« Brûlez ! » s’esclaffa le Sanguinaire ; les cadavres déchiquetés, aux plaies béantes, leurs armes abandonnées et le métal chauffé à blanc se joignirent à son hilarité.

Seuls les Shankas vivants ne riaient pas. Ils savaient que leur dernière heure était arrivée.

Le Sanguinaire en vit un sauter par-dessus une enclume, un gourdin à la main, prêt à l’assommer. Avant qu’il n’ait pu le tuer avec son épée, une flèche pénétra dans la bouche de son assaillant qui bascula en arrière, raide mort. Le Sanguinaire se renfrogna. Il distingua d’autres flèches parmi les cadavres. Quelqu’un lui gâchait son travail. Il le corrigerait plus tard. Pour l’instant, il devait s’occuper de cette chose qui se dirigeait vers lui entre les colonnes.

Engoncée dans une armure brillante, scellée par d’épais rivets, un casque rond vissé sur le haut de son crâne, ses yeux luisant derrière une mince fente, la créature grognait et renâclait, poussant des mugissements aussi sonores que ceux d’un taureau. Ses pieds bottés, caparaçonnés de métal, martelaient la pierre : elle fonçait sur lui, brandissant une énorme hache dans son poing ganté d’acier. Un géant au milieu des Shankas. Ou une nouvelle création, une association de fer et de chair façonnée dans ces sous-sols obscurs.

Sa hache étincelante décrivit une courbe. Le Sanguinaire l’évita d’une roulade. La lourde cognée s’abattit sur le sol, projetant une gerbe de gravats. La chose rugit une fois encore et se précipita sur lui, gueule ouverte sous l’ouverture de sa visière, un filet de salive bavant de sa lippe pendante. Le Sanguinaire recula de nouveau avec la souplesse d’un danseur, semblant entraîner à sa suite ombres mouvantes et flammes vacillantes.

Il ne cessait d’esquiver les coups qui pleuvaient sur lui ; ceux-ci le manquaient à droite comme à gauche, lui passaient au-dessus de la tête ou entre les pieds. Il les laissait rebondir sur le métal, sur la pierre. La caverne se remplit de plus en plus de nuages courroucés de poussière et de débris. Il recula jusqu’à ce que la créature commence à se fatiguer sous le poids de tout ce métal.

Le Sanguinaire la vit chanceler. Sentant que le moment d’agir était venu, il bondit en avant. Levant son épée bien haut, il ouvrit grande la bouche pour pousser un cri terrifiant, qui anima son bras, sa main et sa lame, et même les murs de la caverne. Afin de parer cet assaut, le gigantesque Shanka exposa le manche de sa hache à deux mains, faisant scintiller ce bel acier forgé dans les nombreux brasiers avec toute la dextérité, toute la force dont étaient capables les Têtes-Plates.

Mais le travail du Créateur ne souffrait pas la comparaison. La formidable lame fendit le manche en un vagissement identique au hurlement d’un enfant, puis cisailla l’armure du Shanka du cou jusqu’à l’aine, y creusant une entaille de la largeur d’une main. Du sang jaillit du métal, éclaboussant la roche sombre. Avec un éclat de rire, le Sanguinaire enfouit son poing dans la blessure et arracha à pleine main les entrailles du Shanka, tandis que ce dernier s’effondrait sur le dos et que les deux parties tronçonnées de sa hache échappaient à ses griffes gantées d’acier.

Il se retourna vers les autres, sourire aux lèvres. Bien qu’armés jusqu’aux dents, trois d’entre eux, tapis non loin, refusèrent de s’approcher. Ils avaient beau se cacher dans l’ombre, celle-ci n’était pas leur amie. Elle appartenait au Sanguinaire, et à lui seul. Ce dernier fit un pas en avant, puis un autre, son épée dans une main, dans l’autre, les intestins sanguinolents qui se déroulaient lentement du cadavre du Tête-Plate qu’il venait de massacrer. Les créatures battirent en retraite, en s’adressant de faibles couinements ; le Sanguinaire leur rit au nez.

