Cicatrices

Ferro retirait les fils un par un. Elle les coupait proprement de la pointe de son couteau, les faisait sortir en douceur de la peau de Luthar. Ses doigts noirs travaillaient avec efficacité et fermeté ; ses yeux jaunes étaient plissés de concentration. Logen la regardait s’activer, hochant la tête pour saluer sa dextérité. Même s’il avait eu souvent l’occasion d’assister à ce genre d’opération, jamais il ne l’avait vue exécutée aussi habilement. Luthar paraissait ne presque pas souffrir – et pourtant, ces derniers temps, il donnait toujours cette impression.

« A-t-on besoin d’un nouveau pansement là-dessus ?

— Non, on va laisser ça respirer. » Le dernier fil rougeâtre fut extrait et Ferro le jeta avec les autres. Elle bascula alors son poids sur ses fesses pour admirer le résultat.

« C’est beau », dit Logen à voix basse. Jamais, il n’aurait pensé que ce serait aussi bien. À la lueur du feu, le maxillaire de Luthar semblait un peu oblique, comme s’il mordait de côté. L’encoche dentelée qui fendait sa lèvre et se prolongeait en fourche jusqu’à son menton était encore bordée de part et d’autre de petits points rouges, vestiges des sutures autour desquelles la peau se fripait ou se tendait. Mais rien de plus, à part un léger gonflement qui ne tarderait pas à disparaître. « Ça, c’est vraiment du joli boulot de couture ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi réussi. Où as-tu appris à soigner les gens ?

— Un homme du nom d’Aruf me l’a enseigné.

— Pour ça, il a bien travaillé ! C’est un don précieux que tu as là. Et nous avons de la chance qu’il t’ait enseigné ses techniques.

— J’ai dû baiser avec lui, d’abord.

— Ah ! » Cela jetait un éclairage différent sur la chose.

Ferro haussa les épaules. « Ça ne m’a pas dérangée. C’était un brave homme, enfin… plus ou moins. En prime, il m’a aussi appris à tuer. J’ai baisé avec des hommes bien pires que lui, et pour beaucoup moins que ça ! » Elle étudia la mâchoire de Jezal en fronçant les sourcils, y appuya les pouces, palpa la chair autour de la plaie. « Beaucoup moins que ça !

— Bon », marmonna Logen. Il échangea un regard inquiet avec Luthar. Cette conversation n’avait pas du tout pris le tour qu’il espérait. Peut-être aurait-il dû s’y attendre avec Ferro ! Il passait la moitié de son temps à essayer de la faire parler, et quand enfin elle se confiait à lui, il n’avait pas la moindre idée de la façon d’utiliser ses informations.

« C’est consolidé », grogna-t-elle, après avoir tâté le visage de Luthar en silence pendant quelques instants.

« Merci. » Il lui attrapa la main au moment où elle s’écartait. « Sincèrement. Je ne sais pas ce que j’aurais… »

Elle grimaça, comme s’il l’avait frappée, et retira brusquement ses doigts. « D’accord ! Mais la prochaine fois que tu te fais casser la figure, tu n’auras qu’a la recoudre toi-même. » Elle se redressa et se dirigea à grands pas vers le coin sombre de la ruine, où elle s’assit aussi loin que possible des autres. Elle ne semblait pas plus apprécier les remerciements que les bavardages ; Luthar, lui, était content de ne plus avoir à se soucier de ses pansements.

« À quoi ça ressemble ? » demanda-t-il, en louchant vers son menton. Il tressaillit quand il l’effleura d’un doigt.

« C’est bien, affirma Logen. Tu as de la chance. Tu ne seras peut-être plus le joli garçon d’autrefois, mais en tout cas, tu es encore plus beau que moi.

— Sûr », fit Jezal, avec un demi-sourire, en passant la langue sur le cran de sa lèvre. « C’est toujours mieux que de se faire trancher la tête ! »

Logen sourit en s’agenouillant près de la marmite pour remuer son contenu. Il s’entendait bien avec Luthar, désormais. Ce garçon avait subi une dure leçon, mais être défiguré lui avait fait beaucoup de bien. Cela lui avait appris le respect… et plus rapidement que tous les grands discours. Cela lui avait aussi appris à être réaliste… et ça, c’était une bonne chose. De petits gestes et du temps… Logen avait rarement échoué à gagner le cœur des gens avec ça. Lançant un coup d’œil à Ferro qui le dévisageait, sourcils froncés, il sentit son sourire s’effacer. Avec certaines personnes, il fallait plus de temps qu’avec d’autres ; et parfois, avec quelques rares individus, on n’arrivait jamais à rien. Dow le Sombre faisait partie de cette dernière catégorie. Destiné à marcher seul, aurait dit son père.

