Une belle frayeur

La route était longue pour atteindre le bord du Monde, aucun doute là-dessus. Longue, solitaire et éprouvante pour les nerfs. L’épisode des cadavres dans la plaine les avait tous inquiétés. L’apparition des cavaliers avait aggravé les choses. Les inconvénients liés au voyage n’avaient pas décru. Jezal était constamment affamé, frigorifié, souvent trempé comme une soupe ; et son postérieur maltraité par la selle risquait de le faire souffrir jusqu’à la fin de ses jours. Toutes les nuits, une fois étendu sur le sol dur et bosselé, il somnolait, rêvant de chez lui, et se réveillait dans le pâle matin encore plus fatigué et courbaturé que la veille. Fourmillements, irritations et picotements, provoqués par une inhabituelle couche de crasse, lui parcouraient la peau ; force lui était de reconnaître qu’il commençait à sentir aussi mauvais que ses compagnons. Rien que ces désagréments auraient suffi à rendre fou n’importe quel homme civilisé ; et à tout cela s’ajoutait désormais l’impression permanente d’un danger imminent.

De ce point de vue, Jezal n’était pas gâté : le terrain jouait en sa défaveur. Quelques jours plus tôt, Bayaz leur avait fait quitter la berge du fleuve pour cette ancienne piste qui serpentait dans des crevasses profondes, des ravins rocailleux et des gorges obscures, ou longeait à distance les torrents loquaces de vallées encaissées.

Jezal commençait presque à regretter la monotonie plate et lugubre du paysage précédent. Au moins, là-bas, on ne passait pas son temps à surveiller les rochers, les fourrés ou les plis de terrain, en se demandant si une bande d’ennemis farouches n’était pas cachée derrière. Il avait rongé ses ongles jusqu’au sang. Au moindre bruit, il se mordait la langue, pivotait vivement sur sa selle pour repérer un assassin éventuel, les mains agrippées à la poignée de ses épées, et découvrait qu’il ne s’agissait que d’un oiseau perché sur un buisson. Pas par peur, bien sûr, se disait-il, car Jezal dan Luthar éclaterait de rire en présence du danger ! Une embuscade, une bataille ou une poursuite infernale à travers la plaine – incidents qu’il avait envisagés – ne lui auraient posé aucun problème, mais cette attente interminable, cette tension constante, ces heures qui s’égrenaient, lentes et inexorables, étaient plus qu’il ne pouvait supporter.

Pouvoir confier son malaise à quelqu’un l’aurait sûrement aidé, mais ses relations avec ses compagnons avaient peu évolué. Assis dans le chariot qui cahotait sur la vieille piste, Quai s’était enfermé dans un mutisme décourageant. Bayaz n’ouvrait quasiment pas la bouche, excepté pour se lancer, de temps à autre, dans un exposé sur les qualités indispensables à un grand meneur – qualités totalement absentes chez lui ! Long-Pied partait en éclaireur sur la route et ne faisait que de brèves apparitions pour se vanter du talent avec lequel il accomplissait sa mission. Les mains jamais éloignées de ses armes, Ferro examinait tout sur son passage, sourcils froncés, comme si la moindre chose était son ennemi personnel ; Jezal avait même l’impression que ses regards noirs lui étaient principalement destinés. Elle parlait rarement ; et quand cela se produisait, son seul interlocuteur était Logen, à qui elle adressait de vagues grognements à propos d’embuscades, d’improbables poursuivants et de la nécessité de recouvrir leurs traces avec plus de soin.

L’homme du Nord restait pour lui une énigme. À leur première rencontre, aux portes de l’Agriont, il lui avait paru plus bestial qu’un animal. Là, dans l’immensité sauvage, les règles étaient quelque peu différentes. Il était tout simplement impossible de tourner le dos à quelqu’un que l’on détestait, de tenter de l’éviter, de le rabaisser devant les autres, de l’insulter par-derrière. Là, on était contraints à cohabiter avec ses compagnons d’expédition. Et à force de vivre à ses côtés, Jezal avait fini par se rendre compte que Neuf-Doigts n’était finalement qu’un homme. Incontestablement stupide, violent et hideux au possible. En matière de vivacité d’esprit ou de culture, il se situait juste en dessous du paysan le plus inculte de tous les champs de l’Union, mais Jezal devait admettre que, de tout le groupe, l’homme du Nord était celui qu’il haïssait le moins. Il n’avait pas une once de la suffisance de Bayaz, ni de l’appréhension de Quai, ni de la vantardise de Long-Pied, ni de la nature vicieuse de Ferro. Jezal n’aurait éprouvé aucune honte à s’enquérir de l’état des récoltes auprès d’un fermier, ni à demander à un forgeron comment fabriquer une armure, qu’il fut repoussant de saleté, laid ou d’humble extraction. Alors pourquoi ne pas interroger un tueur expérimenté à propos de la violence ?

