L’état des fortifications

À l’attention de l’Insigne Lecteur Sult, chef de l’inquisition de Sa Majesté.

Votre Éminence,

J’ai averti les membres du conseil municipal de Dagoska de ma mission. Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’ils ne sont pas vraiment ravis de voir leur pouvoir brutalement limité. J’ai déjà commencé mon enquête sur la disparition du Supérieur Davoust et je suis convaincu que les résultats ne se feront pas attendre. Je procéderai au contrôle des fortifications de la ville dès que possible et prendrai toutes les mesures nécessaires pour rendre Dagoska invulnérable.

Vous aurez bientôt de mes nouvelles. En attendant, je reste votre humble serviteur.

Sand dan Glotka Supérieur de Dagoska.

Le soleil cognait de toutes ses forces sur les remparts effrités. Dardait sournoisement ses rayons à travers le chapeau de Glotka pour lui dévorer la nuque. Chauffait le dos de son manteau noir et chatouillait ses épaules contractées, menaçant d’absorber toute l’eau contenue dans son corps, de pomper son énergie, de le faire tomber à genoux. Une fraîche matinée automnale dans la charmante ville de Dagoska !

Alors que le soleil l’attaquait par le haut, le vent marin l’assaillait de face. Il soufflait sur l’océan désert et la péninsule aride. Charriant dans ses courants d’air chaud des particules de poussière suffocante, il balayait les murailles de la cité, la saupoudrait au passage de grains de sable salé. Il cinglait la peau moite de Glotka, lui desséchait les lèvres, lui rongeait les yeux, à tel point qu’il ne pouvait empêcher quelques larmes brûlantes de s’en écouler. On dirait que même les éléments cherchent à se débarrasser de moi.

À ses côtés, le Tourmenteur Vitari cheminait sur le parapet, bras écartés, comme un funambule sur sa corde. Les yeux levés vers la silhouette noire dégingandée qui se découpait sur le ciel flamboyant, Glotka la regardait d’un air renfrogné. Elle pourrait parfaitement utiliser le chemin de ronde et cesser de se donner en spectacle. Cela dit… en agissant ainsi, elle a de fortes chances de tomber ! Les remparts faisaient au moins dix toises de haut. À la pensée du Tourmenteur préféré de l’Insigne Lecteur dérapant, glissant et dégringolant du mur, cherchant en vain de ses doigts une prise où s’agripper, Glotka esquissa un mince sourire. Peut-être laissera-t-elle échapper un cri déchirant, lors de sa chute mortelle !

Mais elle ne tomba pas. La garce ! Sûrement à cause du rapport qu’elle doit prochainement remettre à Sult. « L’estropié frétille toujours comme un poisson échoué sur le rivage. Bien qu’il ait interrogé la moitié de la population, il n’a pas encore retrouvé la trace de Davoust, ni découvert le moindre traître. Pour l’instant, le seul homme qu’il ait mis sous les verrous est un membre de l’inquisition… »

Se protégeant les yeux du soleil aveuglant, il loucha vers l’horizon. Bordée de chaque côté par l’océan miroitant, la bande rocheuse qui rattachait Dagoska au continent s’étirait au loin ; sa partie la plus étroite faisait à peine cinquante toises de large. Hormis quelques misérables oiseaux de mer qui décrivaient des cercles au-dessus de la digue avec force criaillements, aucun signe de vie.

« Puis-je vous emprunter votre longue-vue, général ? »

D’une chiquenaude, Vissbruck déploya la longue-vue et la plaqua avec sécheresse sur la paume offerte de Glotka. À l’évidence, il aurait mieux à faire que de m’accompagner pour cette inspection des remparts. Debout, au garde-à-vous dans son uniforme impeccable, le général respirait bruyamment ; son visage poupin luisait de sueur. Il fait de son mieux pour conserver un maintien militaire. C’est probablement la seule bribe de professionnalisme qui reste chez cet imbécile, mais comme dirait l’Insigne Lecteur, nous devons œuvrer avec les outils dont nous disposons. Glotka porta le tube de cuivre à son œil.

Les Gurkhiens avaient construit une palissade. Une haute clôture de pieux ourlait les collines, coupant Dagoska de la terre ferme. Des tentes étaient éparpillées derrière elle, et de minces panaches de fumée s’élevaient çà et là d’un feu de camp. Glotka distinguait tout juste des silhouettes minuscules qui se déplaçaient et des éclats de métal poli renvoyés par le soleil aveuglant. Armes et armures… en quantité phénoménale.