Il reporta son attention sur la marmite, qui n’avait rien d’engageant. De simples flocons d’avoine avec une poignée de lambeaux de lard et des morceaux de racines hachées. Il n’y avait rien à chasser dans ce trou. Le nom de pays mort lui allait comme un gant. La prairie avait fait place à une terre grise, poudreuse, parsemée de touffes d’herbe brunâtre. Il jeta un regard circulaire sur la carcasse délabrée de la maison où ils avaient établi leur camp. Les flammes se réfléchissaient sur les pierres brisées, l’enduit émietté, les vieux bouts de bois éclaté. Aucun pied de fougère ne se faufilait hors des lézardes, aucun jeune plant ne jaillissait du sol ingrat. Pas même un brin de mousse dans les joints désagrégés. Logen avait l’impression que personne, eux exceptés, ne s’était aventuré dans les environs depuis des siècles. Peut-être était-ce le cas !

Tout était calme. Il n’y avait pas beaucoup de vent, ce soir-là. Seuls les crépitements du feu et les marmonnements monocordes de Bayaz, qui dispensait un cours quelconque à son apprenti, ponctuaient le silence. Logen était rudement content que le Premier des Mages fut enfin sorti de sa torpeur, même s’il paraissait plus vieux et plus morose que jamais. Au moins n’avait-il plus à prendre de décisions. Toujours calamiteuses de toute façon.

« Enfin une nuit claire ! » chantonna Frère Long-Pied en se coulant sous le linteau. Il pointa un doigt au-dessus de sa tête, en un geste plein de suffisance. « Un ciel idéal pour la Navigation ! Les étoiles sont parfaitement visibles, pour la première fois depuis dix jours. Laissez-moi vous dire que nous n’avons pas dévié d’un pouce du chemin choisi ! Pas d’un pouce ! J’ai toujours suivi la bonne voie, mes amis ! Oui ! C’est dans mes habitudes ! Nous sommes à une vingtaine de lieues d’Aulcus. Exactement comme je vous l’avais annoncé ! » Aucun compliment ne lui fut adressé. Bayaz et Quai restaient plongés dans leur discussion animée. Luthar inclinait la lame de sa courte épée, essayant de trouver le meilleur angle pour y voir son visage. Ferro boudait dans son coin. Long-Pied soupira et s’accroupit près du feu. « Encore des flocons d’avoine, hein ? » grommela-t-il, en plissant le nez après un rapide coup d’œil dans la marmite.

« J’en ai bien peur.

— Oh, bon ! L’habituel calvaire des expéditions, n’est-ce pas, mon ami ? Il n’y aurait aucune gloire à voyager sans épreuves.

— Hum », fit Logen. Il se serait volontiers passé de gloire en échange d’un dîner décent. Il plongea d’un air maussade une cuillère dans la mixture bouillonnante.

Long-Pied se pencha vers lui pour chuchoter : « Il semblerait que notre illustre employeur ait de nouveaux ennuis avec son apprenti. » Le sermon de Bayaz prenait un ton de plus en plus réprobateur et devenait de plus en plus audible.

« … c’est bien beau de savoir se servir d’une poêle, mais la pratique de la magie reste ta vocation première. J’ai remarqué un sérieux changement dans ton attitude, dernièrement. Une certaine réticence, doublée de désobéissance. Je commence à soupçonner que tu seras un élève décevant.

— Et vous, avez-vous toujours été un élève modèle ? » Le sourire de Quai recelait une part de moquerie. « Votre propre maître n’a-t-il jamais été déçu ?

— Si, et les conséquences se sont avérées désastreuses. Nous commettons tous des erreurs. Le rôle d’un maître est d’essayer d’empêcher ses élèves de les reproduire.

