Une ombre écrasante

« Par les morts ! »

Ferro garda le silence et, pour la première fois depuis leur rencontre, Logen s’aperçut que sa moue avait disparu. Sur son visage détendu, sa bouche était légèrement ouverte. Luthar, lui, gloussait comme un dément.

« Vous avez déjà vu un tel spectacle ? » cria-t-il pour dominer le vacarme. Il tendait une main tremblante devant lui.

« Il n’a pas son pareil », affirma Bayaz.

Logen devait admettre qu’il s’était demandé pourquoi ils en avaient fait tout un plat… il ne s’agissait, après tout, que de traverser un malheureux fleuve ! Certaines des plus grandes rivières du Nord pouvaient poser un problème, surtout pendant la mauvaise saison, et si on convoyait un équipement important. Quand il n’y avait pas de pont, il suffisait de chercher un gué, de porter ses armes au-dessus de sa tête et de patauger pour atteindre l’autre rive. Les bottes mettaient un certain temps à sécher… à part cet inconvénient, on n’avait pas grand-chose à redouter d’un fleuve ou d’une rivière. C’était l’endroit idéal pour remplir son outre.

La remplir dans l’Aos aurait pu s’avérer périlleux, du moins si l’on ne disposait pas de plusieurs longueurs de corde.

Jadis, du haut des falaises situées près d’Uffrith, Logen avait eu l’occasion de regarder les vagues se ruer à l’assaut des rochers en contrebas et de contempler la mer, vaste étendue grise et écumante s’étirant à perte de vue. Un endroit étourdissant, inquiétant, où l’on se sentait tout petit. Le sentiment qu’il éprouvait au bord de la gorge de ce fleuve gigantesque était à peu près identique, sauf qu’à cent cinquante toises de là, une autre falaise se dressait sur les flots : la rive opposée, si l’on pouvait utiliser ce mot pour une paroi rocheuse verticale.

Il se hasarda au bord du gouffre, évaluant le sol mou du bout de ses bottes, et jeta un coup d’œil en bas. Pas vraiment une bonne idée ! Une avancée de terre rouge, retenue apparemment par un simple réseau de racines blanches, surplombait la roche déchiquetée, plongeant presque tout droit. L’eau bouillonnante se fracassait à la base, projetant panaches d’embruns et nuages de brume dans les airs. Logen eut l’impression qu’ils lui aspergeaient le visage. Des touffes d’herbes s’agrippaient aux crevasses, aux saillies, et des oiseaux s’amusaient à planer entre leurs longues tiges. Des centaines de petits oiseaux blancs. À travers le grondement assourdissant du fleuve, Logen distinguait à peine leurs appels joyeux.

Il s’imagina tombant dans cette effrayante masse d’eau noire, aspiré, ballotté, charrié telle une vulgaire feuille dans une bourrasque. Il déglutit et recula prudemment, cherchant autour de lui quelque chose à quoi il pourrait se raccrocher en cas de nécessité. Il se sentait vulnérable, susceptible d’être emporté au moindre coup de vent. Il devinait presque l’eau s’infiltrant dans ses bottes, l’indomptable puissance de ses remous qui faisaient trembler même le sol.

« Vous voyez pourquoi un pont ne serait pas inutile ! lui hurla Bayaz à l’oreille.

— Je me demande comment on pourrait en construire un !

— À Aostum, le fleuve se divise en trois bras et la gorge est moins profonde. Les ingénieurs de l’empereur y ont créé des îles et bâti des ponts constitués de plusieurs petites arches. Même en procédant ainsi, il leur a fallu douze années pour les achever. Celui de Darmium est l’œuvre de Kanedias en personne, un cadeau qu’il a offert à son frère Juvens, à une époque où ils étaient encore en bons termes. Il enjambe le fleuve en une seule travée. Personne ne sait comment il s’y est pris. » Bayaz retourna près des chevaux. « Appelez les autres, nous devrions repartir ! »

Ferro avait déjà fait demi-tour. « Toute cette pluie ! » Elle regarda par-dessus son épaule, plissa le front et secoua la tête.

« Il n’y a pas de fleuves comme ça dans ton pays, hein ?

— Dans les Terres Arides, l’eau est ce qu’il y a de plus précieux. Les hommes s’entretuent pour une simple gourde de ce liquide.

