèvres pincées, les yeux exorbités, toujours debout au même endroit, Bayaz était entouré de tourbillons scintillants. À ses pieds, la poussière du sol se soulevait doucement pour s’enrouler en volutes autour de ses bottes. Une formidable déflagration retentit. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Logen vit un énorme morceau de pierre sculptée tomber à la verticale et atterrir avec une telle violence que le sol en trembla. Il écrasa un Shanka malchanceux, qui n’eut pas même le temps de crier, projetant au loin son épée cassée et des éclaboussures de sang noir, seules preuves que le malheureux ait jamais existé. Armes au poing, d’autres silhouettes sombres continuaient cependant d’avancer, au milieu des nuages de poussière.

Un des piliers se brisa en deux. Il oscilla avec une lenteur singulière ; des éclats de pierres s’éparpillèrent dans toute la salle. Le fronton qui s’appuyait dessus commença à se fissurer à son tour, avant de s’effondrer en morceaux aussi gros que des maisons. Logen pivota et se jeta à plat ventre, entraînant Ferro à sa suite. Il ferma les yeux et se protégea la tête de ses bras.

Il y eut alors un vacarme épouvantable ; Logen n’avait jamais rien entendu de semblable. Un mugissement, un grondement de terre déchirée, comme si le monde se repliait sur lui-même. Peut-être était-ce le cas ! Le sol fit le gros dos et trembla sous leurs corps. Un autre craquement assourdissant retentit, un long crépitement, suivi d’un grattement, d’un faible déclic, puis un silence relatif s’installa.

Logen desserra sa mâchoire douloureuse et ouvrit les yeux. Malgré l’air saturé de poussière, il eut l’impression d’être sur une sorte de pente. Il toussota, essaya de bouger, entendit un grincement étrange sous sa poitrine… la dalle sur laquelle il reposait bascula peu à peu, la pente s’accentua. Avec un hoquet de stupeur, il se pressa contre la surface, s’y agrippant du bout des doigts, une main serrée autour du bras de Ferro. Il sentit soudain la jeune femme exercer une forte pression sur son poignet. Tournant la tête avec précaution pour regarder autour de lui, il se pétrifia d’horreur.

Les piliers avaient disparu. La salle aussi. Le sol également. L’immense faille les avait engloutis et béait à leurs pieds. Logen pouvait à peine en croire ses yeux. Il était allongé sur une grande plaque qui, quelques instants plus tôt, faisait partie du dallage et qui, désormais inclinée en un angle prononcé, se trouvait en équilibre au bord d’une impressionnante paroi plongeant dans le vide.

Les doigts noirs de Ferro s’accrochaient à son poignet ; sa manche déchirée était remontée jusqu’au coude, les muscles de son avant-bras saillaient sous l’effort. Il suivit du regard la courbe de son épaule, puis descendit jusqu’à son visage figé. Le reste de son corps était invisible… Caché par le rebord de la plaque, il se balançait au-dessus du gouffre.

« Ssss », siffla-t-elle, ses yeux jaunes écarquillés, ses doigts griffant désespérément la pierre lisse pour y trouver une prise. Un coin se détacha brusquement de la plaque ébréchée. Logen l’entendit tomber et rebondir le long de la faille.

« Merde ! » bougonna-t-il. Il osait à peine respirer. Bordel ! Quelles étaient ses chances de se tirer de ce mauvais pas ? Force lui était de reconnaître que Logen Neuf-Doigts n’avait jamais été un veinard !

Il glissa prudemment sa main libre sur la plaque, à la recherche d’une petite arête où s’agripper, et remonta petit à petit vers le haut du bloc. Puis, pliant l’autre bras, il entreprit d’y hisser Ferro à son tour.