« Jusqu’à ces derniers temps, des caravanes venaient du continent, murmura Vissbruck. L’année dernière, elles se comptaient tous les jours par centaines. Puis, à l’arrivée des soldats de l’empereur, les marchands se sont faits rares. Ils ont achevé leur clôture, il y a quelques mois. Depuis, on n’a plus vu ne serait-ce que l’ombre d’un âne. Tout est acheminé par bateau, à présent. »

Glotka survola la palissade pour inspecter les camps installés d’un bout à l’autre de l’isthme. Font-ils de l’esbroufe, avec ce déploiement de forces, ou sont-ils tout à fait sérieux ? Les Gurkhiens adorent se pavaner, cependant se lancer dans la bataille ne les a jamais rebutés – voilà comment ils ont conquis tout le Sud… enfin, plus ou moins. Il baissa la longue-vue. « Combien y a-t-il de Gurkhiens, d’après vous ? »

Vissbruck haussa les épaules. « Impossible à dire. Au moins cinq mille, d’après moi, mais il pourrait y en avoir beaucoup plus, derrière ces collines. Il n’existe aucun moyen de le savoir. »

Cinq mille. Au moins. Si c’est de l’esbroufe, ils n’ont pas lésiné. « Combien d’hommes avons-nous ? »

Vissbruck prit son temps pour répondre. « J’ai environ six cents soldats de l’Union sous mes ordres. »

Environ six cents ? Environ ? Pauvre crétin sans cervelle ! Quand j’étais militaire, je connaissais le nom de tous les hommes de mon régiment, et savais qui était le mieux qualifié pour telle tâche ou telle autre. « Six cents ? C’est tout ?

— Il y a également des mercenaires dans la ville, mais on ne peut pas leur faire confiance ; ils causent souvent des problèmes. À mon avis, ils ne valent pas grand-chose. »

Je t’ai demandé les chiffres, pas ton avis. « Combien de mercenaires ?

— Un millier peut-être, ou un peu plus.

— Qui est leur chef ?

— Un Styrien. Un certain Cosca.

— Nicomo Cosca ? » Du haut de son perchoir, Vitari les regardait, un sourcil roux haussé.

« Vous le connaissez ?

— On peut dire ça. Je le croyais mort, mais apparemment, il n’y a pas de justice, ici bas. »

Elle a bien raison. Glotka s’adressa de nouveau à Vissbruck. « Ce Cosca dépend-il de vous ?

— Pas vraiment. Il est payé par les marchands d’épices, il rend donc compte à Maître Eider. En théorie, il est censé obéir à mes ordres…

— Mais il n’en fait qu’à sa tête, n’est-ce pas ? » Le visage du général prouva à Glotka qu’il avait vu juste. Des mercenaires. Une arme à double tranchant… alors, méfiance ! Zélés tant que vous alimentez leur bourse, et à condition de ne pas considérer la loyauté comme une priorité. « Cosca dispose du double de votre effectif. » Apparemment, je ne m’adresse pas à la bonne personne, pour ce qui est de la protection de la ville. Cependant, il va peut-être pouvoir éclairer ma lanterne sur un point. « Savez-vous ce qu’il est advenu de mon prédécesseur, le Supérieur Davoust ? »

Le général Vissbruck se crispa, dévoilant ainsi son mécontentement. « Je n’en ai aucune idée. Les faits et gestes de cet homme ne m’intéressaient pas.

— Hum, hum », fit Glotka d’un ton rêveur, avant d’enfoncer son chapeau sur son crâne, comme une nouvelle rafale de vent chargé de sable balayait les remparts. « La disparition du Supérieur de l’inquisition de la ville n’est pas l’une de vos préoccupations ?

— Non, rétorqua sèchement le général. Nous n’avions guère l’occasion de nous parler. Davoust avait la réputation d’être corrosif. Quant à moi, je pense que l’inquisition a ses responsabilités et que j’ai les miennes. »

Oh, oh ! Irascible, avec ça ! Mais depuis mon arrivée dans cette ville, tout le monde l’est un peu. On croirait presque qu’ils ne veulent pas de moi chez eux.

« Vous avez vos responsabilités, hein ? » Glotka se traîna jusqu’aux créneaux, leva sa canne et l’introduisit dans un coin de maçonnerie friable, près du pied de Vitari. Un morceau de pierre se détacha et bascula dans le vide. Quelques instants plus tard, il l’entendit ricocher dans la douve, tout en bas. Il se retourna vers Vissbruck. « En tant que responsable des défenses de la ville, considérez-vous que l’entretien des fortifications fait partie de vos responsabilités ? »

Vissbruck se rebiffa. « J’ai agi au mieux ! »

Glotka énuméra les points négatifs, en les comptant sur les doigts de sa main libre. « Les remparts sont en piètre état. Les gardes qui les surveillent, trop peu nombreux. La douve en contrebas est tellement encombrée de détritus qu’elle est pratiquement inexistante. Les portes n’ont pas été remplacées depuis des lustres et tombent en miettes. Si les Gurkhiens décidaient de nous attaquer demain, je crois sincèrement que nous serions en mauvaise posture.