— C’est là que tu es née ? Dans les Terres Arides ? » Drôle de nom pour un lieu, mais il correspondait plutôt bien à Ferro.

« Il n’y a pas de naissances dans les Terres Arides, Blafard. Rien que des morts.

— Une région inhospitalière, hein ? Alors, où es-tu née ? »

Elle se renfrogna. « Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Je voulais juste me montrer amical.

— Amical ! » se gaussa-t-elle, en le bousculant pour rejoindre les chevaux.

« Ben quoi ? Tu en as tant que ça, pour ne pas vouloir t’encombrer d’un ami de plus ? »

Elle s’arrêta, puis le regarda en coin de ses yeux réduits à deux fentes. « Mes amis ne vivent pas longtemps, Blafard.

— Les miens non plus, mais je suis prêt à prendre le risque, si tu l’acceptes aussi.

— D’accord », lâcha-t-elle ; son visage n’avait pourtant rien d’amical. « Les Gurkhiens ont conquis mon village quand j’étais enfant et ont fait de moi une esclave. Ils ont emmené tous les enfants.

— Une esclave ?

— Oui, bougre d’idiot, une esclave ! Achetée et vendue, comme de la viande de boucherie ! Tu appartiens à quelqu’un qui fait de toi ce qu’il veut, comme avec une chèvre, un chien, ou les mauvaises herbes de son jardin ! C’est ce que tu voulais savoir, mon ami ? »

Logen fît la moue. « Nous n’avons pas de telles coutumes dans le Nord.

— Sssss » siffla-t-elle, les lèvres retroussées en un rictus. « Tant mieux pour vous ! »

 

Des ruines gigantesques les entouraient. Une forêt de piliers détruits, un labyrinthe de murs écroulés. Provenant des bâtiments démantelés, des blocs de pierre de la taille d’un homme jonchaient le sol alentour. Fenêtres délabrées et seuils dépourvus de portes bâillaient, à l’image de plaies béantes. L’ensemble formait une ligne noire irrégulière, qui se détachait sur un fond de nuages pressés, comme une rangée de dents géantes cariées.

« Comment s’appelait cette ville ? demanda Luthar.

— Ce n’était pas une ville, répondit Bayaz. À l’apogée de l’ancien régime, du temps de la splendeur de l’empereur, quand sa puissance était grandissime, cela constituait son palais d’hiver.

— Tout ça ? » Logen embrassa du regard l’étendue en ruine. « La maison d’un seul homme ?

— Et encore ! pas pour toute l’année. La plupart du temps, la Cour résidait à Aulcus. L’hiver, dès que les tempêtes de neige commençaient à se déchaîner dans les montagnes, l’empereur emmenait sa suite ici. Une ribambelle de gardes, de domestiques, de cuisiniers, de bureaucrates, de princes, d’épouses et d’enfants traversaient la plaine avant l’arrivée des grands froids, pour s’installer pendant trois petits mois dans cet ancien palais aux salles immenses, aux chambres somptueuses et aux jardins luxuriants. » Bayaz secoua sa tête chauve. « Il y a très longtemps, avant la guerre, cet endroit étincelait, à l’instar de la mer au lever du soleil. »

Luthar renifla. « Et j’imagine que Glustrod a tout démoli ?

— Non. Ce n’est pas pendant cette guerre-là, mais au cours d’une autre, que ça s’est produit. Une guerre déclarée sur mes ordres, après la mort de Juvens, à son frère aîné.

— Kanedias, murmura Quai. Le Maître Créateur.

— Une guerre aussi atroce, brutale et impitoyable que la précédente. Et plus meurtrière. En bout de course, Juvens et Kanedias ont disparu tous les deux.

— Pas une famille heureuse ! commenta Logen.

— Non. » Bayaz regarda le désastre en plissant le front. « Avec le décès du Créateur, le dernier des quatre fils d’Euz, l’ancien régime prit fin. Il ne nous reste que ses ruines, ses tombeaux et ses mythes. Nous ne sommes que de petits hommes agenouillés dans l’ombre écrasante du passé. »

Ferro se mit soudain debout sur ses étriers. « Des cavaliers ! » vociféra-t-elle, les yeux rivés sur l’horizon. « Une quarantaine, ou plus.