Avec un horrible grincement et une secousse violente, le bloc commença soudain à s’incliner dans le sens inverse. Logen geignit en s’aplatissant sur sa surface, dans l’espoir de stopper le mouvement. Une nouvelle secousse encore plus violente, et la plaque rebascula lentement dans l’autre sens. Logen demeura ainsi, pantelant. Pas moyen de descendre, ni de monter !

« Psst ! » Des yeux, Ferro lui indiqua leurs mains soudées et rejeta légèrement la tête vers le bord de la plaque, puis vers la faille en contrebas.

« Faut se montrer réaliste », chuchota-t-elle en relâchant ses doigts pour le libérer.

Logen se revit alors suspendu le long d’un édifice, au-dessus d’un cercle de pelouse jaunâtre. Il se souvint d’avoir glissé inexorablement, en murmurant des appels à l’aide. Il se souvint aussi de la main de Ferro qui saisissait la sienne pour le ramener au sommet. Il secoua lentement la tête et resserra sa prise sur son poignet.

Elle lui fit les gros yeux. « Satané idiot de Blafard ! »

Jezal toussa, se tourna de côté, recracha de la poussière. Clignant des paupières, il se mit à regarder autour de lui. Il eut l’impression qu’il faisait plus clair et que le bord de la faille était beaucoup plus proche qu’avant. En réalité, bien trop proche !

« Euh », bredouilla-t-il, soudain à court de mots. La moitié du bâtiment s’était écroulée. Seuls subsistaient le mur du fond et l’un des piliers, lui-même cisaillé à mi-hauteur. Tout le reste avait disparu, englouti par le gouffre géant. Il se releva en titubant, fit la grimace quand son poids porta sur sa jambe blessée et aperçut Bayaz, à moitié allongé contre le mur voisin.

Des filets de sueur striaient le visage fripé du vieux Mage. Il avait les traits tirés, les yeux brillants, cernés de noir ; ses os semblaient prêts à lui transpercer la peau. On aurait dit un cadavre datant d’une semaine. Jezal fut presque surpris de le voir lever une main crispée pour la tendre vers la crevasse. « Allez-les chercher », croassa-t-il.

Les autres !

« Par ici ! » La voix de Neuf-Doigts lui parvint de la faille, comme étouffée. Du moins était-il encore en vie ! Le coin d’un énorme bloc pointait au-dessus du bord ; Jezal s’y traîna avec prudence, angoissé à l’idée que le sol pût se dérober entièrement sous lui. Il jeta un coup d’œil dans le gouffre.

Allongé sur le ventre, l’homme du Nord tenait de la main gauche l’extrémité supérieure du bloc incliné ; de la droite, il serrait fermement le poignet de Ferro, dont on ne distinguait que le visage balafré du côté opposé. Tous deux affichaient la même expression horrifiée. Plusieurs tonnes de pierre en équilibre instable oscillaient imperceptiblement, risquant à tout moment de glisser dans l’abîme.

« Fais… quelque chose… » chuchota Ferro, en se gardant d’élever le ton. Jezal constata qu’elle ne lui suggérait pas non plus comment procéder.

Il passa la langue sur sa lèvre crantée. Peut-être que s’il appuyait sur le bord, la plaque se redresserait… ils n’auraient plus qu’à ramper jusqu’à lui ! Devait-il agir aussi simplement ? Il tendit une main et frotta nerveusement ses pouces sur le bout de ses doigts, soudain très faibles et moites, avant de la poser avec délicatesse sur le contour dentelé. Attentifs, Neuf-Doigts et Ferro retenaient leur souffle.

Une légère pression, et la plaque s’infléchit. Il pesa un peu plus sur le bloc… un raclement furieux… et celui-ci s’agita en un mouvement terrifiant.

« Ne pousse pas, bordel ! » hurla Neuf-Doigts, en râpant ses ongles sur la surface trop lisse.

« Que dois-je faire ? couina Jezal.

Trouve quelque chose !

- N’importe quoi ! » renchérit Ferro.

