Vous avez un visiteur, Monsieur », murmura Barnam. Pour une raison inconnue, son visage était livide.
« À l’évidence ! rétorqua sèchement Glotka. J’imagine que c’est lui qui tambourinait à la porte. » Il laissa retomber sa cuillère dans son bol de soupe presque intact et se lécha les lèvres avec contrariété. Une excuse particulièrement minable pour sauter le repas de ce soir ! La cuisine de Shickel me manque, malgré ses tentatives pour m’éliminer. « Eh bien, qui est-ce, mon brave ?
— C’est… euh… c’est… »
Afin d’éviter de décoiffer son impeccable chevelure blanche en frôlant le chambranle, l’Insigne Lecteur Sult se baissa pour passer sous le linteau. Ah ! je vois. Il balaya du regard la salle à manger étriquée et fit la grimace, lèvres pincées, comme s’il avait atterri dans un égout à ciel ouvert. « Restez assis ! » cracha-t-il à Glotka. Telle était mon intention !
Barnam déglutit. « Puis-je apporter à Son Éminence un…
— Dehors ! » gronda Sult. Dans sa hâte à quitter la pièce, le vieux serviteur faillit tomber. L’Insigne Lecteur le regarda sortir avec une moue désapprobatrice. La bonne humeur de notre dernière entrevue ressemble à un rêve presque oublié.
« Maudits paysans ! siffla-t-il en prenant place à l’étroite table. Un nouveau soulèvement a eu lieu près de Keln, et ce bâtard de Tanneur en est encore à l’origine. Une expulsion impopulaire a viré à l’émeute. Le seigneur Finster a complètement sous-estimé l’ampleur de cette affaire. Trois de ses gardes ont été tués et lui-même est assiégé dans son manoir par une foule en colère. Quel idiot ! Ils n’ont pas réussi à entrer, heureusement ! Aussi se sont-ils contentés de brûler la moitié du village ! » Il renifla avec mépris. « Leur propre village, bon Dieu ! Voilà comment se comportent les imbéciles quand ils ne sont pas contents ! Ils détruisent tout ce qui se trouve sur leur passage, y compris leur propre toit ! Le Conseil Public réclame des têtes, bien sûr ! Des têtes de paysans, et en quantité ! Et maintenant il nous faut y envoyer l’inquisition pour débusquer quelques agitateurs, ou quelques pauvres hères que nous pourrons faire passer pour tels. Nous devrions pendre ce butor de Finster, mais c’est évidemment impossible ! »
Glotka s’éclaircit la gorge. « Je vais de ce pas préparer mes affaires pour partir à Keln. » Aller asticoter le paysan ! Pas vraiment ma tasse de thé, mais…
« Non ! J’ai besoin de vous pour autre chose. Dagoska est tombée. »
Glotka arqua un sourcil. Pas vraiment une grosse surprise. Pourtant, si on y réfléchit, ce n’est guère suffisant pour amener un personnage de l’envergure de Son Éminence dans mes misérables quartiers…
« Les Gurkhiens ont pu entrer grâce à un arrangement préalable, semblerait-il. Une trahison, bien sûr. Pas surprenant, en un moment pareil ! Les forces de l’Union ont été massacrées… enfin, ce qu’il en restait ! Toutefois, de nombreux mercenaires ont été emmenés comme esclaves et les indigènes, dans l’ensemble, épargnés. » Qui aurait pu penser que les Gurkhiens feraient preuve de clémence ? Les miracles se produisent donc parfois !
Sult débarrassa rageusement son gant immaculé d’un grain de poussière. « J’ai entendu dire que lorsque les Gurkhiens ont envahi la Citadelle, le général Vissbruck a préféré le suicide à la capture. » Ça, par exemple ! Je ne l’en aurais jamais cru capable. « Il a demandé à être brûlé, afin de ne pas laisser à l’ennemi un corps à souiller, puis il s’est tranché la gorge. Un homme courageux ! Un acte de bravoure ! Il sera honoré par le Conseil Public, dès demain. »
Je m’en réjouis pour lui ! Une mort atroce avec les honneurs vaut bien mieux qu ‘une longue existence passée dans l’ombre ! « Certainement, dit Glotka d’un ton calme. Un homme courageux !