— Où ça ? » s’enquit Bayaz d’un ton sec, s’abritant les yeux d’une main. « Je ne vois rien. »

Logen, non plus. Il ne distinguait que les herbes ondoyantes et les nuages cotonneux.

Long-Pied se rembrunit. « Je ne vois pas de cavaliers, je suis pourtant doté d’une vue excellente. D’ailleurs, on m’a souvent dit que…

— Vous allez attendre de les voir, se fâcha Ferro, ou quitter la route avant qu’ils nous voient ?

— Enfonçons-nous dans les ruines, intima Bayaz sèchement. Nous y resterons jusqu’à ce qu’ils soient passés. Malacus ! Fais virer le chariot ! »

Les décombres du palais d’hiver étaient silencieux, emplis d’ombres et de détritus. Envahies par le lierre et la mousse, souillées par des déjections d’oiseaux et de chauves-souris, les imposantes carcasses des vieux bâtiments se dressaient autour d’eux. Réfugiés dans leurs nids, tout en haut des ouvrages de pierre encore debout, des dizaines d’oiseaux pépiaient gaiement. Entre des chambranles inclinés, des araignées avaient tendu leurs toiles scintillantes alourdies par les perles de rosée. De minuscules lézards, qui profitaient de la lumière en se prélassant çà et là sur des blocs détachés des murs, s’éparpillèrent à leur approche. Les grincements du chariot sur les pavés disjoints, le bruit des pas et des sabots se répercutaient sur les murs lépreux. Partout résonnaient des clapotis d’eau débordant de bassins invisibles.

« Tiens ça, Blafard ! » Ferro colla d’un geste rude son épée dans les mains de Logen.

« Où vas-tu ?

— Attends-moi ici. Et ne te fais pas voir. » Elle rejeta la tête en arrière. « Je les surveillerai de là-haut. »

Quand il était gamin, Logen était toujours fourré dans les arbres autour de son village. À l’adolescence, il passait des journées entières sur les Hauts Plateaux à s’entraîner à l’escalade. À Heonan, un hiver, le clan des montagnards avaient défendu le col. Même Bethod pensait que son franchissement était impossible, mais Logen avait trouvé une voie sur une falaise gelée et accompli un exploit. Là, pourtant, il ne voyait pas comment faire. Du moins, pas sans disposer d’une heure ou deux de battement. Ce n’étaient que blocs branlants, couverts de plantes grimpantes fanées, parois de maçonneries vacillantes, tapissées de mousse et inclinées, prêtes à basculer au survol précipité des nuages qui défilaient dans les deux.

« Comment diable penses-tu monter… »

Elle était déjà à mi-hauteur d’un des piliers. Elle ne l’escaladait pas, à vrai dire, mais s’y déplaçait à la manière d’un insecte, se servant de ses mains comme de ventouses. Elle s’immobilisa un moment au sommet, repéra un endroit adéquat où se poser et s’élança dans les airs, juste au-dessus de la tête de Logen, lui envoyant une pluie de fragments de mortier en plein visage. « Tâche simplement de ne pas faire trop de bruit ! » siffla-t-elle avant de disparaître.

« Vous avez vu… » murmura Logen. Les autres s’étant déjà éloignés dans les ténèbres humides, il s’empressa de les rattraper, peu désireux de rester seul dans ce cimetière encombré de végétation. Quai avait arrêté le chariot et s’y était adossé, à proximité des chevaux agités. Agenouillé près de lui dans les herbes, le Premier des Mages frottait doucement de la paume un mur incrusté de lichen.

« Regardez-moi ça ! s’exclama Bayaz au moment où Logen essayait de le dépasser discrètement. Regardez ces bas-reliefs ! Des pièces maîtresses de l’ancien monde ! Des histoires, des leçons, des mises en garde du temps passé ! » Ses doigts charnus caressaient la pierre gravée. « Nous sommes peut-être les premiers hommes à les contempler depuis des siècles !

— Heu…, marmonna Logen en gonflant ses joues.

— Regardez celle-ci ! » Bayaz indiqua le mur d’un geste ample. « Euz offre ses présents à ses trois fils les plus âgés, sous les yeux de Glustrod, tapi dans l’ombre. C’est la naissance de trois purs disciples de la magie. Quelle dextérité, hein ? »

Logen acquiesça distraitement.

