Des maux indispensables

Au-delà des remparts extérieurs, le soleil n’était qu’un demi-disque d’or chatoyant. Il déversait une lueur orangée dans le couloir emprunté par Glotka, que le Tourmenteur Frost talonnait et dominait largement de son imposante silhouette. Par les fenêtres devant lesquelles il se traînait péniblement, le Supérieur apercevait les bâtiments de la ville qui projetaient leurs ombres gigantesques sur le piton rocheux. Chaque fois qu’il en dépassait une, il constatait que ces ombres s’allongeaient, devenant moins distinctes, et que le soleil s’affaiblissait, tant en luminosité qu’en chaleur. Il n’allait pas tarder à disparaître.

Il s’arrêta un moment devant les portes de la salle d’audience pour reprendre son souffle et laisser à la douleur de sa jambe le temps de s’apaiser, sans cesser de lécher ses gencives lisses. « Donne-moi le sac maintenant. »

Frost le lui remit et posa une main blanche sur le battant. « Fous fêtes prêt ? » bredouilla-t-il.

Autant que je ne pourrai jamais l’être. « Allons-y ! qu’on en finisse avec ça ! »

Assis avec raideur dans son uniforme empesé, ses bajoues débordant légèrement sur son col, le général Vissbruck se tordait les mains avec fébrilité. Korsten dan Vurms faisait de son mieux pour paraître nonchalant, mais la langue qu’il pointait continuellement entre ses lèvres trahissait son anxiété. Maître Eider, la mine sévère, le buste bien droit, avait joint ses mains sur la table devant elle. Toujours aussi professionnelle. Un collier orné de gros rubis étincelait dans les derniers rayons ambrés du couchant. Il ne lui a pas fallu longtemps pour se procurer de nouveaux bijoux, à ce que je vois.

Une autre personne participait à cette petite réunion ; celle-là ne montrait pas le moindre signe de nervosité. Adossé contre un mur, presque à l’extrémité de la pièce, Nicomo Cosca se tenait debout, derrière son employeur, bras croisés sur son plastron noir. Glotka remarqua qu’il portait une épée sur une hanche, et une longue dague sur l’autre.

« Que fait-il ici ?

— Toute la ville est concernée, répondit Eider d’un ton serein. Cette décision est trop importante pour que vous la preniez seul.

— Il va donc s’assurer que vous pourrez vous exprimer librement, c’est ça ? » Cosca haussa les épaules et se plongea dans l’examen de ses ongles sales. « Et que faites-vous de la lettre d’affectation signée par le Conseil Restreint au grand complet ?

— Ce document ne nous permettra pas d’échapper à la vengeance de l’empereur, si les Gurkhiens s’emparent de la ville.

— Je vois. Vous avez donc décidé de me défier, de défier l’Insigne Lecteur et de défier le roi !

— J’ai décidé d’entendre l’émissaire gurkhien et d’étudier la situation.

— Très bien », dit Glotka. Il s’avança en brandissant le sac. « Alors, écoutez-le ! » La tête d’Islik tomba sur la table avec un bruit sourd et spongieux. Elle n’exprimait pas grand-chose, à vrai dire, à part une horrible mollesse ; les yeux ouverts regardaient dans des directions opposées, la langue pendait légèrement. La tête roula de façon cahoteuse sur le magnifique plateau ciré, laissant une traînée de sang irrégulière sur le bois, avant de s’arrêter, nez en l’air, devant le général Vissbruck.

Un peu théâtral, peut-être, mais tout à fait tragique. Tout le monde reconnaîtra mon talent pour la mise en scène. Personne ne doutera plus de mon engagement, ni de son degré. Vissbruck fixa la tête ensanglantée d’un air ébahi ; sa bouche s’ouvrit de plus en plus grand. Il bondit de sa chaise, la faisant basculer sur le dallage, recula d’un pas chancelant et pointa un doigt tremblant sur Glotka.