— Alors peut-être devriez-vous me raconter les vôtres. J’apprendrais ainsi à devenir un élève plus studieux ! »

Maître et apprenti se jetèrent un regard noir par-dessus les flammes. Logen n’aimait pas du tout l’expression affichée par Bayaz. Il avait déjà vu ce genre de moue chez le Premier des Mages, et l’issue n’avait pas été franchement une réussite. Il ne comprenait pas pourquoi l’obéissance servile de Quai s’était transformée en opposition bornée, en l’espace de quelques semaines. Cela ne facilitait la vie à personne. Logen feignit de s’intéresser à la marmite, s’attendant presque à entendre le ronflement assourdissant et soudain d’un feu gigantesque. Pourtant, le seul son qui lui parvint fut la voix de Bayaz, douce, posée.

« Très bien, Messire Quai, ta requête a du sens, pour une fois. Nous parlerons donc de mes erreurs. Vaste sujet, s’il en est. Par où commencer ?

— Par le commencement ? hasarda l’apprenti. Par où pourrait-on commencer ? »

Le Mage laissa échapper un grognement amer. « Bon, il y a très longtemps, dans les temps anciens… » Il s’interrompit pour contempler les flammes ; leur lumière dessina des ombres sur son visage hâve. « J’étais alors le premier apprenti de Juvens. Peu après avoir commencé mon éducation, mon maître en prit un second. Un garçon du Sud. Du nom de Khalul. » Toujours assise à l’écart, Ferro leva brusquement les yeux. « Dès le départ, nous ne parvînmes pas à nous entendre. Nous étions tous deux trop fiers, trop jaloux de nos talents respectifs et envieux de la moindre marque de favoritisme manifestée par notre maître envers l’autre. Notre rivalité perdura au fil des années. Juvens s’entoura de nouveaux apprentis, douze en tout. Au début, cela nous incita à être de meilleurs élèves, plus appliqués, plus dévoués. Mais après la guerre contre Glustrod, de nombreuses choses changèrent. »

Logen rassembla les bols, puis les remplit de bouillie fumante, en tendant l’oreille pour écouter Bayaz. « Notre rivalité se mua en conflit… notre conflit, en haine. Nous nous battîmes, d’abord avec des mots, puis nous en vînmes aux mains, avant d’avoir enfin recours à la magie. Peut-être que si nous avions été livrés à nous-mêmes, nous nous serions entretués ! Le monde serait sans doute meilleur, si nous l’avions fait, mais Juvens s’interposa. Il nous envoya, moi, dans le lointain Nord, et Khalul, dans le Sud… dans deux des immenses bibliothèques qu’il avait bâties des années auparavant. Il nous y envoya étudier séparément, dans la solitude, jusqu’à ce que nos humeurs se calment. Il pensait que les hautes montagnes et la mer immense, ainsi que toute la vastitude du Cercle du Monde entre nous, mettraient fin à nos querelles. En cela, il se trompait. Ce fut tout le contraire. Nous enragions chacun de notre côté, rendant l’autre responsable de cet exil, ressassant les moyens de nous venger. »

Logen partagea le semblant de nourriture, tandis que Bayaz fixait Quai avec dureté par-dessous ses sourcils broussailleux. « Si seulement j’avais eu l’intelligence d’écouter mon maître, en ce temps-là ! Mais j’étais jeune, têtu et empreint d’une fierté mal placée. Je brûlais de devenir plus puissant que Khalul. Je décidai, pauvre fou que j’étais ! que si Juvens ne voulait pas m’enseigner son art… je devais me trouver un autre maître.

— Encore de la bouillie, hein, Blafard ? » maugréa Ferro en arrachant son bol des mains de Logen.

« Inutile de me remercier ! » Il lui lança une cuillère qu’elle attrapa au vol. Logen tendit un bol au Premier des Mages. « Un autre maître ? Quel autre maître pouviez-vous trouver ?

— Le seul, murmura Bayaz. Kanedias. Le Maître Créateur. » Il se mit à tourner la cuillère entre ses doigts, d’un air songeur. « Je suis allé à sa Demeure, me suis agenouillé devant lui et l’ai supplié de m’instruire. Au début, il refusa, bien sûr, comme il le faisait avec tout le monde… Mais je m’obstinai. Il finit par se laisser fléchir et accepta de m’initier.

— Voilà comment vous avez vécu dans la Demeure du Créateur ! » chuchota Quai.

Logen frissonna, en se penchant sur son bol. Sa brève visite en ce lieu le faisait encore cauchemarder.