— Pas par mauvaise volonté de ma part, je puis vous le garantir !

Avec la chaleur, le vent et le sel en provenance de la mer, bois et métaux pourrissent ou rouillent en un rien de temps, et la pierre ne résiste pas mieux ! Vous imaginez le travail ? » Le général engloba d’un geste l’immense étendue des remparts s’incurvant des deux côtés vers la mer. En outre, au sommet, le parapet était suffisamment large pour y faire circuler un chariot et, à la base, les murs s’épaississaient davantage. « Je ne dispose que de quelques maçons habiles et les matériaux sont limités .

Les subventions allouées par le Conseil Restreint suffisent à peine à l’entretien de la Citadelle ! Et l’argent des marchands d’épices couvre tout juste les frais occasionnés par les murailles de la ville haute… »

Triple idiot ! On pourrait presque croire qu’il n’a jamais eu l’intention de défendre cette ville. »Si le reste de Dagoska tombe aux mains des Gurkhiens, la Citadelle ne pourra pas être approvisionnée par bateau, n’est-ce pas ? »

Vissbruck cligna les paupières. « Heu, non, mais…

— Les murs de la ville haute suffisent peut-être à contenir les indigènes de l’autre coté, mais ils sont trop longs, trop bas et trop minces pour résister longtemps à une attaque concertée, vous n’êtes pas de mon avis ?

— Si, je suppose que si, mais…

— Alors, si l’on part du principe que la Citadelle, ou la ville haute est notre ligne principale de défense, on peut gagner du temps. Cela nous permettrait d’attendre une aide. Une aide qui risquerait de mettre un bon moment pour arriver jusqu’ici, avec les centaines de légions engagées par notre armée au pays des Angles. » Une aide qui n’arrivera peut-être jamais. « Si les remparts extérieurs sont pris, la ville sera perdue. » Glotka tapota les pavés avec le bout de sa canne. « C’est là que nous devons combattre les Gurkhiens, c’est là que nous devons leur résister. Tout autre endroit serait une absurdité. »

— Une absurdité », chantonna Vitari, en bondissant d’un créneau à l’autre.

Le général s’était rembruni. « Je ne peux agir que selon les instructions du gouverneur et du conseil municipal. La ville basse n’a jamais été considérée comme indispensable. Je ne suis pas responsable de l’enceinte extérieure…

— Moi, si. » Glotka regarda Vissbruck dans les yeux un bon moment. « A partir de maintenant, tous les fonds seront investis dans la réparation et le renforcement de la première enceinte. Il faut ériger de nouveaux parapets, installer de nouvelles portes, remplacer tous les blocs de pierre cassés. Je ne veux plus voir une seule fissure par laquelle une fourmi pourrait se faufiler… alors, ne parlons pas de l’armée gurkhienne !

— Et qui accomplira le travail ?

— Ce sont bien les indigènes qui ont construit ces fichues murailles, non ? Il doit y avoir des ouvriers qualifiés parmi eux. Trouvez-les et embauchez-les. Quant au fossé, je veux qu’il soit creusé jusqu’au-dessous du niveau de la mer. Si les Gurkhiens approchent, nous pourrons l’inonder et transformer la ville en île.

— Mais cela prendra des mois !

— Vous aurez deux semaines. Peut-être moins. Enrôlez tous les hommes désœuvrés. S’ils sont capables de manier une pelle, réquisitionnez aussi femmes et enfants. »

Vissbruck leva les yeux vers Vitari et fit la grimace. « Et pour ceux qui appartiennent à l’inquisition ?

— Oh, ceux-là seront occupés à poser des questions, afin de découvrir ce qui est arrivé à votre précédent Supérieur. Ou à veiller sur moi, ainsi que sur mes appartements, et à monter la garde aux portes de la Citadelle, jour et nuit, pour essayer d’empêcher que votre nouveau Supérieur ne subisse le même sort. Ce serait dommage, hein, Vissbruck, que je disparaisse avant que les défenses ne soient prêtes ?

— Évidemment, Supérieur », marmonna le général. Je n’ai pas l’impression qu’il déborde d’enthousiasme.

« En revanche, tous les autres doivent prêter main-forte, y compris vos soldats.