— Et là ! s’exclama Bayaz en arrachant quelques tiges et en se penchant sur le panneau suivant. Glustrod élabore son plan pour détruire le travail de son frère. » Il dut s’arc-bouter pour déplacer une branche de lierre morte accrochée au suivant. « Ici, il enfreint la Première Loi. Puis il entend les voix du monde d’en dessous, vous voyez ? Il convoque les démons et les dépêche vers ses ennemis. Et dans celui-ci… » Il marmonna en s’acharnant sur la liane marron. « Voyons voir…

— Glustrod est en train de creuser, murmura Quai. Qui sait ? dans le prochain, il aura peut-être trouvé ce qu’il cherche.

— Hum », fit le Premier des Mages en laissant le lierre retomber sur le mur. Il se redressa et foudroya son apprenti du regard. « Parfois, il vaut peut-être mieux ne pas dévoiler le passé. »

Logen s’éclaircit la gorge, puis s’éloigna, avant de se baisser pour franchir rapidement une arcade de guingois. De l’autre côté, le vaste espace était planté de petits arbres bien alignés, mais laissés à l’abandon depuis longtemps. Herbes folles et orties brunâtres, pourrissant sur pied à la suite de trop fortes pluies, s’élevaient le long des murs moussus presque jusqu’à hauteur de poitrine.

« Je ne devrais sans doute pas le dire… » entendit-il Long-Pied annoncer d’une voix joyeuse « … mais cela doit être dit ! Mon talent pour la navigation est incomparable. Il domine celui de tous les autres Navigateurs, comme une montagne surplombant une profonde vallée ! » Logen grimaça, mais il n’avait pas vraiment le choix : c’était soit Bayaz et ses colères, soit Long-Pied et ses vantardises.

« Je nous ai conduits à travers l’immense plaine jusqu’aux rives du fleuve Aos, sans dévier ma route d’une demi-lieue ! » Le visage de Long-Pied s’éclaira d’un grand sourire. Le Navigateur se tourna alors vers Logen et Luthar, s’attendant sans doute à une avalanche de compliments. « Et sans faire une seule mauvaise rencontre, dans une région des plus dangereuses de la terre, dit-on ! » Il se rembrunit. « Nous avons accompli environ un quart de notre voyage, à présent. Je ne suis pas sûr que vous vous rendiez compte des difficultés que cela a impliquées. Traverser la plaine monotone, au moment où l’automne cède la place à l’hiver, sans même les étoiles pour me guider ! » Il secoua la tête. « Heu… Le couronnement de cet exploit se déroule en un lieu bien isolé ! »

Tournant les talons, il se mit à errer entre les arbres. « Ces habitations ont connu des jours meilleurs, mais les arbres, eux au moins, produisent toujours des fruits. » Long-Pied cueillit une pomme verte sur une branche basse et entreprit de la frotter sur sa manche pour la lustrer. « Rien de tel qu’une bonne pomme… et venant du jardin d’un empereur, s’il vous plaît ! » Il ricana tout seul. « Bizarre, hein ? Comme les plantes survivent aux œuvres les plus grandioses des hommes. »

Luthar s’assit sur une statue proche, tombée de son piédestal, fît glisser sa rapière hors de son fourreau et la posa sur ses genoux. Lorsqu’il l’inclina pour l’examiner, le métal étincela. Fronçant les sourcils, il humidifia un doigt et se mit à frotter une tache invisible. Puis il sortit sa pierre à aiguiser et commença à la passer avec soin sur le fil de la lame fine. Le métal chantait doucement à chaque passage de la pierre. Ce son était apaisant ; ce rituel familier transportait Logen dans le passé, lui rappelant les milliers de feux de camp autour desquels il avait pris place.