« En effet, confirma Bayaz, et j’ai appris ses méthodes. Mon habileté à manier le Grand Art me rendait très utile pour mon nouveau maître. Kanedias, cependant, était encore plus jaloux de ses secrets que Juvens des siens. Il me fit travailler dans ses forges, comme un esclave, ne me donnant que les bribes dont j’avais besoin pour le servir. Mon amertume grandit. Aussi, lorsque le Créateur quitta la maison afin d’aller chercher des matériaux pour ses œuvres, ma curiosité, mon ambition et ma soif de connaissances me poussèrent à rôder dans les endroits de sa Demeure qui m’étaient interdits. C’est là que j’ai découvert son secret le mieux gardé. » Il marqua une pause.

« Qu’est-ce que c’était ? » intervint Long-Pied, en laissant sa cuillère planer devant sa bouche.

« Sa fille.

— Tolomei », souffla Quai d’une voix à peine audible.

Bayaz acquiesça ; un coin de sa bouche remonta, comme s’il se remémorait un souvenir agréable. « Elle était à nulle autre pareille. Elle n’avait jamais quitté la Demeure du Créateur, ni parlé à personne, en dehors de son père. Elle manipulait… certains matériaux… que seul quelqu’un du propre sang du Créateur pouvait toucher. Je crois que c’est la raison qui avait décidé ce dernier à engendrer cet enfant. Elle était d’une incomparable beauté. » Le visage de Bayaz se crispa ; il regarda le sol, un sourire amer sur les lèvres. « Ou du moins l’est-elle dans ma mémoire.

— C’était bon », dit Luthar en se léchant les doigts, avant de reposer son bol vide. Il était devenu moins délicat quant à la nourriture, ces derniers temps. Logen supposait que tout le monde aurait la même réaction après quelques semaines sans pouvoir mastiquer. « Il en reste ? » demanda-t-il, plein d’espoir.

« Prenez le mien », siffla Quai en poussant son bol vers lui. Si ses traits conservaient une certaine froideur, les yeux qu’il dardait sur son maître étaient deux points étincelants dans la pénombre. « Poursuivez. »

Bayaz releva la tête. « Tolomei me fascinait, tout comme je la fascinais. Cela peut paraître étrange, mais j’étais jeune à l’époque et possédais une chevelure aussi fournie que celle du capitaine Luthar. » Il passa sa paume sur son crâne chauve en un bruissement léger, puis haussa les épaules. « Nous sommes tombés amoureux. » Ses yeux firent le tour du petit groupe, les défiant de s’esclaffer. Logen était bien trop occupé à récupérer des flocons d’avoine entre ses dents et les autres n’esquissèrent même pas l’ombre d’un sourire.

« Elle me parla des tâches que son père lui confiait et je commençai vaguement à comprendre. Kanedias avait rassemblé tout un échantillonnage de fragments de substances provenant du monde d’en dessous, abandonnées sur notre terre lorsque les démons la hantaient encore. Il essayait de percer le pouvoir de ces éléments, pour les incorporer à ses machines. Il jonglait avec ces forces interdites par la Première Loi et avait déjà connu quelques succès. » Mal à l’aise, Logen se tortilla sur le sol ; il se souvenait de l’objet étrange et fascinant, qu’il avait aperçu dans la Demeure du Créateur, émergeant de l’eau d’une vasque de pierre blanche. La Semeuse de Zizanie, l’avait appelée Bayaz. Deux tranchants – un ici, le deuxième dans l’Au-delà. L’appétit soudain coupé, il déposa son bol presque plein près du feu.

« J’étais horrifié, continua Bayaz. J’avais vu le malheur que Glus-trod avait répandu sur le monde. Je décidai donc d’aller tout raconter à Juvens. Mais il me coûtait de laisser Tolomei, et elle refusait de quitter le seul lieu qu’elle connaissait. Je remis mon départ à plus tard. Revenu à l’improviste, Kanedias nous surprit ensemble. Sa fureur fut… » Bayaz tressaillit, comme si le simple souvenir en était douloureux « … indescriptible. Sa Demeure en trembla, ses murs la répercutèrent en écumant. J’eus la chance d’en réchapper sain et sauf et courus me réfugier chez mon ancien maître. »

Ferro renifla avec mépris. « Il était du genre à pardonner, donc !

