Stratégies autour d’un feu de camp

Incommodé, Logen s’agitait sur sa selle. Il louchait vers les oiseaux qui décrivaient des cercles au-dessus de la vaste et morne plaine. Bon sang, ce qu’il avait mal aux fesses ! Ses cuisses étaient à vif, son nez, saturé de relents de cheval. Il ne réussissait pas à trouver une position confortable pour ses bourses. Toujours comprimées, en dépit des nombreuses tentatives où, glissant sa main sous sa ceinture, il avait cherché à les libérer. Ce maudit voyage tournait au cauchemar, à tous égards.

Chez lui, dans le Nord, il avait l’habitude de parler, en chemin. Quand il était gosse, il bavardait avec son père. Adulte, avec ses amis. Quand il avait suivi Bethod, il bavardait avec lui, ‘toute la journée ; ils étaient proches à cette époque, presque autant que deux frères. Parler empêche de penser à ses pieds couverts d’ampoules, à son ventre criant famine, au satané temps toujours froid, ou à ceux qui se sont fait tuer la veille.

Logen riait en écoutant les histoires de Renifleur, tandis qu’ils peinaient dans la neige. Avec Séquoia, il élaborait différentes tactiques, tout en chevauchant dans la boue. Il se querellait avec Dow le Sombre, alors qu’ils pataugeaient dans les marais… et les sujets de dispute ne manquaient pas. Il lui était même arrivé d’échanger une ou deux plaisanteries avec Harding le Sinistre, ce dont peu de gens pouvaient se vanter.

Il soupira. Un long soupir laborieux montant du fond de sa gorge. C’était le bon temps, sans doute, mais il était loin derrière lui, désormais, au fond des vallées ensoleillées du passé. Ces garçons étaient tous retournés à la boue. Tous réduits au silence, pour l’éternité. Le pire pour lui, c’était qu’ils l’aient abandonné au milieu de nulle part, avec cette bande-là.

L’illustre Jezal dan Luthar ne s’intéressait pas aux histoires, en dehors des siennes. Assis bien droit, il faisait toujours bande à part, le menton relevé, affichant son arrogance, sa supériorité, son mépris pour l’humanité entière, à la manière d’un jeune homme exhibant sa première épée – juste avant d’apprendre qu’il n’y a pas de quoi en tirer de fierté.

Bayaz, lui, ne s’intéressait pas aux tactiques. Quand il se décidait à s’exprimer, il aboyait, parlait par monosyllabes, à coups de oui ou de non, en regardant d’un air soucieux les pâturages infinis, comme quelqu’un qui s’est trompé de chemin et ne voit pas comment sortir de ce mauvais pas. Son apprenti, lui aussi, semblait avoir changé depuis leur départ d’Adua. Muet, fermé, continuellement sur le qui-vive. Frère Long-Pied les devançait sur la plaine, afin de surveiller la piste. Peut-être cela valait-il mieux ! Si aucun autre de ses compagnons n’était porté sur la conversation, Logen devait reconnaître que le Navigateur parlait beaucoup trop à son goût.

Ferro chevauchait à l’écart de ce plaisant groupe, les épaules voûtées, les sourcils rapprochés en une éternelle grimace boudeuse. La longue cicatrice de sa joue, qu’elle plissait lorsqu’elle feignait de faire croire aux autres qu’ils étaient drôles, se colorait d’une vilaine teinte grise. Il aurait été bien plus amusant d’échanger des blagues avec la peste qu’avec elle, se disait Logen.

Telle était leur bande de joyeux lurons. Ses épaules s’affaissèrent. « Dans combien de temps arriverons-nous au Bord du Monde ? » demanda-t-il à Bayaz, sans grand espoir.

« Pas tout de suite », grogna le Mage, desserrant à peine les dents.

Logen continua d’avancer, fatigué, courbaturé. Il s’ennuyait à mourir et rêvassait en contemplant les quelques oiseaux qui planaient au-dessus de la plaine infinie. De beaux oiseaux bien gras. Il se lécha les babines. « Un peu de viande ne nous ferait pas de mal », marmonna-t-il. Ils n’avaient pas mangé de viande fraîche depuis qu’ils avaient quitté Calcis. Logen se tâta l’estomac. Il sentait de nouveau ses muscles durs sous la couche de graisse molle -apparue lors de son séjour en ville – qui fondait à vue d’œil. « Un bon morceau de viande. »

Ferro le regarda de travers, avant de lever la tête pour examiner les gros oiseaux avec son air sombre habituel. D’un mouvement d’épaule, elle dégagea son arc.

« Ah ! ah ! gloussa Logen. Bonne chance ! » Il l’observa extraire une flèche en douceur de son carquois. Vaine décision. Même Harding le Sinistre raterait cette cible, et c’était le meilleur archer que Logen connaissait. Il vit Ferro placer son projectile sur le bois incurvé, ses iris jaunes fixés sur les formes évoluant bien loin au-dessus d’eux.