— Vous ne voulez tout de même pas que mes hommes…

— Je veux que tout le monde fasse sa part de travail. Les hommes à qui ça déplaît sont libres de repartir à Adua, où ils iront expliquer leurs réticences à l’Insigne Lecteur. » Glotka gratifia le général de son sourire édenté. « Personne n’est irremplaçable, général, personne. »

La sueur ruisselait à grosses gouttes sur le visage rose de Vissbruck. Des taches d’humidité commençaient à obscurcir le col empesé de son uniforme. « Bien sûr, chacun doit faire sa part de travail ! Le dégagement de la douve va démarrer sur-le-champ ! » Il tenta une piètre ébauche de sourire. « Je chercherai moi-même la main d’œuvre, mais j’aurai besoin d’argent, Supérieur. Il faudra payer les travailleurs, même les indigènes. Nous aurons besoin, par ailleurs, de matériel ; et tout doit être acheminé par la mer…

— Empruntez ce qu’il vous faut pour commencer. Travaillez à crédit. Promettez tout ce que vous voulez, mais ne donnez rien, pour le moment. Son Éminence pourvoira au reste. » Il a intérêt. « Vous me ferez un rapport de la progression des travaux, tous les matins.

— Tous les matins, oui.

— Vous avez énormément de choses à faire, général. À votre place, je filerais. »

Vissbruck demeura immobile un instant, se demandant s’il devait saluer ou non. Il finit par tourner les talons et s’éloigna à grands pas. Simple animosité de militaire de carrière recevant les ordres d’un civilou plus ? Serais-je en train de démolir des plans qu’il a soigneusement élaborés ? Des plans consistant à vendre la ville aux Gurkhiens, peut-être ?

Vitari sauta du parapet sur le chemin de ronde. « Son Éminence pourvoira au reste ? Vous seriez verni. »

Tandis qu’elle le quittait sans se presser, Glotka regarda son dos en faisant la moue, puis se tourna vers les collines du continent qu’il fixa avec la même grimace, grimace qu’il conserva pour contempler la Citadelle. Du danger de tous les côtés. Me voilà coincé entre l’Insigne Lecteur et les Gurkhiens, avec pour seule compagnie, un traître inconnu. Ce sera un miracle si je survis un jour de plus.

 

Un observateur partial et optimiste aurait qualifié ce lieu de gargote. Mais il n’en mérite même pas le nom. C’était un bouge puant la pisse, avec des meubles dépareillés, maculés de vieilles taches de sueur et de plus récentes dues à des verres renversés. Une sorte de fosse à purin qu’on aurait commencé à vider ! Impossible de distinguer le personnel des clients, entre les ivrognes et les indigènes couverts de mouches et abrutis par la chaleur. Au beau milieu de cet antre de débauche, Nicomo Cosca, célèbre soldat de fortune, dormait profondément.

Sa chaise en bois de récupération appuyée en équilibre contre le mur crasseux, il avait posé un de ses pieds chaussés de bottes sur la table, devant lui. Ornées d’une boucle et d’un éperon dorés, ces bottes en cuir noir de Styrie devaient avoir eu fière allure, jadis. Plus maintenant. Couvert d’éraflures grises, le dessus de celle qui était exposée se recourbait et son éperon était à moitié cassé ; la dorure de sa boucle qui s’écaillait laissait apparaître le métal, piqueté de rouille brunâtre. Un petit rond de peau rose décorée d’une belle ampoule profitait d’un trou dans la semelle pour regarder Glotka à la dérobée.

Difficile de trouver propriétaire mieux assorti à une telle botte. La longue moustache de Cosca, censée, à l’origine, être cirée et tirebouchonnée à la manière des élégants styriens, pendait misérablement de chaque côté de sa bouche entrouverte. Son menton et ses joues arboraient une barbe de huit jours, véritable fouillis de poils ou de chaumes. Une éruption de boutons peu ragoûtants commençait à rosir sa peau le long du col de sa chemise. Ses cheveux gras, hirsutes, se dressaient sur sa tête, excepté sur le dessus, où la calvitie avait sévi ; là, son crâne chauve écarlate témoignait d’un méchant coup de soleil. La sueur faisait luire sa peau flasque et une mouche se promenait paresseusement sur son visage bouffi. Une bouteille vide gisait sur la table. Une autre, à moitié pleine, était blottie dans son giron.

Avec une expression méprisante, parfaitement visible malgré son masque, Vitari observait le spectacle peu glorieux de cet ivrogne négligé. « Alors, c’est bien vrai, t’es encore en vie. » Si l’on veut.

Cosca souleva une paupière cerclée de rouge, cilla, loucha en levant un œil et esquissa lentement un sourire. « Shylo Vitari, je parie. La vie me surprendra toujours. » Il fit bouger sa mâchoire, grimaça, baissa la tête et aperçut la bouteille sur ses genoux. Il la leva et but avec avidité. Avalant de grandes goulées, comme s’il était assoiffé et que la bouteille ne contenait que de l’eau. Un ivrogne invétéré, si le moindre doute subsistait. À première vue, pas le genre d’homme ci qui l’on confierait la tâche de défendre une ville. « Je ne pensais pas te revoir. Pourquoi ne retires-tu pas ton masque ? Que je profite de ta beauté !