« J’ai cru comprendre que vous aviez conduit des hommes au combat. » Voilà comment Jezal engagea la conversation.

L’homme du Nord se tourna vers lui avec lenteur et le fixa de ses yeux noirs. « Plus d’une fois.

— Et vous avez aussi participé à des duels.

— Oui. » Logen gratta les cicatrices boursouflées de ses joues couvertes de chaume. « Je ne me suis pas fait cette tête-là en me rasant avec une lame mal affûtée.

— Si votre main avait tremblé à ce point, vous vous seriez peut-être laissé pousser la barbe. »

Neuf-Doigts gloussa. Jezal s’était presque habitué à cette vision d’horreur. Toujours aussi répugnante, en vérité, mais tenant plus de la grimace d’un singe jovial que du rictus d’un fou dangereux. « Oui, effectivement », approuva-t-il.

Jezal prit le temps de réfléchir. Il ne voulait pas passer pour quelqu’un de faible ; s’il agissait avec naturel, il serait sans doute plus à même de gagner la confiance de cet homme simple. Puisque cela fonctionnait avec les chiens, pourquoi ne pas essayer avec les hommes du Nord ? Il se lança à l’eau. « Je n’ai moi-même jamais participé à une bataille sanglante.

— Pas possible ?

— Si, c’est vrai. En ce moment même, mes amis sont au pays des Angles, en train de se battre contre Bethod et ses sauvages… » Neuf-Doigts le regarda de travers. « Je veux dire que… euh… ils se battent contre Bethod. J’y serais moi aussi, si Bayaz ne m’avait demandé de me joindre à cette… aventure.

— On y a gagné à vous rencontrer. »

Jezal lui lança un coup d’œil en coin. Venant d’une personne plus subtile, cette remarque aurait fait figure de sarcasme. « Bethod a déclenché les hostilités, bien entendu. Un acte inqualifiable de sa part, et sans avoir été provoqué.

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai. Bethod a un don pour déclencher des guerres. Et il excelle dans la façon d’y mettre un terme. »

Jezal s’esclaffa. « Vous ne pensez tout de même pas qu’il pourrait battre l’Union ?

— Il a déjà battu des adversaires plus coriaces, mais vous êtes mieux renseigné que moi. Nous n’avons pas tous votre expérience. »

Le rire de Jezal s’étrangla dans sa gorge. Il était presque sûr que ces propos étaient ironiques ; cela le fit réfléchir. Quel triple idiot il faisait ! Ce Neuf-Doigts qui se trouvait en face de lui, avec son visage balafré et sa démarche lourde, serait-il capable de penser ? Bayaz aurait-il raison ? Pourrait-il réellement apprendre quelque chose de cet homme du Nord ? Il n’y avait qu’un moyen de le savoir.

« À quoi ressemble une bataille ? demanda-t-il.

— Les batailles sont comme les hommes. Il n’y en a jamais deux pareilles.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Imaginez que vous soyez réveillé une nuit par des cliquetis et des cris. Vous vous dépêchez de sortir de votre tente en rampant, trébuchez dans la neige, votre pantalon sur les chevilles, et découvrez que des hommes s’entretuent autour de vous. Seule la lune vous éclaire ; il vous est impossible de distinguer les amis des ennemis… et vous n’avez pas d’armes.

— Il y a de quoi s’y perdre.

— Sûrement. Imaginez aussi que vous vous traîniez dans la boue parmi des centaines de pieds chaussés de bottes. Vous espérez vous enfuir, mais ne savez où aller… avec une flèche plantée dans votre dos et votre postérieur tailladé par un coup d’épée… couinant comme un porc, redoutant qu’une lance ne vous transperce par derrière, une lance que vous ne verriez même pas arriver.