« Tu n’arriverais jamais à en toucher un, même après des siècles d’entraînement. » Elle banda son arc. « Tu vas gâcher une flèche ! cria-t-il. Il faut parfois savoir se montrer réaliste ! » La flèche allait sans doute revenir et le frapper en pleine face. Ou elle se ficherait dans le cou de sa monture qui tomberait raide morte et l’écraserait sous son poids. Une fin adaptée à ce voyage cauchemardesque… Quelques secondes plus tard, un des oiseaux atterrit dans l’herbe, transpercé par la flèche de Ferro.

« Non ! » murmura-t-il, bouche bée, comme elle s’apprêtait de nouveau à tirer. Une deuxième flèche fila dans la grisaille des deux. Un autre oiseau s’écrasa au sol, presque à côté du premier. Logen le fixa avec incrédulité. « Non !

— N’essayez pas de me faire croire que vous n’avez pas vu de choses plus étranges, dit Bayaz. Un homme comme vous, le guerrier le plus redouté du Nord, celui qui communique avec les esprits et voyage avec des Mages ! »

Logen arrêta son cheval et descendit de selle. Il foula les hautes herbes, se baissa maladroitement, pour ménager ses jambes douloureuses, et ramassa un des oiseaux. La flèche était plantée en plein milieu de son poitrail. Même s’il l’avait touché en tirant d’une distance de moins de deux pieds, Logen n’aurait pas été aussi précis. « Ce n’est pas normal. »

Bayaz ricana, les mains jointes sur le pommeau de sa selle. « Jadis, avant notre naissance, notre monde et l’Au-delà ne faisaient qu’un, selon la légende. Un seul monde. Un chaos inimaginable régnait. Les démons, libres d’agir à leur guise, s’y promenaient et se nourrissaient d’humains ; leur descendance était métissée. Mi-homme, mi-démon. Des démons de souche. Des monstres. L’un d’eux prit le nom d’Euz. Il délivra les humains de la tyrannie des démons. Puis, se servant de la force générée par son combat contre eux, il modela la terre, sépara le monde du dessus de celui d’en dessous et scella les portes qui y menaient. Pour empêcher qu’une telle horreur ne se reproduise, il édicta la Première Loi, interdisant d’entrer en contact avec l’Au-delà et de communiquer avec les démons. »

Logen vit ses deux autres compagnons dévisager Ferro. Luthar et Quai plissaient le front devant cette démonstration inquiétante de tir à l’arc. Penchée en arrière sur sa selle, sa corde tendue à l’extrême, la pointe étincelante de sa nouvelle flèche parfaitement immobile, Ferro pouvait encore guider du talon son cheval vers la droite ou vers la gauche. Logen, qui parvenait tout juste à guider le sien en tenant les rênes à deux mains, ne voyait pas ce que l’histoire idiote racontée par Bayaz venait faire là. « Oui, bon, les démons, leur progéniture, la Première Loi… » Il fit un geste d’impatience. « Et alors ?

— Dès le début, la Première Loi fourmilla de contradictions. La magie, dans son intégralité, provient de l’Au-delà ; elle arrive sur la terre comme la lumière que le soleil nous envoie. Euz était, en partie, un démon, de même que ses fils Juvens, Kanedias, Glus-trod… et d’autres encore. Si leur ascendance leur conférait des dons, elle les entourait également de malédictions. Ils détenaient néanmoins un certain pouvoir, bénéficiaient d’une vie longue, d’une force démesurée et d’une acuité visuelle qui dépassait largement celle du commun des mortels. Bien que leur sang fût de moins en moins pur, ils le transmirent à leurs enfants qui, à leur tour, le transmirent aux leurs, et ainsi de suite, pendant des siècles. Mais leurs dispositions si particulières finirent par sauter une génération, puis une autre, pour se faire de plus en plus rares. Les démons de souche devinrent des exceptions et s’éteignirent. Il est vraiment très rare de nos jours, vu l’éloignement de notre monde avec l’Au-delà, de voir ces talents chez des personnes en chair et en os. Nous en sommes des témoins privilégiés. »

Logen arqua les sourcils. « Elle ? Une demi-démone ?

— Beaucoup moins que ça, mon ami. » Bayaz gloussa. « Euz, lui-même, n’en était qu’un demi, et son pouvoir a érigé les montagnes et creusé les fonds marins. Un demi-démon pourrait vous terrasser de terreur ou vous donner envie de faire cesser les battements de votre cœur. En regarder un pourrait vous rendre aveugle. Non, même pas la moitié d’un. Une simple parcelle. Pourtant, il y a bien chez elle des traces de l’Au-delà.

— De l’Au-delà, hein ? » Logen baissa les yeux vers ses paumes, où l’oiseau mort reposait. « Alors, si je la touchais, j’enfreindrais la Première Loi ? »

Bayaz s’esclaffa. « Voilà une question difficile. Vous me surprendrez toujours, Messire Neuf-Doigts. Je me demande ce qu’Euz aurait répondu. » Le Mage pinça les lèvres. « Je pense que je trouverais en moi la force de vous pardonner. Elle, en revanche, vous trancherait sûrement la main », conclut-il, en indiquant Ferro de la tête.