— Ce n’est pas tout. Un envoyé est arrivé juste après la réception de ces nouvelles. Un envoyé de l’empereur du Gurkhul.
— Un envoyé ?
— En effet. Apparemment pour proposer la… paix. » L’Insigne Lecteur prononça ce mot avec un dédain non dissimulé.
« La paix ?
— Cette pièce me semble bien réduite pour produire un écho !
— Oui, Votre Éminence, mais…
— Après tout, pourquoi pas ? Ils ont eu ce qu’ils voulaient. Ils ont pris Dagoska et ne peuvent pas aller plus loin.
— Non, Insigne Lecteur. » Sauf, peut-être, en traversant la mer…
« La paix ! Cela me reste en travers de la gorge d’avoir eu à leur céder quoi que ce soit, mais Dagoska ne nous était pas franchement utile. Elle nous coûtait d’ailleurs beaucoup plus qu’elle nous rapportait. Simple trophée pour le roi ! J’ose même dire que nous nous porterons bien mieux sans ce rocher dépourvu de valeur. »
Glotka inclina la tête. « Certes, Votre Éminence. » Dans ce cas, on peut se demander pourquoi on s’est battus pour le défendre.
« Malheureusement, sa perte fait de vous le Supérieur de nulle part. » L’Insigne Lecteur parut presque s’en amuser. On rétrograde donc au bon vieux titre d’inquisiteur, hein ? Je présume que je ne serai plus le bienvenu dans les soirées les plus huppées de la ville… « J’ai néanmoins décidé de vous laisser ce titre. Et ce, en tant que Supérieur d’Adua. »
Glotka prit le temps de digérer l’information. Une promotion considérable, sauf que… « Allons, Votre Éminence, cette fonction revient sûrement à Goyle.
— Oui. Et il continuera de l’exercer.
— Alors…
— Vous vous partagerez les responsabilités. Goyle, plus expérimenté, restera le chef et dirigera toujours ce département. En ce qui vous concerne, je trouverai des tâches qui conviendront parfaitement à vos talents si particuliers. J’espère que cette compétition salutaire vous obligera tous deux à vous surpasser. »
Elle se terminera plus vraisemblablement par la mort de l’un de nous, et personne n’ignore l’identité du grand favori ! Sult se fendit d’un mince sourire, comme s’il devinait les pensées de Glotka. « Ou peut-être aura-t-elle le mérite de démontrer qui de vous deux est supérieur à l’autre ! » Il éclata d’un rire sans joie à sa plaisanterie douteuse ; Glotka s’attacha à lui offrir une insipide grimace édentée de sa composition.
« En attendant, j’ai besoin que vous traitiez avec cet envoyé. Vous semblez avoir l’art et la manière pour négocier avec ces Kantiques… en revanche, cette fois, évitez de le décapiter ! » L’Insigne Lecteur s’autorisa un deuxième petit sourire. « S’il veut autre chose que la paix, j’aimerais que vous le démasquiez. Et si nous pouvons tirer autre chose de lui que la paix, j’aimerais que vous le découvriez également. Cela ne nous ferait pas de mal de ne pas donner l’impression d’avoir été battus à plates coutures ! »
Il s’extirpa de la table avec maladresse, puis se redressa en fronçant les sourcils, comme si l’étroitesse de la pièce était un affront personnel à sa dignité. « Et je vous en prie, Glotka, trouvez-vous des appartements un peu plus spacieux ! Un Supérieur d’Adua dans un logement pareil ! Quelle honte ! »
Glotka baissa la tête avec humilité, mouvement qui provoqua une douleur irradiante jusqu’à son coccyx. « Bien sûr, Votre Éminence. »
L’envoyé de l’empereur était un homme de forte carrure, à la barbe noire fournie. Il portait une calotte blanche et une tunique, blanche elle aussi, rebrodée de fils d’or. Quand Glotka franchit le seuil en boitillant, il se leva pour s’incliner humblement. Aussi pragmatique et modeste que mon dernier émissaire était désinvolte et arrogant. Un type d’homme différent pour une mission différente !