— Ce doit être douloureux.

— Très. Ou encore, imaginez-vous entouré de boucliers tenus par des hommes qui crient à gorge déployée, à dix pas de vous. Au milieu du cercle, vous êtes face à un homme qui a la réputation d’être le pire de tous les salauds du Nord, et vous savez que seul l’un de vous deux quittera les lieux vivant.

— Hum, hum, murmura Jezal.

— Comme vous dites. Alors, ça vous plairait ? » En voyant la tête de Jezal, Logen comprit que non. Il sourit. « C’est bien ce que je pensais et, honnêtement, je n’aimerais non plus ! Pourtant, je me suis retrouvé dans toutes sortes de batailles, d’escarmouches et de duels. La plupart de ces affrontements ont démarré dans le chaos et se sont terminés de la même façon. Mais pas une seule fois je n’ai été aussi près de chier dans mon froc qu’aujourd’hui.

— Vous ? »

Logen gloussa. « À mon avis, celui qui prétend ne pas avoir peur n’est qu’un fanfaron. Les seuls hommes qui ignorent la peur sont les morts, ou les agonisants. La peur vous apprend à être prudent, à respecter votre ennemi, et à éviter les objets tranchants maniés avec colère. Il ne faut rien laisser au hasard, croyez-moi. La peur vous permet de rester en vie, et c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux, à l’issue d’un combat. Tout homme un tant soit peu malin éprouve de la peur. C’est l’usage qu’on en fait qui importe.

— Avoir peur. C’est ça votre conseil ?

— Mon conseil serait de vous trouver une gentille femme et de rester à l’écart des ennuis ; c’est bien dommage que personne ne m’ait jamais dit ça, il y a vingt ans. » Il surveilla Jezal du coin de l’œil. « Mais disons que si vous vous trouviez au milieu de nulle part, sans pouvoir échapper au combat, par exemple sur une plaine immense, il y a trois règles à respecter. D’abord, faites votre possible pour avoir l’air d’un lâche, d’un faible, d’un idiot. Le silence est la meilleure armure d’un guerrier, les paroles s’envolent. Regards mauvais et mots durs n’ont encore jamais permis de gagner une bataille, ils en ont fait perdre plutôt un certain nombre.

— Faire l’idiot, hein ? Je vois. » Jezal avait passé sa courte existence à essayer de paraître plus intelligent, plus fort et plus noble que tous les autres. Étrange idée pour un homme de vouloir se faire passer pour quelqu’un de moins bien que ce qu’il est !

« Ensuite, ne prenez jamais un ennemi à la légère, même s’il vous paraît lourdaud. Traitez tous les hommes comme s’ils étaient deux fois plus intelligents, deux fois plus forts et deux fois plus rapides que vous, vous n’en serez que plus agréablement surpris. Le respect ne coûte rien, alors qu’une confiance débordante coûtera sa vie rapidement à un homme.

— Ne jamais sous-estimer un ennemi. Sage précaution. » Jezal se rendait compte peu à peu qu’il avait justement sous-estimé cet homme du Nord. Logen n’était pas la moitié de l’idiot qu’il voulait bien faire croire.

« Enfin, surveillez votre adversaire de près, et écoutez les avis qu’on vous donne. Toutefois, dès que vous aurez décidé d’un plan, gardez-le bien en tête et ne laissez rien vous en détourner. Au moment venu, agissez sans regarder en arrière. Remettre quelque chose à plus tard est synonyme de désastre, avait coutume de me dire mon père. Et croyez-moi, j’en ai vu quelques-uns.

— Ne pas regarder en arrière, murmura Jezal en hochant la tête d’un air entendu. Bien sûr. »

Neuf-Doigts gonfla ses joues vérolées. « Il est impossible de revoir la scène, ni de la revivre, mais si vous appliquez tout ce que je viens de dire, vous aurez fait la moitié du chemin vers la victoire, je vous l’affirme.

— La moitié ? Et l’autre moitié ? »

L’homme du Nord haussa les épaules. « Celle-là dépend de votre chance. »

 

« Je n’aime pas ça », gronda Ferro en inspectant les parois abruptes de la gorge. Jezal se demanda si un jour quelque chose trouverait grâce à ses yeux.