Couché sur le ventre dans les hautes herbes, Logen surveillait une vallée aux pentes douces, au fond de laquelle coulait un ruisseau peu profond. Sur le flanc le plus proche s’élevaient les bâtiments d’un hameau, ou plutôt des ossatures de bâtiments. Plus un seul toit. Rien que des murs écroulés, la plupart dépassant à peine sa ceinture, dont les pierres avaient roulé et fini par échouer parmi les herbes agitées. On aurait pu se croire dans le Nord. Depuis les guerres, de nombreux villages avaient été abandonnés et leurs habitants, chassés, emmenés de force ou brûlés vifs. Logen avait souvent eu l’occasion de voir de telles scènes. Il y avait même participé plus d’une fois. Il n’en était pas fier, mais, de toute façon, il n’était pas fier de grand-chose à l’époque. Depuis, non plus, à vrai dire.

« Il ne reste pas beaucoup d’endroits où s’installer », chuchota Luthar.

Ferro lui jeta un regard noir. « Il reste suffisamment de cachettes. »

La nuit allait bientôt tomber ; le soleil se couchait à l’horizon, emplissant d’ombres le village détruit. À part le clapotis de l’eau et le sifflement du vent dans les herbes, le silence régnait. Aucun signe d’une présence quelconque. Toutefois, Ferro avait raison : l’absence de signes n’écartait pas les dangers.

« Vous feriez mieux de descendre jeter un coup d’œil, murmura Long-Pied.

— Qui, moi ? » Logen se tourna vers lui. « D’accord, mais vous ne bougez pas d’ici, hein ?

— Je ne suis pas doué pour les bagarres. Vous le savez bien.

— Hmm, marmonna Logen. Pas doué pour en sortir indemne, mais assez pour les provoquer.

— Trouver des voies, voilà mes attributions. Je suis ici pour naviguer.

— Peut-être pourriez-vous essayer de me trouver un repas digne de ce nom et un bon lit », persifla Luthar, avec son accent geignard de l’Union.

Ferro émit un bruit de succion en signe de dégoût. « Quelqu’un doit y aller, gronda-t-elle en rampant sur le sommet de la colline. Je prends par le côté gauche. »

Les autres restèrent à leur place. « On y va aussi », grogna Logen à Luthar.

« C’est à moi que vous parlez ?

— À votre avis ? Trois, c’est un bon chiffre. Allons-y et… de la discrétion ! »

Assis dans l’herbe, Luthar jeta un coup d’œil dans la vallée, se passa la langue sur les lèvres et frotta ses mains l’une contre l’autre. Logen voyait bien qu’il était nerveux, nerveux et hautain à la fois, comme un novice avant une bataille, essayant de faire croire qu’il n’est pas effrayé à l’idée de montrer le bout de son nez. Logen n’était pas dupe. Il avait vu ce genre de comportement des centaines de fois.

« C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? grommela-t-il.

— Vous feriez mieux de vous concentrer sur vos propres défauts, l’homme du Nord, riposta Luthar en se contorsionnant sur le sol. Vous avez de quoi faire ! » Les molettes de ses gros éperons étincelants cliquetèrent lorsqu’il se hissa, avec maladresse et inexpérience, hors de son trou, fesses en l’air.

Avant qu’il ait pu faire un pas, Logen l’attrapa par un pan de son manteau. « Vous n’allez pas garder ça ?

— Quoi ?

— Vos fichus éperons ! J’ai dit… de la discrétion ! Tant que vous y êtes, accrochez-vous une clochette au bout de la queue ! »

Luthar afficha un air grognon en s’asseyant pour les retirer.

« Restez baissé ! » souffla Logen qui, d’une bourrade, l’envoya rouler sur le dos. « Vous voulez nous faire tuer ?

— Laissez-moi tranquille ! » cria-t-il en se redressant.

Logen le fit de nouveau tomber. « Je ne veux pas mourir à cause d’une maudite paire d’éperons, ça non ! dit-il en lui enfonçant un doigt dans la poitrine pour se faire bien comprendre. Si vous êtes incapable de ne pas faire de bruit, restez avec le Navigateur. » Il foudroya ce dernier du regard. « À vous deux, vous trouverez peut-être le chemin, lorsque nous nous serons assurés qu’il n’y a pas de danger. » Puis, secouant la tête, il se faufila le long de la pente, sur les traces de Ferro.

Une main agrippée au pommeau de son épée courbe, aussi rapide et silencieuse que le vent sur la plaine, celle-ci avait déjà parcouru la moitié de la distance menant au ruisseau, se coulant telle une ombre par-dessus les murets, pliée en deux pour franchir les espaces qui les séparaient.

Impressionnant, certes. Personne, cependant, n’arrivait à la cheville de Logen, quand il s’agissait de se déplacer en catimini. Il était réputé pour ça, dans sa jeunesse. Impossible de compter le nombre de Shankas ou d’hommes qu’il avait pris par surprise. La première chose que vous entendez lorsque Neuf-Doigts vous a sauté dessus, c’est le sang qui jaillit à gros bouillons de votre gorge, voilà ce qu’on disait. Logen Neuf-Doigts n’avait pas son pareil pour assaillir quelqu’un sans se faire remarquer.