« Ah ! Supérieur Glotka, j’aurais dû m’en douter ! » Sa voix était chaude, profonde, sa maîtrise de la langue, excellente, comme de bien entendu. « Beaucoup de gens de l’autre côté de l’isthme ont été déçus de ne pas trouver votre cadavre parmi ceux qui jonchaient la Citadelle de Dagoska.
J’espère que vous leur transmettrez mes excuses les plus sincères.
Je n’y manquerai pas. Je m’appelle Tulkis. Je suis un des conseillers d’Uthman-uI-Dosht, l’empereur du Gurkhul. » L’envoyé grimaça un sourire qui découvrit une rangée de dents blanches au milieu de sa barbe noire. « J’espère connaître une fin meilleure que l’émissaire précédent, délégué par mon peuple. »
Glotka attendit avant de répondre. Un trait d’humour ? Voilà qui est inattendu. « Disons que cela dépendra du ton que vous emploierez.
— Bien sûr. Shabbed al Islik Burai a toujours été un peu… provocateur. En outre, il était d’une loyauté… équivoque. » Le sourire de Tulkis s’élargit. « C’était un croyant passionné. Un homme pieux à l’excès. Peut-être même plus proche de l’Église que de l’État ! Je vénère Dieu, évidemment… » Et il effleura son front du bout des doigts. « Je vénère aussi le grand Prophète Khalul. » Il se toucha de nouveau la tête. « Mais je ne sers… » Il fixa Glotka droit dans les yeux. « … que l’empereur. »
Intéressant ! « Je croyais que dans votre pays Église et État parlaient d’une même voix.
— C’est souvent le cas, mais parmi nous, certains pensent que les prêtres devraient se concentrer sur leurs prières et laisser à l’empereur et à ses conseillers le soin de gouverner.
— Je vois. Et de quoi l’empereur souhaite-t-il nous entretenir ?
— Les difficultés rencontrées à Dagoska ont choqué le peuple. Les prêtres avaient convaincu les habitants de notre nation de la facilité de cette campagne car, disaient-ils : Dieu est de notre côté, notre cause est juste, et ainsi de suite. On ne peut nier la grandeur de Dieu… » Là, il regarda le plafond « … mais il ne peut remplacer une bonne organisation. L’empereur souhaite faire la paix. »
Glotka conserva le silence quelques instants. « Le grand Uthman-ul-Dosht ? Le Puissant ? L’Impitoyable ? Il désire la paix ? »
L’envoyé ne prit pas ombrage. « Vous comprendrez, je le sais, qu’une réputation de cruauté offre des avantages. Un grand souverain, surtout quand il règne sur un pays aussi vaste que le Gurkhul, doit être craint. Il désirerait aussi être aimé, mais ça, c’est un luxe. La peur qu’on inspire est primordiale. Quoi que vous ayez pu entendre, l’empereur n’est ni un homme de paix, ni un guerrier. C’est un homme… comment diriez-vous ? déterminé. Un homme disposant des bons outils, au moment propice.
— Un homme prudent.
— Maintenant, venons-en à la paix, à la clémence, aux compromis… Voilà des outils qui servent ses desseins, même s’ils desservent… ceux des autres. » Il posa derechef ses doigts sur son front. « Aussi m’a-t-il envoyé, afin de découvrir s’ils pourraient vous servir également.