« Tu penses que nous sommes suivis ? s’enquit Bayaz. Tu vois quelqu’un ?

— Comment pourrais-je voir quelqu’un d’ici ? C’est tout le problème !

— L’endroit idéal pour une embuscade », marmonna Neuf-Doigts. Jezal regarda autour de lui avec fébrilité. Des rochers déchiquetés, des buissons épais, des branchages bien fournis, ce terrain foisonnait de cachettes.

« Bon, en tout cas, c’est la route que Long-Pied nous a choisie, grommela Bayaz. Et je ne vois pas l’intérêt d’engager un domestique, si on doit nettoyer soi-même les latrines. Quoi qu’il en soit, je me demande où peut bien être ce maudit Navigateur ! Il n’est jamais là quand il faut ! Il ne revient que pour manger ou nous bassiner pendant des heures avec ses exploits ! Si vous saviez combien me coûte ce salopard !…

— Bordel ! » Neuf-Doigts arrêta son cheval et descendit de selle avec raideur. Disposé en travers de la gorge, un tronc d’arbre, à l’écorce grise craquelée, entravait la voie.

« Je n’aime pas ça. » D’un coup d’épaule, Ferro libéra son arc.

« Moi non plus, marmonna Neuf Doigts qui s’approcha de l’arbre abattu. Mais il faut se montrer réal…

— Halte-là ! N’allez pas plus loin ! » Une voix impétueuse, se répercutant sur les parois, résonna dans toute la vallée.

Quai tira sur les rênes et immobilisa brutalement le chariot. Jezal examina le haut de la gorge, le cœur battant à tout rompre. Il aperçut enfin l’individu qui les avait apostrophés. Assis tranquillement au bord du précipice, un gros homme vêtu d’une vieille armure de cuir balançait négligemment une jambe dans le vide ; ses longs cheveux flottaient dans la brise légère. Un homme avenant, amical, autant que put en juger Jezal à cette distance, et affichant un grand sourire.

« Je m’appelle Finnius, je suis l’humble serviteur de l’empereur Cabrian !

— Cabrian ? cria Bayaz. J’ai entendu dire qu’il avait perdu la raison !

— Il est vrai qu’il a des idées un peu particulières. » Finnius haussa les épaules. « Mais il ne nous a jamais déçus. Bon, laissez-moi mettre les choses au point… Vous êtes encerclés ! »

Un homme à l’air décidé, porteur d’une épée et d’un bouclier, se redressa derrière l’arbre mort et le contourna. Deux larrons supplémentaires, suivis de trois autres, surgirent, qui des rochers, qui des buissons ; tous avaient le visage fermé et des armes inquiétantes. Jezal s’humecta les lèvres. Le danger était censé le faire rire, mais là, il n’avait plus rien d’amusant. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. D’autres hommes, sûrement à l’affût derrière les rochers qu’ils venaient de dépasser, étaient sortis de leurs abris et bloquaient la deuxième issue.

Neuf-Doigts croisa les bras. « J’aimerais prendre quelqu’un par surprise rien qu’une fois dans ma vie, maugréa-t-il.

— J’en ai encore quelques autres avec moi, ici ! leur cria Finnius. Ils savent manier un arc, et leurs flèches sont prêtes. »

Sur le ciel clair, Jezal distingua leurs silhouettes et les contours arrondis de leurs armes. « Vous comprenez donc que vous n’irez pas plus loin sur cette route ! »

Bayaz tendit les mains. « Peut-être pouvons-nous trouver un arrangement. Donnez-moi votre prix et…

— Votre argent ne nous est d’aucune utilité, vieillard, et votre méprise me blesse profondément ! Nous sommes des soldats, pas des voleurs ! On nous a ordonné de rechercher un groupe de voyageurs qui se promènent au milieu de nulle part, bien à l’écart des routes passantes. Un vieux bâtard chauve accompagné d’un garçon malingre, d’un de ces prétentieux idiots de l’Union, d’une putain balafrée et d’un homme du Nord ressemblant à un singe. Peut-être avez-vous rencontré des gens correspondant à cette description ?