Il s’approcha à pas de loup du premier mur. Aussi furtif qu’une souris, il passa une jambe de l’autre côté, puis commença à se hisser en souplesse et en silence, tout en s’aplatissant sur le bord. Son autre pied se coinça soudain entre deux pierres lâches, qu’il démantela en se dégageant. Logen tenta de stabiliser le reste à tâtons, mais ne réussit qu’à en déloger davantage avec son coude. Les pierres dégringolèrent bruyamment. Il chancela alors sur sa cheville blessée : celle-ci se tordit. Étouffant un cri de douleur, il bascula en arrière et atterrit sur une touffe de chardons.

« Merde ! » maugréa-t-il. Il s’efforça de se relever, s’aidant d’une main, serrant l’autre sur la poignée de son épée empêtrée dans son manteau. Heureusement qu’il l’avait laissée dans son fourreau, sinon elle l’aurait transpercé ! C’était arrivé à l’un de ses amis. Tellement concentré à hurler ses cris de guerre, il avait buté dans une racine et s’était tranché une partie du crâne avec sa hache. Retourné à la boue en un temps record !

Logen s’accroupit parmi les pierres qui s’étaient détachées, s’attendant à se faire agresser d’un moment à l’autre. Personne ne se montra. Il percevait uniquement les sifflements du vent entre les brèches du muret et les clapotis du ruisseau en contrebas. Il rampa vers un tas de cailloux empilés, franchit un ancien seuil, enjamba un autre mur effondré et, haletant, claudiqua sur sa mauvaise cheville, sans plus faire aucun effort de discrétion. L’endroit était désert. Il l’avait su au moment de sa chute, car cet incident pénible n’aurait pas pu passer inaperçu. S’il était encore en vie, Renifleur en pleurerait sûrement de rire. Il fit un signe en direction de la crête ; presque aussitôt, Long-Pied se redressa et agita le bras pour lui répondre.

« Il n’y a personne ici, grommela-t-il entre ses dents.

— Encore heureux », répliqua Ferro à voix basse, à quelques pas de lui. « Belle innovation pour aller en reconnaissance, Blafard ! Faire le plus de bruit possible pour qu’on te tombe directement dessus !

— Manque de pratique, bougonna Logen. De toute façon, ce n’est pas grave. Il n’y a plus un chat, ici.

— Il y a en eu. » Debout à l’intérieur d’une maison en ruine, elle regardait le sol, sourcils froncés. Un cercle d’herbe noircie, entouré de quelques cailloux. Un feu de camp.

« Ça fait un jour ou deux qu’ils ont quitté les lieux », murmura Logen, en tâtant les cendres du doigt.

Luthar les rejoignit et se posta derrière eux. « Il n’y a personne, finalement. » Aspirant ses joues, il affichait un air suffisant, comme si depuis le début il avait eu raison à propos de quelque chose. Logen ignorait quoi.

« Heureusement pour vous, sinon on serait sans doute en train de rafistoler vos morceaux, à l’heure qu’il est !

— C’est moi qui serais en train de vous rafistoler tous les deux ! cracha Ferro. Je devrais coudre ensemble vos deux têtes de maudits Blafards ! Vous êtes aussi inutiles que des sacs de sable dans un désert ! Il y a des traces par ici. De chevaux et de chariots, et en nombre !

— Des marchands peut-être ? » suggéra Logen, d’un ton plein d’espoir. Ferro et lui se dévisagèrent un long moment. « On ferait mieux d’éviter la piste à partir de maintenant.

— Une perte de temps. » Bayaz avait rejoint les décombres à son tour. Quai et Long-Pied étaient juste derrière lui, avec le chariot et leurs montures. « Une trop grosse perte de temps ! Nous resterons sur la piste. Ainsi, nous verrons les gens arriver de loin. De très loin. »

Luthar n’avait pas l’air convaincu. « Si nous pouvons les voir, eux aussi nous verront. Si c’est le cas, que ferons-nous ?

— Que ferons-nous ? » Bayaz arqua un sourcil. « Mais voyons, le célèbre capitaine Luthar nous protégera ! » Il jeta un regard circulaire sur le hameau en ruine. « De l’eau courante, un semblant d’abri. Voilà qui me paraît un bon endroit pour installer notre campement.

— Mmm, pas trop mal », grommela Logen, qui fouillait déjà le chariot, à la recherche de bûches pour faire un feu. « J’ai faim. Où sont passés ces oiseaux ? »

Assis par terre, Logen observait ses compagnons par-dessus le bord de son écuelle.