« Vous êtes fou ! Vous êtes fou ! Personne ne sera épargné ! Pas un seul homme, pas une femme, pas un enfant dans toute la cité ! Si Dagoska tombe, il n’y a plus d’espoir de clémence pour aucun de nous ! »

Glotka le gratifia de son sourire édenté. « Je suggère donc à chacun d’entre vous de s’employer de tout son cœur à éviter que cela ne se produise. » Il se tourna vers Korsten dan Vurms. « À moins qu’il ne soit déjà trop tard, hein ? À moins que vous n’ayez déjà cédé la ville aux Gurkhiens et qu’il vous soit impossible de reculer ! »

Vurms jeta un coup d’œil nerveux vers la porte, puis son regard fit le tour de la pièce ; il se posa sur Cosca, sur le général Vissbruck horrifié, sur la silhouette menaçante de Frost, dans un coin à l’écart, et finit par s’immobiliser sur Maître Eider, qui avait conservé un calme olympien. Et voilà notre petit complot démasqué.

« Il sait tout ! » hurla Vurms. Il repoussa sa chaise pour se diriger vers les fenêtres en trébuchant.

« À l’évidence !

— Alors, faites quelque chose, bon dieu !

— J’y ai déjà veillé, répondit Eider. À l’heure qu’il est, les hommes de Cosca ont pris possession des remparts extérieurs, remblayé la douve et ouvert les portes aux Gurkhiens. Les docks, le Grand Temple et même la Citadelle sont entre leurs mains. » Un bruit étouffé leur parvint du couloir. « Je pense les entendre, en ce moment même, là, dehors. Je suis désolée, Supérieur Glotka, vraiment désolée. Vous avez fait tout ce que Son Éminence avait espéré, et bien plus, mais les Gurkhiens sont déjà en train de se ruer dans la ville. Vous vous rendez compte qu’il est donc inutile de résister. »

Glotka regarda Cosca. « Puis-je répondre ? » Le Styrien lui adressa un petit sourire et s’inclina avec raideur. « Très aimable de votre part. Je regrette de vous décevoir, mais les portes sont sous le contrôle de Kahdia le Haddish et de plusieurs de ses prêtres les plus dévoués. Il a affirmé qu’il les ouvrirait aux Gurkhiens… comment a-t-il dit déjà ? ah ! oui : “Quand Dieu en personne le lui ordonnera.” Avez-vous prévu de recevoir une visite divine ? » Le visage de Maître Eider lui confirma que non. « Quant à la Citadelle, elle est sous la protection de l’inquisition, dans l’intérêt des loyaux sujets de Sa Majesté, évidemment. Ce que vous entendez là, ce sont mes Tourmenteurs. En ce qui concerne les mercenaires de messire Cosca…

— Ils sont à leurs postes sur les murailles, Supérieur, selon vos ordres ! » Le Styrien claqua des talons et exécuta un salut magistral. « Prêts à repousser toute attaque gurkhienne. » Il grimaça un sourire à Eider. « Veuillez m’excuser d’être obligé de vous lâcher en un moment aussi crucial, Maître Eider, mais vous comprenez, on m’a fait une offre bien plus intéressante. »

S’ensuivit un instant d’étonnement général. Vissbruck n’aurait pas paru plus sidéré si la foudre l’avait frappé. Les yeux exorbités, Vurms regardait autour de lui avec affolement. Il s’aventura à faire un pas de plus en arrière ; Frost en fit deux dans sa direction. Le visage de Maître Eider avait perdu ses couleurs. Et la poursuite se termine, les renards sont acculés !

« Cela ne doit guère vous surprendre. » Glotka se cala plus confortablement dans son siège. « La déloyauté de Nicomo Cosca est légendaire dans tout le Cercle du Monde. Il n’y a pas un pays où il n’ait trahi un de ses employeurs. » Le Styrien sourit et s’inclina de nouveau.

« Ce sont vos richesses plus que sa déloyauté qui me surprennent, murmura Maître Eider. D’où proviennent-elles ? »

Glotka grimaça. « Le monde est plein de surprises.

— Pauvre idiote ! » tonna Vurms. Il avait déjà à moitié dégainé son épée, quand un direct de Frost l’atteignit à la mâchoire et le catapulta contre le mur. Assommé. Presque au même moment, les portes s’ouvrirent bruyamment et Vitari s’engouffra dans la pièce, suivie d’une douzaine de Tourmenteurs, armes aux poings.

« Tout va bien ? s’enquit-elle.