— Économise ta salive pour tes putains, Cosca. J’ai pas envie de choper ce que tu te trimbales. »

Le mercenaire laissa échapper un borborygme qui aurait pu passer pour un éclat de rire ou une quinte de toux. « Tu te comportes toujours comme une princesse », dit-il d’une voix sifflante.

« Ce bouge serait donc un palais ? »

Cosca haussa les épaules. « Tous les lieux se ressemblent, quand on est soûl.

— Tu crois que tu y arriveras un jour ?

— Non, mais ça vaut le coup d’essayer. » Comme pour appuyer son affirmation, il s’octroya une nouvelle lampée.

Vitari s’installa sur un coin de table. « Bon, qu’est-ce qui t’amène ici ? Je croyais que tu t’efforçais de refiler ta vérole à toute la Styrie.

— Ma popularité là-bas s’est quelque peu amoindrie.

— Tu t’es retrouvé dans les deux camps opposés d’un champ de bataille une fois de trop, hein ?

— Un truc dans le genre, ouais.

— Mais les Dagoskiens t’ont accueilli à bras ouverts ?

— J’aurais préféré être accueilli par toi, jambes écartées, mais on n’obtient pas toujours ce que l’on veut. Qui est ton ami ? »

Du bout de son pied endolori, Glotka attira à lui une chaise branlante sur laquelle il prit place, espérant qu’elle supporterait son poids. M’affaler par terre sur des petits bouts de bois ne serait pas du meilleur effet, n’est-ce pas ? « Je suis Glotka. » Il détendit son cou un peu moite, en l’étirant d’un côté, puis de l’autre. « Le Supérieur Glotka. »

Cosca le dévisagea un long moment. Ses yeux étaient bouffis, injectés de sang, profondément enfoncés dans ses orbites. Et pourtant, j’y vois comme une lueur calculatrice. Il ne doit pas être aussi ivre qu’il le prétend. « Pas celui qui a combattu dans le Gurkhul ? Ce fameux colonel, dompteur de chevaux ? »

Glotka sentit sa paupière cligner nerveusement. On peut difficilement le considérer comme tel, aujourd’hui ; il est néanmoins surprenant qu’on se souvienne encore de lui. « J’ai abandonné l’armée depuis de nombreuses années. Je m’étonne que vous ayez entendu parler de moi.

— Un guerrier se doit de connaître ses ennemis, et un mercenaire ne sait jamais qui sera le prochain. Mieux vaut connaître tout le monde dans les cercles militaires. Ça fait déjà un bail que j’ai entendu parler de vous, comme d’un homme avec qui il faut compter. Audacieux, intelligent, disait-on, mais imprudent. Ce sont les derniers mots que j’ai surpris. Et vous voilà devant moi, exerçant un tout autre métier. Vous posez des questions.

— L’imprudence ne m’a pas si bien réussi que ça, en fin de compte. » Glotka accompagna ses paroles d’un geste désabusé. « Parfois, on est obligé de vivre avec son temps.

— Bien sûr. J’ai pour principe de ne jamais mettre en doute le choix d’un homme. On ignore ses raisons. Vous êtes venu pour boire un verre, Supérieur ? Ils n’ont malheureusement rien d’autre que ce tord-boyaux. » Il agita sa bouteille. « Où aviez-vous des questions à me poser ? »

Ça oui, à la pelle. « Avez-vous une quelconque expérience en matière de sièges ?

— Une quelconque expérience ? bredouilla Cosca. De l’expérience, avez-vous dit ? Ah ! l’expérience est une chose dont je ne manque pas…

— Non, murmura Vitari par-dessus son épaule. C’est juste la discipline et la loyauté qui te font défaut.

— Oui, bon, eh bien… Tout dépend à qui on s’adresse. Mais j’étais bien présent à Étrina et à Mûris. Sacrés sièges que ces deux-là ! Et j’ai aussi campé devant Visserine, pendant quelques mois ; j’aurais fini par l’avoir, si cette diablesse de Mercatto ne m’avait pas pris au dépourvu. Elle nous est tombée dessus à l’aube avec sa cavalerie et nous a joué un sale tour en se pointant à contre-jour, la garce…

— J’ai entendu dire que tu étais soûl comme une bourrique, à ce moment-là, grommela Vitari.

— Oui, ben… À Borletta, j’ai quand même résisté pendant six mois aux assauts du grand-duc Orso… »

Vitari eut un reniflement de mépris. « Jusqu’à ce qu’il te paie pour lui ouvrir les portes. »

Cosca esquissa un sourire timide. « Ça représentait une sacrée somme ! Mais il n’a pas eu à se battre pour entrer. Tu peux bien m’accorder ça, hein, Shylo ?