— Heureusement pour moi ! Malgré ma trahison, Juvens ne me chassa pas. Surtout quand je lui racontai que son frère essayait d’enfreindre la Première Loi. Le Créateur, en proie à une terrible colère, vint le trouver ; il réclamait justice pour le viol de sa fille et le pillage de ses secrets. Juvens refusa d’accéder à sa requête. Il ordonna à Kanedias de lui parler des expériences qu’il avait entreprises. Les frères se sont alors affrontés et je me suis sauvé. La violence de leur combat a illuminé les deux. À mon retour, mon maître était mort, son frère, en fuite. J’ai juré de le venger. J’ai réuni les Mages dispersés dans le monde et ensemble nous avons déclaré la guerre au Créateur. Nous tous, sauf un. Khalul.

— Pourquoi pas lui ? grommela Ferro.

— Il a répondu qu’on ne pouvait pas me faire confiance. Que ma folie avait déclenché cette guerre.

— La stricte vérité, non ? murmura Quai.

— En partie peut-être. Mais il a proféré des accusations encore pires à mon encontre. Lui, et son maudit apprenti, Mamun. Des mensonges ! » s’indigna-t-il en s’adressant au feu. « Rien que des mensonges ! Les autres Mages ne se sont pas laissé abuser. Khalul a donc quitté notre ordre. Il est reparti dans le Sud pour y chercher d’autres puissances… qu’il a fini par trouver. En agissant comme Glustrod avant lui et en se damnant ! Il a mangé de la chair humaine, enfreignant la Deuxième Loi ! Onze d’entre nous sont allés combattre Kanedias. Neuf en sont revenus. »

Bayaz prit une profonde inspiration, avant de pousser un long soupir. « Voilà, Messire Quai, j’ai exposé l’histoire de mes erreurs. On pourrait dire qu’elles ont causé la mort de mon maître et le schisme de notre ordre. On pourrait également dire que c’est pour cela que nous nous dirigeons vers l’ouest, vers les ruines du passé. On pourrait dire enfin que c’est à cause d’elles que le capitaine Luthar a eu la mâchoire brisée.

— Les erreurs du passé portent les fruits du présent, murmura Logen pour lui-même.

— Et c’est le cas, confirma Bayaz. C’est le cas. Des fruits acides, qui plus est ! Tireras-tu les leçons de mes erreurs, Messire Quai, comme je l’ai fait depuis ? Prêteras-tu une oreille attentive à ton maître ?

— Bien sûr », répondit l’apprenti. Logen se demanda toutefois si sa voix ne contenait pas une pointe d’ironie. « J’obéirai en tous points.

— Ce serait sage de ta part ! Si j’avais obéi à Juvens, je n’aurais peut-être pas ceci. » Bayaz défit les deux premiers boutons de sa chemise et écarta son col. La lumière des flammes dévoila une cicatrice presque effacée, partant de la base du cou du vieillard et se prolongeant vers son épaule. « C’est le Créateur en personne qui m’a fait ça. Un demi-pouce de plus, et j’étais mort ! » Il la frotta avec aigreur. « Il y a de cela bien longtemps, pourtant elle continue à me tourmenter par intermittence. Quand je pense à la douleur qu’elle m’a occasionnée au fil de ces interminables années ! Alors, vous voyez, Messire Luthar, même s’il vous en reste des traces, ça pourrait être pire. »

Long-Pied s’éclaircit la gorge. « C’est certainement une blessure importante, mais je crois pouvoir faire mieux. » Attrapant l’ourlet de son pantalon répugnant, il le retroussa sur sa jambe jusqu’à l’aine et tourna sa cuisse fuselée vers le feu. Un amas gris de chairs plissées la recouvrait presque entièrement. Logen lui-même en fut impressionné.

« Qu’est-ce qui vous a fait ça ? » demanda Luthar, au bord de la nausée.

Long-Pied sourit. « Il y a de nombreuses années, j’étais encore un jeune homme, j’ai été pris dans une tempête. J’ai fait naufrage le long de la côte du Suljuk. Dieu m’a envoyé, à neuf reprises, tâter de l’eau froide de son océan par mauvais temps. Heureusement, j’ai la chance d’être un bon nageur ! Cette fois-là, malheureusement, un gros poisson a voulu me mettre au menu.

— Un poisson ? bredouilla Ferro.