Malgré leur folie meurtrière, les Shankas ne pouvaient s’empêcher de le craindre. Tout le monde le craignait. Même les morts, insensibles à la douleur. Même la pierre froide, incapable de rêver. Le métal en fusion lui aussi redoutait le Sanguinaire. De même que les ténèbres.

Il se rua sur eux, en se débarrassant de sa poignée de boyaux. La pointe de son épée ratissa le torse d’un Shanka, qui tournoya sur lui-même avec un gémissement. Un instant plus tard, la lame s’enfonça dans son épaule et l’ouvrit jusqu’au sternum.

Les deux derniers pivotèrent pour s’enfuir, dérapant sur la roche visqueuse… mais se battre ou s’enfuir, où était la différence ? Une nouvelle flèche se planta dans l’un d’eux avant qu’il n’eût fait trois pas ; il s’affala sur le ventre. Le Sanguinaire plongea. Ses doigts saisirent la cheville du survivant, l’enserrant comme dans un étau ; il tira jusqu’à lui le malheureux qui crochetait de ses griffes la pierre encrassée.

Alors, le poing du Sanguinaire devint marteau, le sol, enclume ; il s’acharna sur la tête du Shanka comme sur du métal à travailler. Son premier coup lui éclata le nez et lui brisa des dents. Le deuxième lui défonça la pommette. Le troisième fit éclater le maxillaire sous ses jointures. Son poing était aussi dur que la pierre, l’acier ou le bronze. Aussi lourd qu’une montagne qui s’écroule. Les coups qui s’enchaînaient réduisirent la tête du Shanka en une bouillie infâme.

« Tête… Plate », souffla le Sanguinaire. Et il gloussa. Soulevant le corps méconnaissable, il le projeta dans les airs, où il virevolta avant de s’écraser sur les râteliers déjà réduits en miettes. Puis il se mit à arpenter la caverne ; l’épée du Créateur se balançait au bout de son bras, déclenchant des gerbes d’étincelles sur la roche derrière lui. Il inspecta les ténèbres d’un air furibond, sans cesser de tourner sur lui-même, mais seuls les feux et les ombres se mouvaient. La caverne était vide.

« Non, gronda-t-il. Où êtes-vous ? » Ses jambes affaiblies refusaient presque de le porter. « Où êtes-vous, bande de salopards ? » Il trébucha et, pantelant, tomba à genoux sur la pierre brûlante. Il devait sûrement lui rester quelque besogne à effectuer. Le Sanguinaire n’était jamais rassasié. Toutefois ses forces volatiles commençaient à l’abandonner.

Quelque chose bougea. Il cligna des paupières. Une tache noire se glissait en silence entre les brasiers ronronnants et les cadavres empilés. Il ne s’agissait pas d’un Shanka… c’était un ennemi d’un autre genre. Plus subtil, et bien plus dangereux. À la peau noire comme du charbon. Un ennemi qui se faufilait dans l’ombre entre les flaques de sang disséminées, fruits de son travail. Avec un arc à la corde à moitié tendue. Une pointe de flèche acérée étincela. Deux yeux jaunes, brillants comme du métal ou de l’or en fusion, le narguaient. « Ça va, Blafard ? » La voix retentit et murmura à la fois dans son crâne saturé de tumulte. « Je n’ai aucune envie de te tuer, mais je n’hésiterais pas à le faire. »

Des menaces ?

« Pauvre conne ! » lui lança-t-il. Ses lèvres engourdies ne laissèrent cependant échapper qu’un filet de salive. Il vacilla et, s’appuyant sur son épée, s’efforça de se relever ; la fureur lui tenaillait les entrailles. Elle allait voir ce qu’elle allait voir ! Le Sanguinaire lui donnerait une correction qui la dispenserait à jamais d’en recevoir une autre. Il la taillerait en pièces, qu’il écraserait ensuite du talon. Si seulement il parvenait à se redresser…

Il chancela en cillant, la respiration sifflante, saccadée. Les flammes s’obscurcirent, s’estompèrent, les ombres s’étirèrent et se troublèrent, l’avalant peu à peu, le repoussant vers le sol.