 

À peine éclairée par la lumière des flammes, Ferro était accroupie un peu à l’écart, le dos voûté. Son visage sombre presque plongé dans son bol, elle ne cessait de lancer des coups d’œil autour d’elle, se hâtant d’enfourner la nourriture avec ses doigts, comme si elle craignait de se la faire voler à tout instant. Luthar semblait moins enthousiaste. Une aile à la main, il y mordait du bout des dents, sûrement de peur d’être empoisonné s’il la touchait de ses lèvres, et alignait soigneusement les déchets tout autour de son écuelle. Bayaz, lui, se régalait ; il mâchait si goulûment que sa barbe dégoulinait de sauce. « C’est bon », marmonna-t-il, la bouche pleine.

« Vous pourriez envisager de faire carrière en tant que cuisinier, Messire Neuf-Doigts, si vous vous lassez un jour de faire… » Il agita sa cuillère « … ce que vous faites, enfin… quelle que soit votre activité.

— Mmm », fit Logen. Dans le Nord, chacun faisait la cuisine à tour de rôle, et c’était considéré comme un honneur. Un bon cuistot était aussi estimé qu’un bon guerrier. Pas ici. Dès qu’il s’agissait de s’occuper des fourneaux, ses compagnons faisaient grise mine. Bayaz savait à peine faire bouillir l’eau pour son thé. Les bons jours, Quai réussissait à extraire un gâteau sec de sa boîte. Logen se demandait si Luthar saurait dans quel sens poser une casserole. Quant à Ferro, elle semblait mépriser jusqu’à l’idée de préparer un repas. Logen s’imaginait qu’elle devait avoir été habituée à manger cru. Peut-être même à manger des animaux encore vivants !

Dans le Nord, après une longue journée sur les pistes, lorsque les hommes se rassemblaient autour des feux pour souper, il existait une règle très stricte sur la place de chacun. Le chef s’installait en hauteur, entouré de ses fils et des hommes libres de son clan. Venaient ensuite les soldats, qui s’asseyaient selon leur degré de réputation. Les serfs, eux, avaient de la chance s’ils étaient autorisés à allumer leurs petits feux un peu plus loin. Les hommes conservaient toujours la même place ; ils n’en changeaient que si le chef le leur proposait, afin de les récompenser du grand service qu’ils lui avaient rendu ou d’un haut fait d’armes. Ne pas vous asseoir à votre place pouvait vous valoir une raclée, parfois même la mort. Votre place autour du feu était plus ou moins celle que vous occupiez dans la vie en général.

Ici, dans la plaine, les choses étaient différentes. Néanmoins, Logen reconnaissait encore le schéma de ce protocole… et le plan de table n’était pas des plus heureux ! Bayaz et lui prenaient place tout près du feu, mais leurs compagnons n’avaient pas une position aussi confortable qu’ils l’auraient voulu. Obligés à la fois de rester groupés à cause du vent, du froid et de l’humidité nocturne, et de s’écarter le plus possible de leurs voisins. Il vit Luthar regarder son bol avec mépris, comme s’il contenait de l’urine. Aucun respect ! Il s’intéressa ensuite à Ferro qui le fixait avec ses yeux jaunes si étrécis qu’on aurait cru des lames de couteau. Aucune confiance ! Il secoua la tête tristement. Sans confiance ni respect, leur petit groupe se désagrégerait dès la première bataille, à l’image d’un mur sans mortier.

Cependant, Logen ne désespérait pas ; il avait séduit des publics bien plus récalcitrants, par le passé. Séquoia, Tul Duru, Dow le Sombre, Harding le Sinistre… il les avait tous affrontés en combat singulier, et tous vaincus. En épargnant leur vie, il ne leur avait laissé d’autre choix que de le suivre. Même si chacun d’eux avait fait de son mieux pour l’éliminer – et les motifs ne manquaient pas –, Logen avait finalement réussi à gagner leur confiance, leur respect et même leur amitié. À coups de petits gestes répétés très souvent, voilà comment il avait réussi. « La patience est la première des vertus », avait coutume de dire son père, qui proclamait aussi : « On ne franchit pas une chaîne de montagnes en un jour. » Le temps jouait peut-être contre eux, mais il était inutile de se presser. Il faut parfois savoir se montrer réaliste…

Logen décroisa les jambes, s’empara de l’outre d’eau et se leva pour se diriger lentement vers l’endroit où Ferro était assise. Elle le suivit du regard. Elle était vraiment bizarre, aucun doute là-dessus… et pas uniquement à cause de sa beauté, même si, par les morts ! celle-ci était des plus étranges. Elle paraissait dure, acerbe, aussi froide qu’une épée neuve, et plus cruelle que tous les hommes dont Logen se souvenait. Tout portait à croire qu’elle ne tendrait jamais un bâton à quelqu’un en train de se noyer… pourtant, elle avait fait bien plus que ça pour le sauver, et plus d’une fois. De tous ses compagnons, elle était la première à qui il accorderait sa confiance, et il irait certainement plus loin. Il s’accroupit donc près d’elle et lui offrit l’outre, dont l’ombre ventrue se profila sur le mur derrière elle.

Elle la regarda d’un air maussade, regarda Logen de la même façon, puis la lui prit des mains avec brusquerie, avant de se replonger dans son écuelle, en lui tournant à moitié le dos. Pas un mot de remerciement, pas un geste non plus. Mais il n’en eut cure. Après tout, on ne franchit pas une chaîne de montagnes en un jour.