— En effet ! Le plus énorme et le plus agressif des poissons… avec une gueule de la taille d’un huis et des dents longues comme des couteaux. Par bonheur, un méchant coup sur le nez… » Il cisailla l’air de sa main « … l’a obligé à me relâcher et un courant fortuit m’a ramené vers le rivage. La chance m’a souri une deuxième fois au milieu d’un groupe d’indigènes, en la personne d’une jeune femme fort sympathique. Elle m’a autorisé à passer ma convalescence dans sa demeure. En général, les habitants du Suljuk sont très suspicieux à l’égard des étrangers. » Il soupira de plaisir. « Voilà comment j’ai appris leur langage. Un peuple très raffiné. Dieu m’a accordé une grande faveur, en vérité ! » Un silence s’établit.

« Je parie que tu peux faire mieux ! » Luthar adressa un grand sourire à Logen.

« J’ai déjà été mordu par un mouton hargneux, mais ça n’a pas vraiment laissé de traces.

— Qu’est-il arrivé à ton doigt ?

— Celui-là ? » Il fixa son moignon et l’agita d’avant en arrière. « Eh bien, quoi ?

— Comment l’as-tu perdu ? »

Logen se rembrunit. Il n’était pas sûr d’aimer le tour que prenait cette conversation. Entendre parler des erreurs de Bayaz était une chose, mais il n’avait pas très envie d’exhumer les siennes. Par les morts, il en avait quelques-unes à son actif, et non des moindres ! Il lui fallait pourtant dire quelque chose. « Je l’ai perdu lors d’une bataille. Devant une ville appelée Carleon. J’étais jeune à l’époque, et d’un tempérament fougueux. J’avais la mauvaise habitude de foncer au beau milieu des combats. Cette fois-là, quand j’en suis sorti, j’avais perdu ce doigt.

— Le feu de l’action, hein ? s’enquit Bayaz.

— Si on veut. » Il plissa le front et massa gentiment son moignon. « Le plus étrange, c’est que bien longtemps après sa disparition, je le sentais encore me chatouiller jusqu’à son extrémité. Ça me rendait fou. Comment voulez-vous gratter un doigt qui n’est plus là ?

— Ça t’a fait mal ? demanda Luthar.

— Un mal de chien, au début, mais pas autant que certaines autres de mes blessures.

— Lesquelles ? »

Cela exigeait une certaine réflexion. Logen se frotta le visage et fit défiler les heures, les journées, les semaines qu’il avait passées à saigner, à hurler à pleins poumons. À boiter ou à essayer de couper de la viande avec ses mains entourées de bandages. « J’ai eu le visage bien tailladé, une fois », dit-il, en tâtant l’encoche que Tul Duru lui avait faite à l’oreille. « Je pissais le sang. J’ai aussi failli être éborgné par une flèche. » Il caressa la cicatrice en forme de croissant sous son sourcil. « Il a fallu des heures pour retirer les échardes. Plus tard, pendant le siège d’Uffrith, on m’a jeté un maudit bloc de pierre du haut des remparts. Le premier jour, en plus ! » Il porta la main à l’arrière de sa tête et palpa les bosses sous ses cheveux. « J’ai eu le crâne ouvert et l’épaule cassée.

— Ça, c’est mauvais ! dit Bayaz.

— Et entièrement de ma faute ! Voilà ce qui arrive quand on essaie de défoncer des murailles à mains nues ! » Luthar le regarda bouche bée. Logen haussa les épaules. « Je n’ai pas réussi. Comme je vous l’ai dit, j’étais un peu exalté, dans ma jeunesse.

— Moi, ce qui me surprend, c’est que tu n’aies pas essayé de mordre dedans.

— Je l’aurais probablement fait ! C’est aussi bien qu’ils m’aient balancé ce rocher. Au moins, il me reste mes dents ! Je suis resté allongé deux mois à gémir, pendant que les autres assiégeaient la cité. J’ai récupéré juste à temps pour me battre contre Séquoia. Et je me suis de nouveau esquinté le dos, sans parler du reste… » Logen grimaça à ce souvenir ; il plia et déplia les doigts de sa main droite, en se remémorant les douleurs de son corps complètement écrabouillé. « Bon, j’ai vraiment dérouillé, mais pas autant que pour ça… » Plongeant une main sous son ceinturon, il releva sa chemise. Tous plissèrent les yeux pour voir ce qu’il leur montrait. Une cicatrice minuscule sous sa dernière côte, dans le creux proche de l’estomac.

« Ça ne semble pas bien méchant », déclara Luthar.

Logen pivota pour exposer son dos. « Voici la suite », dit-il en agitant son pouce vers un endroit où il savait qu’une marque plus importante ourlait sa colonne vertébrale. Un long silence s’ensuivit. Tous digéraient cette découverte.