Rien qu’un ennemi de plus. Juste un dernier…

Mais son heure avait sonné…

 

… Logen toussa, frissonna ; il se sentait terriblement faible. Il commença à distinguer ses mains dans l’obscurité, crispées sur la roche sale, aussi ensanglantées que celles d’un bourreau négligent. Devinant ce qui avait dû se produire, il grogna. Des larmes lui embuèrent les yeux. Dans ces ténèbres étouffantes, le visage balafré de Ferro se penchait vers lui. Bon, en tout cas, il ne l’avait pas tuée !

« T’es blessé ? »

Il fut incapable de répondre. Il l’ignorait. Il avait l’impression d’avoir reçu une coup d’épée dans le flanc, mais la quantité de sang était si importante qu’il lui était difficile de l’affirmer. Il essaya de se relever, chavira contre une enclume, faillit poser la main dans un foyer. Les genoux tremblants, il cligna des paupières, cracha. Des flammes aveuglantes dansaient devant ses yeux. Un peu partout sur le sol gluant, des cadavres étaient éparpillés dans des postures diverses. Hébété, il regarda autour de lui, à la recherche de quelque chose pour s’essuyer les mains, mais les environs baignaient dans le sang. Son estomac se souleva. Une main rougeâtre pressée sur sa bouche, il tituba sur ses jambes flageolantes et zigzagua entre les forges jusqu’à une arche découpée dans le mur opposé.

Il s’appuya contre la roche chaude ; sa salive sanguinolente tombait goutte à goutte sur le sol, d’effroyables douleurs irradiaient dans son flanc, son visage et ses jointures éclatées. S’il avait espéré un peu de pitié, il n’avait pas choisi le bon compagnon.

« Filons ! dit sèchement Ferro. Allons, Blafard, du nerf ! »

Il ignora combien de temps il se traîna dans les ténèbres, haletant derrière Ferro, son souffle résonnant dans son crâne. Ils cheminèrent péniblement dans le ventre de la terre. Traversèrent d’anciennes salles envahies d’ombres et de poussière, aux murs criblés de fissures. Enchaînèrent les passages voûtés qui s’ouvraient sur des tunnels sinueux, aux plafonds faits de boue retenus par des étais branlants.

Comme ils parvenaient à un nouvel embranchement, Ferro le repoussa contre la paroi. Tous deux retinrent leur respiration : des silhouettes en guenilles empruntaient à pas feutrés le passage perpendiculaire au leur. Us poursuivirent alors leur chemin ; couloirs, cavernes et antres se succédèrent. Logen se contentait de suivre Ferro, en sachant qu’il risquait à tout moment de s’effondrer d’épuisement. Il était persuadé que jamais plus il ne reverrait la lumière du jour…

« Attends ! » chuchota Ferro. Elle posa sa main si rudement sur son torse qu’elle faillit déséquilibrer Logen. Une rivière paresseuse rejoignait le couloir ; ses eaux nonchalantes ondulaient en clapotant dans l’obscurité. Ferro s’agenouilla sur la berge pour inspecter le sombre goulet d’où elle émergeait.

« Si elle rejoint le fleuve, elle doit venir de l’extérieur de la ville. »

Logen fut pris de doutes. « Et si… elle venait d’en bas… des souterrains ?

- Dans ce cas, nous trouverons un autre chemin. Ou nous mourrons noyés. » Après avoir passé son arc en bandoulière, elle se glissa dans la rivière et s’y enfonça jusqu’à la poitrine, ses lèvres minces pincées. Il la regarda patauger, bras levés au-dessus de l’onde noire. N’était-elle jamais fatiguée ? Lui se sentait tellement meurtri et las qu’il ne rêvait que d’une chose : s’allonger et ne plus avoir à se relever. Il envisagea fugitivement de le faire. Ferro se retourna soudain. En le voyant encore accroupi sur la rive, elle lui intima : « Allez, viens, Blafard ! »

Logen soupira. Elle ne changerait jamais. Il souleva à contrecœur une jambe flageolante pour la plonger dans l’eau glacée. « J’arrive, marmonna-t-il. J’arrive. »