Parmi les pierres

Les premières lueurs de l’aube prenaient peu à peu possession de la vaste plaine. Une faible lumière surlignait le ventre des nuages amoncelés très haut dans le ciel, ainsi que les contours des vieilles pierres. Un flamboiement brouillé envahissait l’orient. Un spectacle rarement admiré par les hommes que la naissance de ces premiers brasillements gris ! En tout cas, Jezal, lui, avait rarement eu l’occasion d’y assister. S’il s’était trouvé chez lui à pareille heure, il aurait encore été couché, bien au chaud dans son lit. Aucun d’entre eux n’avait dormi, la nuit passée. Ils avaient veillé pendant ces longues heures froides, en silence, inspectant les ténèbres pour guetter l’arrivée de silhouettes sur la plaine. Et ils avaient attendu. Attendu la venue de l’aurore.

Neuf-Doigts regarda le soleil se lever, en plissant les yeux. « C’est bientôt l’heure. Ils ne vont plus tarder.

— Sûrement », marmonna Luthar d’une voix endormie.

« Écoutez-moi bien, maintenant. Restez ici et surveillez le chariot. Ils seront nombreux et essaieront sûrement de nous prendre à revers. Voilà pourquoi vous devez rester ici. C’est compris ? »

Jezal déglutit. L’inquiétude lui serrait la gorge. Il ne pensait qu’à une chose : tout cela était injuste. Qu’il dût mourir si jeune était la pire des injustices.

« Bon. Elle et moi serons de l’autre côté de la butte, derrière les pierres dressées. La plupart d’entre eux passeront par là, j’imagine. Si vous avez des ennuis, criez, mais si on ne répond pas, eh bien… agissez comme vous le pourrez. Peut-être serons-nous trop occupés… ou bien morts !

— J’ai peur », dit Jezal. Il n’avait pas voulu l’avouer… mais à quoi bon le cacher désormais !

Neuf-Doigts se contenta de hocher la tête. « Moi aussi. Nous avons tous peur. »

Sans se départir de son féroce sourire, Ferro resserra les lanières de son carquois autour de sa poitrine, avança d’un cran la boucle de son ceinturon où pendait son épée, enfila sa palette sur son poignet en faisant bouger ses doigts, tira et relâcha la corde de son arc, tout cela avec rapidité et précision, prête à se mesurer à n’importe quel type d’adversaire. En l’observant se préparer pour ce combat qui signerait sans doute leur arrêt de mort, Jezal eut l’impression qu’elle exécutait les même gestes que lui, du temps où il s’habillait avant d’aller courir de taverne en taverne toute la nuit dans l’Agriont. Ses yeux jaunes brillaient d’excitation dans la pénombre, comme si elle était impatiente d’en découdre. Il ne l’avait jamais vue aussi heureuse. « Elle n’a pas l’air effrayée », lâcha-t-il.

Neuf-Doigts la regarda en fronçant les sourcils. « Bon, peut-être pas, mais ce n’est pas un exemple à suivre. » Il la fixa quelques instants. « Lorsqu’on côtoie trop longtemps le danger, le seul moment où on se sent vivant, c’est quand la mort plane au-dessus de soi.

— Ah ! bien », murmura Jezal. La vue de la boucle de son propre ceinturon, de la garde de ses épées si bien astiquées, le rendit soudain malade. Il déglutit une nouvelle fois. Bon sang ! sa bouche n’avait jamais autant salivé.

« Essayez de penser à autre chose.

— Comme quoi ?

— Tout ce qui pourra vous faire surmonter ça. Vous avez de la famille ?

— Mon père, et deux frères. Je ne sais pas s’ils m’aiment beaucoup.

— Qu’ils aillent au diable, alors ! Vous avez des enfants ?

— Non.

— Une femme ?

— Non. » Jezal grimaça. À part jouer aux cartes et se foire des ennemis, il n’avait rien accompli dans sa vie. Il ne manquerait à personne.