« C’est passé de part en part ? murmura Long-Pied.

— Exactement ! Une lance… dans un duel avec un type nommé Harding le Sinistre. J’ai eu de la chance d’en sortir vivant, ça c’est sûr !

— S’il s’agissait d’un duel, comment se fait-il que vous soyez encore en vie ? » intervint Bayaz d’une voix douce.

Logen humecta ses lèvres. Sa salive avait un goût amer. « Je l’ai battu.

— Avec une lance dans le corps ?

— Je ne l’ai su qu’après. »

Long-Pied et Luthar échangèrent un regard perplexe. « C’est un détail qui passe difficilement inaperçu, commenta le Navigateur.

— On pourrait le croire. » Logen hésita, cherchant la meilleure façon de présenter la chose ; il ne trouva aucune solution. « Eh bien… parfois… euh… je ne sais pas vraiment ce que je fais. »

Une longue interruption.

« Que voulez-vous dire ? » l’interrogea Bayaz. Logen fit la grimace. Toute la confiance fragile qu’il avait instaurée au cours de ces dernières semaines menaçait de s’écrouler comme un château de cartes, mais il n’avait pas le choix. Il n’avait jamais su mentir.

« À l’âge de quatorze ans, je crois, je me suis querellé avec un ami. Impossible de me rappeler à quel propos. Je me souviens que je me suis mis en colère. Je me souviens aussi qu’il m’a frappé. Plus tard, je me suis retrouvé à regarder mes mains. » Et il baissa les yeux vers elles, très pâles dans la lueur du feu. « Je l’avais étranglé. Il était raide mort. Je n’avais aucun souvenir de l’avoir fait, mais j’étais seul avec lui, son sang incrusté sous mes ongles. Je l’ai tiré jusqu’à des rochers, puis l’ai poussé en bas la tête la première. J’ai raconté qu’il était mort en tombant d’un arbre, tout le monde m’a cru. Sa mère a pleuré et pleuré, mais que pouvais-je y faire ? C’était la première fois que ça se produisait. »

Logen sentit les yeux de tous ses compagnons fixés sur lui. « Quelques années plus tard, j’ai failli tuer mon père. Je l’ai poignardé pendant un repas. J’ignore pourquoi. Je ne sais vraiment pas. Il a guéri, heureusement ! »

Il vit Long-Pied s’écarter de lui avec nervosité ; il ne pouvait guère lui en vouloir. « C’est alors que les Shankas ont commencé à venir plus souvent. Mon père m’a donc envoyé plus au sud, de l’autre côté des montagnes, pour y chercher de l’aide. J’ai trouvé Bethod. Il a offert de m’aider si je me battais pour lui. J’ai été bien trop content de m’exécuter, sombre idiot que j’étais, mais les combats ne cessaient jamais. Si vous saviez ce que j’ai fait pendant cette période… Je suivais les ordres. » Il prit une profonde inspiration. « J’ai tué des amis. Vous auriez dû voir comment je traitais mes ennemis ! Au début, ça m’a plu. J’adorais m’asseoir en hauteur, près du feu, et observer les hommes, voir leur peur et constater qu’aucun d’eux n’osait croiser mon regard. Puis ça s’est dégradé. Au cours d’un hiver, j’ai commencé à ne plus savoir qui j’étais, ni ce que je faisais. Parfois je sentais ça arriver, sans pouvoir rien contrôler. Tout le monde ignorait qui serait ma prochaine victime. Ils en chiaient dans leur froc, même Bethod, et je me craignais moi-même bien plus que les autres. »

Tous restèrent assis dans un silence ébahi. Le bâtiment en ruine qui leur avait paru réconfortant, après tous ces morts et l’immensité de la plaine, ne l’était plus. Les fenêtres vides ressemblaient à des plaies béantes, les chambranles sans portes, à des tombeaux. Le silence s’éternisa. Long-Pied finit par s’éclaircir la gorge. « Alors, à titre d’exemple… pensez-vous possible que, sans le vouloir, vous puissiez tuer l’un d’entre nous ?

— Je pense plutôt que je vous tuerais tous d’un seul coup. »

Bayaz affichait un air soucieux. « Pardonnez-moi de ne pas me sentir plus rassuré pour autant.