— Bien, bien. Le puissant Uthman-ul-Dosht se montre clément et offre la paix ! Nous vivons une drôle d’époque, hein, Tulkis ? Les Gurkhiens auraient-ils appris à aimer leurs ennemis ? Ou simplement à les craindre ?
— Inutile d’aimer son ennemi, ni de le craindre, pour vouloir la paix. Il suffit de s’aimer soi-même.
— Tiens donc !
— Eh oui ! J’ai perdu deux fils dans les conflits entre nos peuples. L’un d’eux à Ulrioch, lors de la dernière guerre. C’était un prêtre, il a brûlé dans le temple. L’autre est mort depuis peu… pendant le siège de Dagoska. Il conduisait la charge, après l’ouverture de la brèche. »
Glotka se rembrunit et étira son cou. Une volée de carreaux d’arbalètes. De minuscules silhouettes s’effondrant au milieu des gravats. « Ce fut une charge courageuse.
— La guerre se montre plus dure envers les braves.
— C’est vrai. Je suis désolé pour vos deuils. » Bien que je n’éprouve pas vraiment de chagrin.
« Je vous remercie pour vos condoléances sincères. Dieu a choisi de m’épargner en me laissant encore trois fils, mais le vide créé par l’absence de ces deux enfants ne sera jamais comblé. On a l’impression de perdre sa propre chair. Voilà pourquoi je crois comprendre ce que vous avez ressenti au moment où vous avez perdu certaines choses, au cours de ces mêmes guerres. Je suis moi aussi sincèrement désolé pour les pertes que vous avez subies.
— Très aimable de votre part.
— Nous sommes des meneurs. La guerre se produit quand nous échouons. Ou quand nous sommes réduits à l’échec par des étourdis ou des fous. Une victoire vaut mieux qu’une défaite, mais… pas tant que ça. Voilà pourquoi l’empereur vous propose la paix, dans l’espoir de mettre un terme définitif aux hostilités entre nos deux grandes nations. Nous ne tenons pas spécialement à traverser les mers pour faire la guerre, et vous, vous n’avez aucun intérêt à conserver des prises précaires sur le continent kantique. Voilà pourquoi nous vous offrons la paix !
— Est-ce là tout ce que vous offrez ?
— Tout ?
— Que pensera notre peuple si nous vous rendons Dagoska, si chèrement gagnée, lors de la dernière guerre ?
— Soyons réalistes ! Les complications que vous rencontrez dans le Nord vous désavantagent considérablement. Dagoska est perdue, faites-en votre deuil. » Tulkis parut réfléchir un instant. « Quoi qu’il en soit, je pourrais faire livrer à votre roi une douzaine de coffres, en guise de réparation, de la part de notre empereur. Des coffres en ébène odorante, travaillés à la feuille d’or, portés par des esclaves soumis, précédés par des membres effacés du gouvernement de l’empereur.
— Et que contiendraient ces coffres ?
— Rien. » Ils s’observèrent mutuellement, à distance. « Si ce n’est de la fierté. À vous de leur faire contenir ce qu’il vous plaira. Une fortune en or gurkhien, en joyaux kantiques, en encens précieux provenant de régions situées au-delà du désert. Bien plus, en tout cas, que la valeur réelle de Dagoska. Cela apaisera peut-être votre peuple ! »
Glotka inspira profondément et expira avec lenteur. « La paix. Et quelques boîtes vides. » Il fit la grimace pour déplacer sa jambe gauche engourdie sous la table, puis souffla entre ses gencives, tout en se dégageant de son siège. « Je vais transmettre votre offre à mes supérieurs. »
Au moment où il sortait, Tulkis lui tendit une main. Glotka l’examina un moment. Quel mal y a-t-il à faire ça ? Et se rapprocha pour la serrer dans la sienne.
« J’espère que vous réussirez à les convaincre », dit l’envoyé gurkhien.
Moi aussi.