Il repartit s’asseoir près du feu et contempla les ombres dansantes projetées par les flammes sur les visages moroses des autres membres du groupe. « Quelqu’un connaît-il des histoires ? » demanda-t-il, plein d’espoir.

Quai émit un bruit de succion. Luthar retroussa les lèvres avec dédain et fixa Logen par-dessus les flammes. Ferro feignit de ne pas l’avoir entendu. Guère encourageant comme début.

« Vraiment pas ? » Toujours pas de réponse. « Bon, très bien, je connais une chanson ou deux. Voyons si j’arrive à me souvenir des paroles… » Il s’éclaircit la gorge.

« D’accord, d’accord ! » intervint Bayaz. « Si cela peut nous épargner une chanson, moi, je connais des centaines d’histoires. À quoi pensiez-vous ? À une histoire d’amour ? À une histoire drôle ? À une épopée où de braves guerriers défient le mauvais sort ?

— Parlez-nous plutôt de cet endroit… du Vieil Empire, l’interrompit Luthar. Si c’était une si grande nation, comment a-t-elle pu être réduite à ça ? » Il rejeta la tête en arrière pour indiquer les murs écroulés et ce qui s’étendait derrière. Tous savaient à quoi il faisait référence : à des lieues et des lieues de néant. « À ce désert. »

Bayaz soupira. « Je pourrais vous raconter son histoire, mais nous avons la chance d’avoir parmi nous un jeune homme natif du Vieil Empire qui est, de surcroît, un étudiant passionné d’histoire. « Messire Quai ? » L’apprenti cessa de contempler le feu et leva vers lui des yeux endormis. « Auriez-vous l’amabilité de nous éclairer sur ce sujet ? Comment l’Empire, qui fut jadis la clef de voûte du monde, un brillant centre d’affaires, en est-il arrivé là ?

— C’est une longue histoire, murmura l’apprenti. Dois-je commencer par le début ?

— Et par où croyez-vous donc qu’on commence ? »

Quai haussa ses épaules osseuses et entama son récit. « Après avoir vaincu les démons et scellé les portes, le tout-puissant Euz, père de quatre fils, leur offrit un présent à chacun. Il dota Juvens, l’aîné, du talent du Grand Art, lui montra la façon de transformer le monde grâce à la magie, qu’il modéra par une connaissance élargie. Son second fils, Kanedias, reçut le don de la fabrication, l’habileté de modeler la pierre et le fer, à sa guise. Euz gratifia le troisième, Bedesh, de l’aptitude à parler aux esprits et à les faire obéir à ses ordres. » Là, Quai bâilla à se décrocher la mâchoire, fit claquer ses lèvres et cilla en regardant le feu. « Ainsi naquirent trois véritables disciples de la magie.

— Je croyais qu’il avait quatre fils », maugréa Luthar.

Les yeux de Quai s’éclairèrent brusquement. « En effet, et celui-ci est justement à l’origine de la destruction de l’Empire. Étant le benjamin de la famille, c’est à Glustrod qu’aurait dû revenir le pouvoir de communiquer avec les démons du monde d’en dessous et de leur faire exécuter ses quatre volontés. Mais de telles pratiques étant interdites par la Première Loi, Euz ne donna rien à son plus jeune fils, hormis sa bénédiction… et nous savons tous ce que vaut ce genre de chose ! Il partagea tous ses secrets avec les trois autres, puis les quitta, en leur recommandant de mettre de l’ordre dans le monde.

— De l’ordre ! » Luthar se débarrassa de son écuelle en la jetant dans l’herbe et parcourut d’un œil méprisant les ruines environnantes. « Ils ne sont pas allés bien loin.

— Au début, si. Juvens entreprit d’accomplir sa tâche avec une volonté obstinée. Il s’y consacra avec tout son pouvoir, toute sa sagesse. Trouvant un peuple à son goût sur les rives de l’Aos, il lui enseigna les sciences, instaura un ensemble de règles et mit en place un gouvernement. Il lui apprit comment conquérir les régions voisines et fit de son chef un empereur. Le fils succéda au père. Les années passèrent, et la nation s’agrandit, prospéra. Les terres de l’Empire s’étendaient jusqu’à Isparda, au sud, à Anconus, au nord, et à l’est, jusqu’au rivage de la mer Circulaire et même au-delà. Au fil du temps, on changea d’empereur, mais Juvens était toujours présent - guidant, conseillant, modelant selon ses grands desseins. Les gens étaient civilisés, vivaient en paix… bref, tous étaient contents.

— Presque tous », grommela Bayaz, en attisant le feu avec un bâton.