— En fait, nous venons tout juste de conclure. Peux-tu nous débarrasser de ce déchet, Frost ? »

Les doigts de l’albinos s’enroulèrent autour de la cheville de Vurms. Il le traîna sans ménagement sur le sol jusqu’à la sortie. Maître Eider regarda la tête ballante de son complice glisser sur le dallage ; puis elle leva les yeux vers Glotka. « Et maintenant ?

— Au cachot.

— Et ensuite ?

— Ensuite, nous verrons. » Il claqua des doigts pour interpeller les Tourmenteurs et de son pouce leur indiqua la porte. Deux d’entre eux firent le tour de la table, saisirent la reine des marchands par le coude et l’emportèrent sans cérémonie hors de la pièce.

« Bon », fit Glotka en s’adressant à Vissbruck. « Quelqu’un d’autre souhaite-t-il accepter la proposition de l’émissaire et se rendre ? »

Le général, qui était resté debout et avait assisté à la scène en silence, inspira profondément et se mit au garde-à-vous. « Je ne suis qu’un simple soldat. J’obéirai aux ordres de Sa Majesté, bien sûr, ou au représentant qu’elle aura choisi. Si les ordres sont de protéger Dagoska, je verserai jusqu’à la dernière goutte de mon sang et celui de tous mes hommes pour ce faire. Je vous assure que je ne savais rien de ce complot. J’ai sans doute agi inconsidérément, mais en toute honnêteté, et toujours en fonction de ce que je croyais être le mieux pour… »

Glotka agita une main. « J’en suis convaincu. Lassé, mais convaincu. » J’ai déjà perdu la moitié du conseil municipal, aujourd’hui. En perdre davantage pourrait donner l’impression que je suis âpre au gain. « Les Gurkhiens nous attaqueront sûrement dès l’aube. Vous devriez aller surveiller nos défenses, général. »

Vissbruck ferma les yeux, déglutit, essuya la sueur sur son front. « Vous ne regretterez pas de m’avoir accordé votre confiance, Monsieur le Supérieur.

— J’espère bien. Rompez. »

Le général s’empressa de quitter la salle d’audience, comme s’il redoutait que Glotka ne change d’avis. Les Tourmenteurs encore présents l’imitèrent. Vitari se pencha pour ramasser la chaise de Vurms et la repoussa soigneusement sous la table.

« Joli travail. » Elle hocha la tête avec lenteur. « Très joli travail. Je suis ravie de constater que je ne m’étais pas trompée sur votre compte. »

Glotka renifla avec dédain. « Je me soucie de votre approbation comme d’une guigne ! »

Elle lui sourit des yeux par-dessus son masque. « Je n’ai pas dit que j’approuvais, simplement que c’était du joli travail. » Elle pivota, puis regagna le couloir avec nonchalance.

Il ne restait plus que Cosca et lui. Appuyé contre le mur, les bras négligemment croisés sur son plastron, le mercenaire le regardait avec un petit sourire. Il n’avait pas bougé depuis le début. « Je pense que vous feriez merveille en Styrie. Parfaitement… impitoyable ? C’est le mot ? Quoi qu’il en soit… » Il eut un haussement d’épaules éloquent. « Je me réjouis de servir sous vos ordres. » Jusqu’au moment où on te fera une meilleure offre, n’est-ce pas, Cosca ? Le mercenaire montra du doigt la tête tranchée gisant sur la table. « Voulez-vous que je m’occupe de ça ?

— Mettez-la sur les créneaux des remparts extérieurs, à un endroit où elle sera bien visible. Les Gurkhiens comprendront ainsi l’irrévocabilité de notre décision. »

Cosca fit claquer sa langue. « Des têtes plantées sur des piques, hein ? » ironisa-t-il, en attrapant la tête coupée par sa longue barbe. « C’est toujours à la mode. »

La porte se referma sur lui avec un cliquetis. Glotka se retrouva seul dans la salle d’audience. Il frotta sa nuque raide, étira sa jambe ankylosée sous la table ensanglantée. Une journée bien remplie, tout compte fait. Mais elle n’est pas encore finie. Par-delà les hautes fenêtres, il vit que le soleil s’était couché.

Au-dessus de Dagoska, le ciel était sombre.