— Moi j’aurais préféré que vous nous le disiez avant ! s’énerva Long-Pied. C’est le genre d’information qu’un compagnon de voyage devrait partager ! Je ne pense pas que…

— Fichez-lui la paix ! gronda Ferro.

— Mais nous devons savoir…

— Ferme-la, espèce de cinglé ! Vous êtes loin d’être parfaits, tous autant que vous êtes ! » Elle regarda Long-Pied de travers. « Certains d’entre vous ont la langue bien pendue, mais quand il y a du grabuge, on ne les voit plus. » Elle fronça les sourcils en direction de Luthar. « Certains d’entre vous sont moins utiles qu’ils ne le croient. » Elle fusilla Bayaz des yeux. « Certains d’entre vous cachent des secrets, puis s’endorment au pire moment et nous laissent en plan au milieu de nulle part. C’est un tueur, et alors ? Ça ne vous a pas trop dérangés, quand tuer a été nécessaire.

— Je voulais juste…

— Ferme-la, que je t’ai dit ! » Long-Pied cilla quelques instants, avant d’obtempérer.

Stupéfait, Logen dévisageait Ferro par-dessus le feu. Il n’aurait jamais pensé qu’elle prendrait sa défense. Elle était la seule du groupe à avoir vu le phénomène se produire. Elle seule savait ce qu’il avait voulu dire. Et pourtant, elle s’était exprimée en sa faveur. Elle s’aperçut qu’il la regardait et se renfrogna dans son coin, mais cela ne changeait rien pour lui. Il sentit un sourire étirer sa bouche.

« Et qu’en est-il de toi ? » Bayaz s’adressait à Ferro, un doigt posé sur sa lèvre, comme s’il réfléchissait.

« Quoi ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Tu as déclaré ne pas aimer les secrets. Nous avons tous parlé de nos cicatrices. J’ai ennuyé le groupe avec mes vieilles histoires et le Sanguinaire nous a fait frissonner avec les siennes. » Le Mage tapota son visage osseux, creusé de lignes dures dans la lueur des flammes. « Comment as-tu hérité des tiennes ? »

Une pause.

« Je parie que celui ou celle qui t’a fait ça a dû souffrir, hein ? » avança Luthar, un soupçon de gaieté dans la voix.

Long-Pied se mit à glousser. « Oh, sûrement ! Je dirais même qu’il a dû connaître une fin brutale ! Je n’ose imaginer ce…

— J’ai fait ça toute seule », dit Ferro.

Les quelques rires qui avaient fusé s’éteignirent aussitôt, les sourires s’effacèrent ; tous assimilaient son aveu.

« Hein ? bredouilla Logen.

— Qu’est-ce qu’il y a, gros Blafard ? T’es sourd ou quoi ? Je me suis fait ça toute seule.

— Pourquoi ?

— Ha ! ha ! hurla-t-elle en lui jetant un regard noir. Tu ignores ce que c’est que d’appartenir à quelqu’un ! À l’âge de douze ans, j’ai été vendue à un homme nommé Susman. » Elle cracha par terre, puis gronda des mots incompréhensibles dans sa propre langue. Logen comprit qu’il ne devait pas s’agir d’un compliment. « Il était propriétaire d’un endroit où on dressait les filles, avant de les vendre avec un bon bénéfice.

— Dressées à faire quoi ? demanda Luthar.

— Qu’est-ce que tu crois, pauvre idiot ? À baiser.

— Ah ! » piailla-t-il, avalant sa salive et baissant aussitôt les yeux vers le sol.

« J’y suis restée deux ans. Deux ans, avant de pouvoir voler un couteau. À l’époque, je ne savais pas encore tuer. Alors, je me suis blessée du mieux que j’ai pu. Je me suis tailladée jusqu’à l’os. Le temps qu’ils m’arrachent mon arme, mon prix avait sacrément baissé. » Le visage tourné vers les flammes, elle ricana d’un air mauvais, comme si ce jour-là avait été le plus beau de sa vie. « Vous auriez dû entendre ce salaud glapir ! »

Logen avait les yeux exorbités, Long-Pied, la bouche ouverte.

Même le Premier des Mages semblait estomaqué. « Tu t’es balafrée, toi-même ?

— Et alors ? »

Le silence s’installa de nouveau. Le vent se leva. Il tourbillonna autour des ruines, siffla dans les lézardes, fit vaciller et danser les flammes. Après une telle révélation, personne n’avait grand-chose à dire.