« Franchement, êtes-vous obligé de faire ça ? demanda Frère Long-Pied. Affûter, polir, affûter, polir, matin et soir… cela me donne mal à la tête. Si au moins vous vous en étiez déjà servi ! Et d’ailleurs, le jour où vous en aurez vraiment besoin, vous vous rendrez peut-être compte qu’à force de l’aiguiser, il n’en reste plus rien, hi ! hi ! Que ferez-vous alors ? »

Luthar ne daigna même pas lever les yeux. « Pourquoi ne restez-vous pas concentré sur votre mission qui est de nous amener sains et saufs de l’autre côté de cette maudite plaine ? lâcha-t-il. Laissez donc les épées à ceux qui s’y connaissent ! » Logen se réjouit intérieurement. Il trouvait qu’une dispute entre les deux hommes les plus arrogants qu’il ait rencontrés était un spectacle à ne pas manquer.

« Peuh ! » fit Long-Pied avec un reniflement dédaigneux. « Indiquez-moi quelqu’un qui s’y connaît et je serai plus qu’heureux de ne jamais reparler d’épées. » Il porta la pomme à sa bouche. Avant qu’il pût mordre dedans, sa main était vide. Luthar avait agi si rapidement qu’il avait été presque impossible de suivre son geste. La pomme était empalée sur la pointe de son arme. « Rendez-moi ça ! »

Luthar se leva. « Avec joie. » D’un mouvement expert du poignet, il dégagea le fruit de l’extrémité de sa lame. Avant que Long-Pied, mains tendues, ne parvienne à l’attraper, il avait dégainé sa courte épée et l’avait prestement agitée dans les airs. Le Navigateur se retrouva à jongler avec deux moitiés de pomme qui lui échappèrent presque aussitôt et atterrirent dans la poussière.

« Allez au diable, vous et vos démonstrations prétentieuses ! dit-il d’un ton acariâtre.

— Tout le monde n’a pas votre modestie », marmonna Luthar.

Logen retint un gloussement lorsque Long-Pied repartit à grands pas vers le pommier, dont il examina les branches pour se choisir une nouvelle pomme.

« Joli tour, grommela-t-il en foulant les herbes hautes pour rejoindre Luthar. Vous êtes rapide, avec ces aiguilles ! »

Le jeune homme haussa les épaules en signe d’humilité. « On l’a déjà remarqué.

— Mmm. » Transpercer une pomme et enfoncer sa lame dans un homme étaient deux choses différentes, mais la rapidité constituait un bon début. Logen baissa les yeux vers l’épée de Ferro, la tourna entre ses mains et finit par la tirer de son fourreau de bois. Il la trouvait singulière, avec sa poignée et sa lame légèrement recourbées ; en outre, elle s’épaississait de la garde vers l’extrémité, un seul de ses bords était aiguisé et elle n’avait quasiment pas de pointe. Il la brandit plusieurs fois devant lui. Curieusement, son poids était plus proche de celui d’une hache que d’une épée.

« Quel drôle d’objet ! » murmura Luthar.

Logen en tâta le fil de son pouce. Le bord émoussé lui écorcha légèrement la peau. « Affuté, malgré tout.

— Vous n’affûtez jamais la vôtre ? »

Logen plissa le front. En tout et pour tout, il devait avoir consacré des semaines de son existence à aiguiser les armes qu’il avait possédées. Lorsqu’ils étaient en campagne, après le repas du soir, les hommes avaient coutume de s’asseoir pour s’occuper de leur équipement ; ils frottaient les surfaces métalliques les unes contre les autres ou sur des pierres, les faisaient étinceler à la lueur du feu. Aiguiser, fourbir, polir, resserrer. Ses cheveux pouvaient être collés par la boue, sa peau raidie par la sueur, ses vêtements infestés de poux, ses armes brillaient toujours autant que la pleine lune.

Il saisit la froide poignée et sortit de son fourreau l’épée que Bayaz lui avait offerte. Elle semblait encombrante, grossière, en comparaison de celles de Luthar… et de celle de Ferro aussi, tout compte fait. Sa lourde lame grise n’avait que peu d’éclat. Il la plaqua contre sa paume, puis la pencha. L’unique initiale argentée scintilla près de la poignée. La marque de fabrique de Kanedias.

« Je ne sais pas pourquoi, mais elle n’a pas besoin d’être affûtée. Au début, j’ai essayé, et tout ce que j’ai réussi à faire, c’est d’user ma pierre. »

Long-Pied était parvenu à se hisser sur un des arbres. Il rampait maladroitement sur une grosse branche pour tenter de s’emparer d’une pomme presque inaccessible, à l’extrémité d’un rameau.