— Si c’est moi la putain, alors qui est l’homme du Nord ? » vociféra Neuf-Doigts.

Jezal grimaça. Non, pas de blagues, s’il vous plaît, pas de blagues. Finnius, cependant, se contenta de glousser. « On ne m’avait pas prévenu que vous étiez drôles. Je considère ça comme une prime, du moins jusqu’à ce qu’on vous abatte. Où est l’autre, hein, le Navigateur ?

— Aucune idée, gronda Bayaz. Malheureusement ! Si quelqu’un doit mourir, c’est bien lui.

— Ne vous en faites pas ! On le retrouvera plus tard. » Finnius éclata de rire ; ses acolytes ricanèrent en tripotant leurs lames. « Alors, veuillez avoir la bonté de remettre vos armes aux garçons qui sont devant vous. Ensuite nous pourrons vous ligoter et repartir vers Darmium, avant la tombée de la nuit !

— Et une fois là-bas ? »

Finnius haussa les épaules d’un air joyeux. « Ce ne seront plus mes affaires. Je ne pose pas de questions à l’empereur, alors ne m’en posez pas. Comme ça, personne ne se fera écorcher vif ! Vous me suivez, vieillard ?

— Il serait difficile de ne pas comprendre, mais je crains fort que Darmium ne soit trop éloignée de notre route.

— C’est quoi votre problème ? s’enquit Finnius. Un cerveau ramolli ? »

Un de ses acolytes fit un pas en avant et saisit le cheval de Bayaz par la bride.

« Ça suffit comme ça », gronda-t-il.

Jezal sentit ses entrailles se contracter. Autour de Bayaz, l’air se mit à trembloter comme dans une forge surchauffée. L’homme le plus proche du Mage fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour s’apprêter à parler. Son visage parut soudain s’aplatir, puis sa tête s’ouvrit en deux. Il s’envola du sol, comme si un doigt géant invisible l’avait chassé d’une pichenette. Il n’avait même pas eu le temps de crier.

Pas plus que ses quatre compagnons, debout derrière lui. Leurs corps disloqués, des éclats de bois arrachés au tronc gris, ainsi qu’une grande quantité de terre mêlée de cailloux, furent projetés dans les airs en un grondement de maison qui s’écroule et s’éparpillèrent à plus de cent pas de là, contre les parois de la gorge.

Jezal, pétrifié, demeura bouche bée. Cela n’avait pris que quelques secondes. Cinq hommes se tenaient devant eux et, l’instant d’après, ils étaient réduits à l’état de viande hachée, mélangée à un monceau de débris. Quelque part hors de sa vue, la corde d’un arc siffla. Un cri bref. Et un corps tomba du sommet de la gorge, rebondit à plusieurs reprises sur les rochers, puis, tel un tas de chiffons, alla s’écraser la tête la première dans le torrent.

« Au galop ! » rugit Bayaz. Mais Jezal ne pouvait pas bouger. Il restait immobile sur sa selle, le regard fixe. Autour du Mage, l’air frémissait encore, et même de plus en plus. Derrière lui, des rochers commencèrent à trépider, à ondoyer, à la manière de galets dans le lit d’une rivière. Le vieil homme se rembrunit, baissa les yeux vers ses mains qu’ils faisait tourner devant lui et murmura « Non ! »

Les feuilles mortes tapissant le sol s’envolèrent, comme balayées par une bourrasque. « Non ! », répéta Bayaz, les yeux écarquillés. Son corps tout entier se mit à trembler. Jezal eut un hoquet de surprise quand les pierres amassées sur le sol s’élevèrent en planant jusqu’à une hauteur impensable. Des morceaux de branches se cassèrent avec des bruits secs, des touffes d’herbe se détachèrent d’elles-mêmes des parois, les pans de son manteau lui fouettèrent les cuisses, comme si une force invisible s’acharnait à tirer dessus.

« Non ! » hurla Bayaz. Et ses épaules s’affaissèrent brusquement. À proximité, un arbre se fendit dans un craquement assourdissant ; des éclats de bois furent emportés au gré du vent cinglant. Quelqu’un criait, mais Jezal l’entendait à peine. Son cheval se cabra ; n’ayant pas eu la présence d’esprit de s’accrocher au pommeau de sa selle, il fut désarçonné et s’affala sur le dos, tandis qu’autour de lui la vallée tout entière s’emplissait de miroitements, de vacillements et de vibrations.