— Avec toi, personne n’a besoin de se battre, à condition d’avoir une bourse pleine. »

Le mercenaire fit la grimace. « Je suis comme je suis, je n’ai jamais prétendu être autrement.

— Ainsi donc, vous avez la réputation de trahir vos employeurs ? » demanda Glotka.

Le Styrien, qui portait la bouteille à sa bouche, interrompit son geste. « Je suis profondément peiné, Supérieur. Nicomo Cosca est peut-être un mercenaire, mais il y a des règles qu’il respecte. Je ne laisserais tomber mon employeur qu’à une seule condition.

— Laquelle ? »

Cosma ricana. « Si on me faisait une meilleure offre. »

Le fameux code des mercenaires. Certains hommes sont prêts à faire n’importe quoi pour de l’argent. La plupart d’entre eux feraient vraiment n’importe quoi pour une somme importante. Peut-être même feraient-ils disparaître un Supérieur de l’inquisition ! « Savez-vous ce qu’il est advenu de mon prédécesseur, le Supérieur Davoust ?

— Ah ! l’énigme du tortionnaire disparu… » Cosca gratta pensivement sa barbe poisseuse, puis s’attaqua aux boutons sur son cou et examina les résidus récupérés sous ses ongles. « Qui le sait et qui se soucie de le savoir ? Cet homme était un porc. Je le connaissais à peine, mais ce que j’en savais ne me plaisait pas. Il était entouré d’ennemis et, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, cette ville abrite un véritable nid de serpents. Si vous me demandez lequel d’entre eux l’a mordu, eh bien… n’est-ce pas votre boulot ? Moi, j’étais occupé, ici. À boire. »

Facile à croire. « Que pensez-vous de notre ami commun, le général Vissbruck ? »

Cosca se voûta et s’affaissa légèrement sur sa chaise. « Cet homme est un gamin. Qui joue aux soldats. Rafistolant son petit château et sa petite muraille, alors que seuls les remparts extérieurs ont de l’importance. Si on les perd, la partie est terminée, voilà ce que je pense.

— Je me suis fait la même réflexion. » Après tout, les fortifications ne seraient pas en de si mauvaises mains ! « La réfection de l’enceinte a déjà commencé, et on travaille aussi dans les douves. J’espère pouvoir les inonder. »

Cosca arqua un sourcil. « Bravo. Inondez-les. Les Gurkhiens n’aiment pas beaucoup l’eau. Ce sont de piètres marins. Inondez-les. C’est très bien. » Il renversa la tête en arrière pour aspirer les dernières gouttes de sa bouteille, puis jeta celle-ci sur le sol encrassé, s’essuya la bouche d’une main sale, qu’il nettoya ensuite sur sa chemise maculée de sueur. « Il y en a au moins un qui sait ce qu’il fait. Quand les Gurkhiens nous attaqueront, nous serons peut-être en mesure de résister un peu plus longtemps que je ne l’imaginais, hein ? » À condition que l’on ne nous ait pas trahis au préalable.

— On ne sait jamais, les Gurkhiens n’attaqueront peut-être pas.

— Oh, j’espère bien qu’ils le feront ! » Cosca se pencha sous sa chaise, d’où il extirpa une nouvelle bouteille. Lorsqu’il retira le bouchon avec les dents et le recracha dans la pièce, une brève lueur éclaira ses yeux. « On me paie le double, dès que le combat est engagé. »

 

La nuit tombait. Une brise bienfaisante balayait la salle d’audience. Appuyé contre le mur, près d’une fenêtre, Glotka contemplait les ombres qui commençaient à s’étendre sur la ville en contrebas.

Le gouverneur le faisait attendre. Sûrement pour me faire comprendre que c’est toujours lui le responsable, quoi qu’en dise le Conseil Restreint. Souffler un peu ne dérangeait cependant pas Glotka, après sa journée épuisante. Il avait dû arpenter la cité par une chaleur insoutenable, inspecter les murailles et les portes, passer les troupes en revue, poser des questions… Questions auxquelles personne n’a fourni de réponses satisfaisantes. Sa jambe lui élançait, son dos le martyrisait, sa paume était écorchée à force d’agripper le pommeau de sa canne. Mais ce n’est pas pire que d’habitude. Je tiens encore debout. Une journée agréable, tout compte fait.

Des voiles nuageux orangés masquaient le soleil couchant. Juste en dessous, le long ruban de l’océan se paraît de paillettes argentées dans les dernières lueurs du jour. Les remparts extérieurs avaient déjà plongé une partie des immeubles vétustes de la ville basse dans les ténèbres. L’ombre des hautes flèches du grand temple s’étalait sur les toits de la ville haute et se lançait à l’assaut des parois rocheuses du piton, où se dressait la Citadelle. Les collines du continent, vagues silhouettes sombres, se distinguaient à peine dans le lointain. Elles grouillent pourtant de soldats gurkhiens. Qui nous épient sans doute, comme nous le faisons. Ils nous regardent approfondir notre fossé, réparer nos remparts, consolider nos portes. Je me demande pendant combien de temps ils se contenteront de nous observer ! Dans combien de temps le soleil se couchera-t-il définitivement pour nous ?