Jezal jeta des coups d’œil fébriles autour de lui. Il ne vit personne susceptible de l’aider. Aucun signe de Long-Pied, ni de Quai. Soit ils étaient morts au fond de ces abysses, soit ils avaient profité de cette catastrophe pour reprendre leur liberté. Aucune de ces deux solutions ne l’aurait surpris. S’il devait sauver quelqu’un, Jezal effectuerait donc la manœuvre tout seul.

Il se contorsionna pour ôter son manteau, le torsada en une sorte de corde et le soupesa en secouant la tête. Cela ne fonctionnerait jamais, mais quelles autres possibilités avait-il ? Il étira sa corde improvisée au maximum, puis en lança une des extrémités. Celle-ci rebondit sur la pierre, bien trop loin des doigts de Logen, en éparpillant une poignée de gravillons.

« C’est pas grave, recommence ! »

Penché autant qu’il l’osait vers le gouffre, Jezal remonta son manteau aussi haut que possible et le relança. Une des manches s’écarta suffisamment pour permettre à Logen de s’en saisir.

« Oui ! » Il l’enroula autour de son poignet. Et l’étoffe épousa parfaitement la bordure du bloc.

« C’est ça ! Maintenant, tire-lait vers toi ! »

Serrant les dents, Jezal s’arc-bouta, ses bottes dérapant dans la poussière, son bras et sa jambe meurtris lui cuisant sous l’effort. Le manteau revint petit à petit, en glissant progressivement sur la pierre.

« Oui ! gronda Neuf-Doigts qui repoussait le bloc des épaules.

- Tire ! » l’encouragea Ferro, en se tortillant pour faire passer ses hanches sur le rebord, puis sur la plaque.

Paupières mi-closes, Jezal mobilisait toutes ses forces en soufflant entre ses dents. Une lance atterrit en cliquetant près de lui. Il ouvrit brusquement les yeux ; une vingtaine de Shankas, rassemblés à l’autre bout de la gigantesque crevasse, agitaient leurs bras biscornus. Il déglutit et regarda ailleurs. Il ne pouvait se permettre de penser à ce danger en un moment pareil. Tout ce qui importait, c’était de tirer. De tirer et surtout, quelle que fût sa douleur, de ne pas lâcher prise. Et cela fonctionnait ! Petit à petit, ses compagnons remontaient. Jezal dan Luthar était enfin un héros ! Il allait enfin gagner sa place dans ce maudit périple.

Un bruit sonore de déchirure.

« Merde ! geignit Logen. Merde ! »

La manche se détachait lentement du manteau, les coutures s’effilochaient, les fils se cassaient les uns après les autres. Jezal poussa un petit cri affolé. Sa main lui brûlait. Devait-il encore tirer ou pas ? Un autre fil cassa net. Quelle pression exercer ? Un autre fil céda à nouveau.

« Que dois-je faire ? gémit-il.

- Tire, bougre d’idiot ! »

Jezal obtempéra. Il remorqua le manteau avec énergie, tous ses muscles en feu. Ferro, qui avait réussi à atteindre le bloc, en griffait la surface de ses ongles. La main de Logen, elle, touchait presque le bord de la faille ; trois de ses doigts s’étiraient, s’allongeaient. Jezal continua à tracter ses deux compagnons…

Et retomba en arrière avec, dans la main, un lambeau de tissu. Le bloc frissonna, gronda, bascula. Un formidable crac, et Logen se mit à glisser, la manche arrachée pendant inutilement dans sa main. Il n’y eut pas un seul cri. Simplement quelques crissements, des roulements de pierres, puis, plus rien. Tous deux étaient passés par-dessus bord. L’énorme bloc reprit sa position initiale et resta là, en bordure de faille, plat et vide. Jezal le fixa bouche bée, son manteau sans manche oscillant dans sa main tremblante.

« Non », murmura-t-il. Ça ne se passait jamais ainsi dans ses récits d’aventures.