La tête de Bayaz se renversa en arrière ; le Mage se rigidifia, une main levée, crispée par des spasmes. Une pierre aussi grosse que sa tête frôla le visage de Jezal et alla se désagréger sur un boulder. Il flottait dans l’air des déchets de toutes sortes : particules de terre, copeaux de bois, débris de roches et d’armes cassées. Dans les oreilles de Jezal résonnaient d’horribles craquements, des claquements, des mugissements. Il se retourna sur le ventre, bras sur la tête, et ferma les paupières.

Il pensa à ses amis : West, Jalenhorm, Kaspa, et même au lieutenant Brint. Il pensa à sa famille, à son père, à ses frères, à sa demeure. Il pensa aussi à Ardee. S’il avait la chance de les revoir un jour, il se comporterait mieux. Il se le promit en silence, entre ses lèvres tremblantes, tandis qu’un vent surnaturel se déchaînait alentour. Il ne serait plus jamais égoïste, ni vaniteux, ni paresseux. S’il survivait à cela, il serait un bien meilleur ami, un meilleur fils, un meilleur amant. Si seulement il y survivait. Si seulement…

Il perçut son propre souffle, saccadé, terrifié et sentit son sang cogner contre ses tempes.

Le vacarme avait cessé.

Jezal ouvrit les yeux et retira les mains de sa tête, répandant une pluie de brindilles et de terre autour de lui. La gorge jonchée de feuilles arrachées était embrumée par un nuage de poussière. Non loin, Neuf-Doigts marchait lentement, à la manière d’un crabe, un filet de sang écarlate s’écoulant d’une coupure à son front. Il avait tiré son épée ; elle ballottait contre sa jambe. Quelqu’un lui faisait face. Un de ceux qui avaient bloqué leur retraite, un individu de grande taille, doté d’une tignasse rousse. Les deux hommes se jaugeaient en décrivant des cercles. Agenouillé, Jezal les observait, bouche bée. Il avait vaguement l’impression qu’il lui fallait intervenir, mais sans avoir la moindre idée de la façon de procéder.

Le rouquin se décida soudain à agir. Bondissant en avant, il fit tournoyer son épée au-dessus de sa tête. Malgré sa rapidité, Neuf-Doigts le surpassa : il se jeta vivement de côté, évitant de justesse la lame qui siffla près de son visage, revint aussitôt sur ses pas et, d’une taille, toucha son adversaire au ventre. Le gaillard gémit, tituba. La lourde épée de Neuf-Doigts chuinta et trancha l’arrière du crâne du malheureux qui s’emmêla les pieds et tomba face contre terre. Du sang jaillissait à gros bouillons de sa plaie béante. Jezal le regarda s’écouler sur le sol autour du cadavre, puis former lentement une flaque à laquelle s’amalgamaient grains de poussière et de terre. Pas de seconde touche ! Pas de vainqueur déclaré à la troisième !

Prenant brusquement conscience d’un bruit de lutte, d’un grognement, il leva les yeux. Neuf-Doigts était aux prises avec un nouvel adversaire, encore plus grand que le précédent. Tous deux grondaient en se montrant les dents, cherchant à s’emparer du même couteau. Jezal les dévisagea, bouche ouverte. À quel moment, cette bagarre avait-elle commencé ?

« Tue-le ! hurla Neuf-Doigts sans lâcher son rival. Tire ton épée, nom de Dieu ! » Toujours agenouillé, Jezal se contenta de le regarder, une main serrée sur la poignée de son arme, comme si, alors qu’il était suspendu dans le vide, elle représentait la dernière touffe d’herbe à flanc de falaise à laquelle il s’était raccroché ; son autre main pendait mollement.

Un bruit sourd. Le colosse émit un râle. Une flèche pointait hors de son flanc. Un nouveau claquement. Une deuxième flèche avait rejoint la première, suivie d’une troisième. Joli tir groupé ! L’homme se ramollit entre les bras de Neuf-Doigts, bascula à genoux, toussant et geignant. Il parvint à ramper en direction de Jezal, s’assit avec une grimace, puis, après avoir laissé échapper un vagissement insolite, s’effondra sur le dos. Les flèches qui lui sortaient du corps se dressèrent vers les cieux, à l’image de joncs sur le rivage d’un lac. Le géant avait cessé de bouger.