« À mon avis, marmonna le Navigateur, les armes correspondent parfaitement à leurs propriétaires. Celles du capitaine Luthar - flamboyantes et élégantes, mais jamais utilisées dans une bataille. Celle de cette fille, Maljinn – aiguisée, dangereuse et, dès le premier coup d’œil, inquiétante. Celle de Neuf-Doigts, l’homme du Nord – lourde, solide, paresseuse et simple. Ah ! ah ! gloussa-t-il en progressant le long de la branche. Une métaphore bien choisie ! Jouer avec les mots a toujours été l’un de mes remarquables talents… »

Logen grogna en élevant son épée au-dessus de sa tête. L’arme mordit dans l’écorce et se fraya proprement un chemin jusqu’au cœur de la branche, la découpant presque entièrement. Du moins suffisamment pour que le poids de Long-Pied fasse le reste : branche et Navigateur s’écrasèrent sur les herbes qui poussaient au pied de l’arbre. « Est-ce assez paresseux et simple pour vous ? »

Tout en continuant à affûter sa courte épée, Luthar éclata de rire ; Logen l’imita. Rire avec un homme était un grand pas en avant. D’abord on riait ensemble, puis venait le respect, et enfin s’installait la confiance.

« Par le souffle divin ! hurla Long-Pied en s’extrayant avec difficulté du branchage. N’est-il vraiment pas possible de manger en paix ?

— En tout cas, elle est suffisamment aiguisée », s’esclaffa Luthar.

Après avoir soupesé son épée, Logen déclara : « Oui, ce Kanedias savait comment fabriquer une arme.

— Fabriquer des armes, voilà effectivement ce qu’a fait Kanedias. » Bayaz avait franchi l’arche à demi écroulée et pénétrait dans le verger. « Après tout, il était le Maître Créateur. Celle que vous avez est l’une des dernières qu’il ait forgées pour l’utiliser dans une guerre contre ses frères.

— Ah ! les frères ! » dit Luthar avec un reniflement de mépris. « Je sais exactement ce qu’il devait ressentir. Avec eux, il y a toujours quelque chose qui ne va pas. D’ordinaire, une femme, enfin… dans mon cas. » Il passa une dernière fois sa pierre à aiguiser sur sa courte épée. « Et en matière de femmes, j’ai toujours l’avantage.

— Ah oui ? dit Bayaz d’un ton ironique. En l’occurrence, une femme fut mêlée à cette histoire, mais pas au sens où vous l’entendez. »

Luthar afficha un sourire écœurant. « Comment peut-on penser autrement aux femmes ? Si vous me posiez la question… Beurk ! » Une grosse fiente venait de s’écraser sur l’épaulette de son manteau, éclaboussant de projections grises et noires ses cheveux, son visage et ses épées récemment briquées. « Qu’est-ce que… ? »Il se redressa maladroitement pour regarder au-dessus de lui. Accroupie sur le faîte du mur, Ferro s’essuyait une main sur des feuilles de lierre. Difficile d’être catégorique avec le soleil dans les yeux, mais Logen eut l’impression de voir un léger sourire éclairer son visage.

Luthar, lui, ne souriait pas du tout. « Espèce de sale garce ! » cria-t-il. Il racla la substance blanchâtre maculant son manteau et la jeta rageusement contre le mur. « Bande de sauvages ! » Tournant les talons, il s’éloigna à grands pas, puis disparut sous l’arche branlante.

Le rire était une chose ; en revanche, le respect serait peut-être plus difficile à instaurer.

« Au cas où ça vous intéresserait, les Blafards, les cavaliers sont partis.

— Dans quelle direction ? demanda Bayaz.

— Vers l’est, là d’où nous venons, et ils ne ménageaient pas leurs montures.

— Seraient-ils à notre recherche ?

— Qui sait ? Ils n’avaient pas d’emblèmes. Mais s’ils nous recherchent, ils trouveront sûrement nos traces. »

Le visage du Mage s’assombrit. « Alors, tu ferais mieux de descendre de là ! Il nous faut partir ! » Après un instant de réflexion, il ajouta : « Et abstiens-toi d’envoyer de nouvelles fientes ! »