La porte s’ouvrit. Glotka tourna la tête et grimaça en sentant son cou craquer. Korsten dan Vurms, le fils du gouverneur, fit son entrée. Après avoir refermé derrière lui, il traversa la pièce d’un pas décidé, les fers de ses bottes cliquetant sur les mosaïques du sol. Ah ! la fine fleur de la jeune noblesse de l’Union. Le sens de l’honneur est presque palpable. À moins que quelqu’un n’ait pété ?

« Supérieur Glotka ! J’espère ne pas vous avoir fait attendre.

— Si fait », rétorqua Glotka en se traînant vers la table. « C’est ce qui se produit quand on arrive en retard à un rendez-vous. »

Vurms se rembrunit légèrement. « Alors, acceptez mes excuses », dit-il d’un ton qui démentait ses paroles. « Comment trouvez-vous notre ville ?

— Étouffante et remplie d’escaliers. » Glotka se laissa tomber dans un des élégants fauteuils. « Où est le gouverneur ? »

Son interlocuteur se renfrogna davantage. « Mon père ne se sent pas très bien ; je crains qu’il ne puisse se déplacer. Vous comprendrez que c’est un vieil homme et qu’il a besoin de repos. Quoi qu’il en soit, je puis m’exprimer en son nom.

— Ah oui ! Et qu’avez-vous tous deux à dire ?

— Mon père s’inquiète beaucoup des travaux que vous avez entrepris sur les remparts. On m’a rapporté que les soldats du roi avaient été réquisitionnés pour creuser des trous dans la péninsule, au lieu d’assurer la défense des murailles de la ville haute. Vous vous rendez compte, je l’espère, que vous nous laissez à la merci des indigènes ! »

Glotka eut un reniflement méprisant. « Bien qu’ils soient répugnants, les indigènes sont aussi des citoyens de l’Union. Croyez-moi, ils se montreront plus cléments que les Gurkhiens. » Et je suis bien placé pour le savoir…

« Ce sont des primitifs ! ricana Vurms. En outre, ils deviennent dangereux quand on les corrige ! Vous n’êtes pas ici depuis assez longtemps pour comprendre la menace qu’ils représentent pour nous ! Vous devriez en toucher deux mots à Harker. En ce qui concerne les indigènes, il est plein de bonnes idées.

— J’ai parlé avec Harker et ses idées me déplaisent. En fait, j’imagine qu’il a eu le temps de les réviser en bas, dans le noir. » J’imagine qu’il doit y réfléchir en ce moment même, et aussi rapidement que le lui permet le petit pois qu’il a dans la tête. « Quant aux inquiétudes de votre père, dites-lui qu’il n’a plus à se soucier de la défense de la ville. Vu son grand âge et son besoin de repos, je ne doute pas qu’il sera soulagé de me confier cette responsabilité. »

Une grimace de colère déforma les traits harmonieux de Vurms. Il ouvrit la bouche, prêt à lancer une injure, mais se ravisa. C’est dans son intérêt. Il se carra dans son fauteuil, en se frottant pensivement le pouce contre l’index. Lorsqu’il reprit la parole, il le fit d’une voix douce, charmante, les lèvres étirées en un sourire amical. Maintenant, je vais avoir droit à ses cajoleries. « Supérieur Glotka, j’ai l’impression que vous et moi ne sommes pas partis du bon pied…

— Je n’en ai qu’un qui fonctionne. »

Le sourire de Vurms s’atténua légèrement ; il poursuivit néanmoins. « Il est clair que, pour le moment, vous avez les cartes en main, mais mon père a de nombreux amis, là-bas, dans le Midderland. Si cela me chantait, je pourrais vous mettre des bâtons dans les roues. Être un sérieux obstacle ou vous offrir une aide conséquente…

— Je suis vraiment content que vous ayez choisi de coopérer. Commencez donc par me dire ce qu’il est advenu du Supérieur Davoust. »

Le sourire s’effaça complètement. « Comment le saurais-je ?

— Tout le monde sait quelque chose. » Et quelqu’un en sait même bien plus long que les autres. S’agirait-il de vous, Vurms ?

Le fils du gouverneur prit le temps de réfléchir. Stupide ou coupable ? Chercherait-il comment m’aider ou comment effacer ses traces ? « Je sais que les indigènes le détestaient. Ils passaient leur temps à comploter contre nous, et Davoust était las de poursuivre ces infidèles. Je suis sûr qu’il a été victime d’une de leurs machinations. À votre place, j’irais poser des questions dans la ville basse.