« Qu’est devenu ce salaud de Finnius ?

— Enfui.

— Il va ramener des renforts !

— C’était lui ou l’autre, là-bas.

— Je m’en occupais de celui-là !

— Ah oui ? Si tu avais pu le garder dans tes bras une année de plus, peut-être que Luthar aurait réussi à dégainer une de ses épées, hein ? »

Quelles voix bizarres ! elles lui étaient complètement étrangères. Jezal se releva tant bien que mal, la bouche sèche, les oreilles bourdonnantes, les jambes flageolantes. À quelques pas de lui, Bayaz gisait sur la route, son apprenti agenouillé à ses côtés. Le Mage avait un œil clos, l’autre, entrouvert ; sa paupière qui clignait laissait apparaître un croissant de globe blanc.

« Vous pouvez la lâcher, à présent. » Jezal baissa les yeux. Sa main aux jointures blanchies serrait toujours la poignée de son arme. Il obligea ses doigts à s’en détacher ; ils lui obéirent en se détendant peu à peu. Après cette pression intense, sa paume lui cuisait. Une main s’abattit alors sur son épaule. « Ça va ? » La voix de Neuf-Doigts.

« Quoi ?

— Vous êtes blessé ? »

Jezal s’examina et fît bêtement tourner ses mains devant lui. « Je ne crois pas.

— Bon ! Les chevaux sont partis. On ne peut pas leur en vouloir, hein ? Avec quatre jambes, moi, j’aurais déjà fait la moitié du chemin vers la mer.

— Comment ?

— Pourquoi n’iriez-vous pas les récupérer ?

— Qui vous a désigné comme chef ? »

Les sourcils broussailleux de Neuf-Doigts s’arquèrent légèrement. Jezal se rendit compte soudain qu’ils étaient vraiment proches l’un de l’autre et que la main de l’homme du Nord reposait encore sur son épaule. Cette main ne faisait que l’effleurer, pourtant il percevait sa force à travers le tissu de son manteau et sentait qu’elle devait être capable de lui arracher un bras. Maudissant sa langue trop pendue, qui lui avait déjà valu bon nombre d’ennuis, il attendit d’être frappé au visage ou de recevoir un coup mortel sur le crâne. Neuf-Doigts cependant se contenta de pincer la bouche, avant de reprendre la parole.

« Vous et moi sommes très différents. À tout point de vue. Je constate que vous n’avez pas beaucoup de respect envers les gens de mon espèce, ni envers moi en particulier. Je ne peux pas vous en blâmer. Les morts connaissent mes défauts, et j’avoue volontiers en avoir certains. Vous vous considérez sûrement comme quelqu’un d’intelligent, et moi, vous me prenez pour quelqu’un de stupide ; vous n’avez pas tout à fait tort. Vous savez sans doute un tas de choses que j’ignore. Mais en matière de combats, j’ai le regret de vous dire que peu de gens ont une expérience plus grande que la mienne. Sans vouloir vous offenser, nous savons tous deux que ce n’est pas votre cas. Personne ne m’a désigné comme chef, mais il en faut un. » Il se rapprocha davantage, affermissant sa poigne sur l’épaule de Jezal en un geste paternel qui se voulait à la fois rassurant et menaçant. « Cela vous pose-t-il un problème ? »

Jezal prit le temps de réfléchir. Il n’était pas à la hauteur, et les événements de ces dernières minutes l’avaient largement prouvé. Il examina l’homme que Neuf-Doigts venait de tuer, s’attardant sur la blessure béante de son crâne. Peut-être valait-il mieux faire ce qu’on lui avait ordonné, du moins pour le moment !

« Aucun, répondit-il.

— Bien ! » Neuf-Doigts grimaça un sourire et le gratifia d’une tape dans le dos, avant de le libérer. « Il faut aller récupérer les chevaux, et je pense que vous êtes l’homme de la situation. » Jezal acquiesça sans rien dire, puis s’éloigna d’un pas chancelant pour commencer les recherches.