Quai grimaça. « J’ai oublié Glustrod, exactement comme l’avait fait son père. Le fils négligé. Le fils lésé. Le fils bafoué. Il supplia ses frères de partager leurs secrets avec lui, mais ils refusèrent, gardant jalousement leurs cadeaux. En voyant tout ce que Juvens avait accompli, son amertume n’en fut que plus exacerbée. Il se mit en quête d’endroits obscurs dans le monde, les découvrit et, en cachette, étudia les sciences interdites par la Première Loi. Il découvrit les endroits obscurs du monde et entra en contact avec l’Au-delà. Il découvrit les endroits obscurs et parla le langage des démons, et ceux-ci lui répondirent. » La voix de Quai ne fut plus qu’un murmure. « Leurs voix indiquèrent à Glustrod où creuser…

— Très bien, Messire Quai », l’interrompit Bayaz d’un ton sévère. « Vous semblez bien maîtriser l’histoire. Cependant, ne nous attardons pas sur des détails. Gardons les fouilles de Glustrod pour une autre fois.

— Certainement », susurra Quai, les yeux brillant dans la lueur du feu, le visage hâve, creusé d’ombres sinistres. « Vous êtes meilleur juge que moi, Maître. Glustrod établit des plans, surveilla le monde depuis ces lieux obscurs, engrangea les secrets. Il flatta, menaça, mentit. Il ne lui fallut pas longtemps pour dominer les faibles, car il était rusé, charmeur et agréable à regarder. Il entendait des voix constamment, désormais, des voix issues de l’Au-delà. Elles lui suggérèrent de semer la discorde, et il les écouta. Elles le pressèrent de manger de la chair humaine, de voler leur pouvoir aux hommes, et il obtempéra. Elles lui ordonnèrent de partir à la recherche des demi-démons repoussés, haïs, exilés, qui hantaient notre monde, et de s’en faire une armée, et il obéit. »

Quelque chose effleura l’omoplate de Logen par-derrière ; il faillit se redresser d’un bond. Debout à ses côtés, Ferro tenait l’outre à bout de bras. « Merci », grommela-t-il. Il la lui prit des mains, affichant un air détaché pour dissimuler que son cœur battait à tout rompre. Il but rapidement une gorgée, remit le bouchon d’un claquement de paume et reposa l’outre près de lui. Quand il releva les yeux, Ferro n’avait pas bougé. Elle était là, les yeux rivés sur les flammes vacillantes. Logen se décala légèrement afin de lui faire de la place. Ferro se rembrunit, suçota ses lèvres, donna un coup de pied dans le sol, puis se baissa avec lenteur pour s’asseoir par terre, en prenant soin de laisser un grand espace libre entre eux. Elle tendit alors ses mains vers le feu et esquissa un rictus qui dévoila ses dents étincelantes.

« Fait froid, là-haut. »

Logen acquiesça de la tête. « Ces murs ne protègent pas beaucoup du vent.

— Non. » Elle balaya le groupe des yeux et son regard s’immobilisa sur Quai. « Pas la peine de t’arrêter pour moi », aboya-t-elle.

L’apprenti grimaça un sourire. « La troupe que recruta Glustrod était très étrange et des plus sinistres. Il attendit que Juvens quitte l’Empire pour s’introduire dans la capitale et mettre ses plans si bien établis à exécution. On eut l’impression qu’un vent de folie avait soufflé sur la ville. Les fils se battaient contre leurs pères, les femmes, contre leurs maris, les voisins, les uns contre les autres. L’empereur fut exécuté sur les marches de son palais par ses propres fils, puis, ivres de cupidité et de jalousie, ceux-ci s’entretuèrent. L’armée insolite de Glustrod, qui s’était faufilée dans les égouts de la ville, en émergea brusquement, transformant les rues en charniers et les jardins publics en enclos d’abattage. Certains de ces soldats pouvaient changer d’aspect en s’appropriant les visages des humains. »

Bayaz secoua la tête. « Changer d’aspect. Un tour de passe-passe astucieux et redoutable. »

Se remémorant la femme qui, dans les ténèbres glacées, s’était adressée à lui en empruntant la voix de son épouse défunte, Logen se rembrunit et courba le dos.

« Un tour redoutable, en effet, renchérit Quai en élargissant sa grimace. Car, à qui pouviez-vous vous fier si vos propres yeux se trompaient ? Comment reconnaître un ami d’un ennemi ? Mais le pire était à venir. Glustrod fit appel aux démons de l’Au-delà, les força à lui obéir et les envoya anéantir ceux qui se mettraient en tête de lui résister.

— Invoquer et dépêcher, siffla Bayaz. Des disciples maudits. Des risques terribles. De gigantesques accrocs à la Première Loi.

— Mais, à l’exception de la sienne, Glustrod ne reconnaissait aucune loi. Il s’installa bientôt dans la salle du trône de l’empereur, jonchée de piles de crânes, pour s’y repaître de chair humaine, comme un bébé tétant le lait de sa mère, et jouir de son horrible victoire. L’Empire fut livré au chaos, au pire, à l’ancien, celui qui régnait avant l’arrivée d’Euz, quand notre monde et l’Au-delà ne faisaient qu’un. »

Un courant d’air froid s’engouffra dans une des lézardes de l’édifice délabré, où ils avaient trouvé refuge. Logen frissonna et resserra frileusement sa couverture autour de lui. Cette histoire abracadabrante le rendait nerveux. Voler des visages, commander à des démons, manger de la chair humaine… Quai, cependant, poursuivit son récit. « Quand Juvens découvrit ce que Glustrod avait fait, il entra dans une rage folle et demanda à ses frères de l’aider. Kanedias refusa de venir. Enfermé dans sa demeure, occupé à fabriquer ses petits mécanismes, il se moquait bien de ce qui se produisait à l’extérieur. Juvens et Bedesh levèrent une armée, malgré tout, et entrèrent en guerre contre leur frère cadet.