— Oh, je suis certain que les réponses se trouvent ici, dans la Citadelle.

— En tout cas, je ne les ai pas », répliqua Vurms sèchement, en détaillant Glotka de la tête aux pieds. « Croyez-moi sur parole, je serais plus qu’heureux que Davoust soit encore parmi nous. »

Peut-être, ou peut-être pas, mais nous n’obtiendrons pas de réponses aujourd’hui.« Très bien. Alors, parlez-moi des réserves de la ville.

— Des réserves ?

— Des provisions, Vurms, des vivres ! J’ai cru comprendre que depuis la fermeture des routes du continent par les Gurkhiens, tout est acheminé par voie maritime. Nourrir tous ces gens doit être la principale préoccupation du gouverneur, non ?

— Mon père est très attentif aux besoins de son peuple, quelle que soit la situation ! cracha Vurms. Nous disposons de six mois de vivres !

— Six mois ? Pour tous les habitants ?

— Évidemment ! » Beaucoup plus que ce à quoi je m’attendais. Parmi toutes les difficultés, voilà au moins un point dont je n’ai pas à me préoccuper. « Sauf si vous comptez les indigènes », ajouta Vurms, comme s’il s’agissait d’une broutille.

Glotka marqua une pause. « Et que mangeront-ils, si les Gurkhiens assiègent la ville ? »

Vurms haussa les épaules. « J’avoue ne pas avoir réfléchi à ça.

— Ah, vraiment ? Que se passera-t-il, d’après vous, quand ils commenceront à être affamés ?

— Euh…

— Ce sera le chaos, voilà tout ! Nous ne tiendrons pas la ville avec les quatre cinquièmes de la population contre nous ! » Glotka claqua la langue d’un air dégoûté. « Vous irez trouver les marchands pour obtenir six mois de vivres ! Pour tout le monde ! Je veux six mois de vivres, même pour les rats qui vivent dans les taudis !

— Pour qui me prenez-vous ? siffla Vurms. Votre garçon de courses ?

— Pour ce que bon me semble. »

Plus aucune trace de bienveillance sur le visage de Vurms, désormais.

« Je suis le fils du gouverneur ! Je refuse d’être traité de la sorte ! » Les pieds de son siège crissèrent sur le dallage quand il se leva d’un bond pour se diriger vers la porte.

« Parfait, murmura Glotka. Le bateau pour Adua lève l’ancre quotidiennement. C’est un bateau rapide, qui décharge directement sa cargaison à la Maison des Questions. On vous traitera différemment là-bas, croyez-moi ! Je pourrais aisément vous y réserver une couchette. »

Vurms s’arrêta net. « Vous n’oseriez pas ! »

Glotka sourit. De son sourire édenté le plus répugnant, le plus méchant. « Il vous faudrait beaucoup de cran pour parier sur ce dont je suis capable. En avez-vous ne serait-ce qu’une once ? »

Le jeune homme se lécha les lèvres ; il ne put soutenir le regard de Glotka très longtemps. C’est bien ce que je pensais. Il me rappelle mon ami, le capitaine Luthar. Tout feu tout flamme, mais dépourvu de la moelle indispensable. Un simple coup d’épingle, et il se dégonfle comme une baudruche.

— Six mois de vivres. Six mois pour tout le monde. Et débrouillez-vous pour que ce soit fait rapidement. » Mon jeune garçon de courses.

« Entendu, grogna Vurms, qui fixait toujours le sol d’un air maussade.

— Après, nous pourrons nous occuper de l’eau. Les puits, les citernes, les pompes. Les gens auront besoin de se laver, après tous les efforts que vous leur aurez fait faire, hein ? Vous me rendrez compte de vos avancées tous les matins. »

Vurms serrait et desserrait ses poings le long de ses flancs ; les muscles de ses mâchoires se contractaient de rage. « Bien sûr, parvint-il à articuler.

— Bien sûr. Vous pouvez partir. » Glotka le regarda s’éloigner à grands pas. Et je n’en ai vu que deux sur quatre. Deux sur quatre, et je me suis déjà fait deux ennemis. Si je veux réussir, il va me falloir des alliés. Sans alliés, je ne survivrai pas longtemps, quels que soient les documents en ma possession. Sans alliés, je ne parviendrai pas à empêcher les Gurkhiens d’entrer, s’ils décident d’essayer. Et le pire, c’est que je n’ai toujours rien appris sur Davoust. Un Supérieur de l’inquisition disparaît comme par enchantement ! Espérons que l’Insigne Lecteur se montrera patient.

Espoir. Patience… Insigne Lecteur. Glotka plissa le nez. Jamais ces deux concepts n’avaient été aussi mal assortis à quelqu’un.