— Une guerre épouvantable, chuchota Bayaz, avec des armes effrayantes et causant d’innombrables victimes.

— Le conflit s’étendit d’un bout à l’autre du continent, attisant la moindre rivalité, donnant naissance à une multitude d’inimitiés, provoquant crimes et vengeances, dont les conséquences empoisonnent encore le pays aujourd’hui. Juvens en sortit néanmoins vainqueur. Glustrod fut assiégé à Aulcus ; ses démons, voleurs de visages, furent démasqués et son armée, dispersée. Mais, au moment où tout s’effondrait pour lui, les voix de l’Au-delà lui soufflèrent un plan. Pratique une ouverture dans l’Au-delà, lui dirent-elles. Retire la serrure et brise les sceaux, puis ouvre grandes les portes que ton père a fabriquées. Enfreins la Première Loi, une dernière fois, ordonnèrent-elles. Laisse-nous entrer dans le monde, et tu ne seras plus jamais négligé, ni lésé, ni bafoué. »

Le premier des Mages hocha doucement la tête, acquiesçant en son for intérieur. « Néanmoins, il fut abusé une fois de plus.

— Le pauvre fou ! Les créatures de l’Au-delà ne sont que mensonge. Pactiser avec elles, c’est s’exposer aux périls les plus abominables. Glustrod prépara ses incantations. Dans sa hâte, il commit cependant une erreur ; un simple grain de sable dans les rouages, sans doute, mais le résultat fut atroce. Les grandes puissances rassemblées par lui, suffisamment efficaces pour provoquer une déchirure dans le tissu du monde, furent libérées sans avoir ni forme ni discernement. Glustrod se détruisit lui-même. Aulcus, la grandiose et magnifique capitale de l’Empire, fut ravagée, les terres alentour, rendues à jamais incultes. Personne ne s’aventure à proximité de la ville, désormais. Ce n’est qu’un champ de ruines, de bâtiments écroulés. Une relique idéale pour rappeler la folie et la fierté mal placée de Glustrod et de ses frères. » L’apprenti leva les yeux vers Bayaz. « J’énonce bien la vérité, Maître ?

— Oui, c’est bien ça, murmura le Mage. Je le sais. Je l’ai vu. Un jeune fou, à la chevelure éclatante et fournie. » Il passa une main sur son crâne chauve. « Un jeune fou qui ignorait tout de la magie, de la sagesse et des caprices du pouvoir, comme vous aujourd’hui, Messire Quai. »

L’apprend inclina la tête. « Je ne vis que pour apprendre.

— Et en ce qui concerne vos études, vous avez fait beaucoup de progrès ! L’histoire vous a plu, Messire Neuf-Doigts ? »

Logen gonfla ses joues. « J’avais espéré quelque chose de plus drôle, mais je suppose que je dois me contenter de ce qu’on m’offre.

— Un ramassis de bêtises, si vous voulez mon avis, ricana Luthar.

— Hum, hum, toussota Bayaz. Heureusement que nous ne vous le demandons pas ! Peut-être devriez-vous aller laver ces écuelles, avant qu’il ne fasse trop noir, capitaine !

— Moi ?

— L’une de nous a fourni la nourriture, un autre l’a cuisinée. Un troisième a diverti notre groupe en narrant une histoire. Vous êtes le seul à n’avoir rien fait.

— Avec vous.

— Oh, je suis bien trop vieux pour aller patauger dans des ruisseaux, à cette heure de la nuit ! » Les traits de Bayaz se durcirent. « Un grand homme doit commencer par apprendre l’humilité. Les écuelles attendent… »

Luthar, qui s’apprêtait à riposter, se ravisa, quitta sa place et jeta sa couverture par terre avec colère. « Maudites écuelles ! » jura-t-il, avant de se mettre à les ramasser autour du feu. Puis il s’éloigna à pas lourds vers le ruisseau.

Ferro le regarda partir, avec une expression curieuse sur son visage qui aurait pu être sa version d’un sourire –, et se retourna vers le feu en se léchant les lèvres. Logen retira le bouchon de l’outre et la lui tendit.

« Hmm », grogna-t-elle. Elle la lui arracha des mains et but rapidement une gorgée. Tandis qu’elle s’essuyait la bouche sur sa manche, elle lui lança un regard en biais et se rembrunit. « Quoi ?

— Rien », dit-il, en présentant ses paumes. Il s’empressa de regarder ailleurs. « Rien du tout. » Mais il souriait intérieurement. De petits gestes et du temps. Voilà comment il y parviendrait !