« Même pas une amoureuse ? Ne me dites pas qu’aucune fille ne vous attend quelque part !

— Eh bien, peut-être… » Il imaginait cependant qu’Ardee l’avait déjà remplacé. Elle ne semblait pas du genre très sentimental. Peut-être aurait-il dû lui proposer de l’épouser quand il en avait eu l’occasion. Quelqu’un au moins l’aurait pleuré. « Et vous ? bafouilla-t-il.

— Quoi ? Si j’ai une famille ? » Logen se rembrunit, en caressant d’un air sinistre le moignon de son majeur manquant. « J’en ai eu une. Maintenant, j’en ai une autre. On ne choisit pas sa famille, on prend ce qu’on nous offre et on tâche d’en tirer le meilleur. » Il montra Ferro du doigt, puis Quai. « Vous les voyez… elle, lui, et vous ? » Il lui donna une tape sur l’épaule. « Voilà ma famille à présent, et je n’ai pas l’intention de perdre un frère, aujourd’hui, compris ? »

Jezal acquiesça avec lenteur. On ne choisit pas sa famille. On tire le meilleur de ce qu’on nous offre. Des idiots hideux, étranges ou nauséabonds… Cela ne lui semblait plus important. Neuf-Doigts lui tendit la main ; Jezal la prit dans la sienne et la serra de toutes ses forces.

L’homme du Nord lui adressa un sourire en coin. « Alors, bonne chance, Jezal.

— À vous aussi. »

 

Ferro était agenouillée près d’une des pierres érodées, son arc à la main, une flèche prête à être tirée. Le vent dessinait des vagues dans les hautes herbes de la plaine, fouettait l’herbe plus rase sur le flanc de la colline, faisait voleter les empennages des sept flèches qu’elle avait plantées en ligne dans la terre devant elle. Sept flèches, voilà tout ce qu’il lui restait.

Pas assez, en vérité.

Elle les observa arriver au galop jusqu’au pied de la butte. Les regarda descendre de monture et lever les yeux. Les vit resserrer les boucles de leurs armures de cuir éraflées, vérifier leurs armes. Lances, épées, boucliers, et un ou deux arcs. Elle compta les cavaliers. Treize. Elle ne s’était pas trompée.

Tu parles d’un réconfort !

Elle reconnut Finnius ; il riait en indiquant les pierres du doigt. Le salaud ! Si elle en avait l’occasion, elle le descendrait le premier. Mais pas question de tirer à une distance pareille, au risque de gâcher un projectile. Ils ne tarderaient pas à être à découvert en escaladant la pente.

Elle pourrait les avoir à ce moment-là.

Les nouveaux venus se séparèrent pour entamer leur ascension, lorgnant les pierres par-dessus leurs boucliers, leurs bottes bruissant dans les herbes. Ils ne l’avaient pas encore repérée. L’homme de tête ne possédait pas de bouclier et gravissait lourdement la colline, un sourire mauvais sur les lèvres, une épée dans chaque main.

Sans se presser, elle tira sur la corde, savoura brièvement sa caresse rassurante sur son menton. La flèche l’atteignit en pleine poitrine, traversant sans difficulté son plastron de cuir. Il tomba à genoux, grimaçant, haletant. S’appuyant sur une épée, il fit un pas chancelant en avant. La deuxième flèche alla se coller à la première ; il retomba à genoux, cracha du sang dans les herbes, avant de s’écrouler sur le dos.

Mais il en restait beaucoup d’autres. Tassé derrière un énorme bouclier, essayant de protéger la moindre parcelle de son corps, le plus proche continuait sa progression. La flèche ricocha sur l’épais bord en bois.

« Ssss », siffla-t-elle, en arrachant une autre flèche du sol. Elle tendit de nouveau sa corde, prenant soin de mieux viser.

« Aïe ! » s’écria-t-il lorsque le projectile se ficha dans sa cheville exposée. Le bouclier tremblota, s’écarta légèrement.

Après avoir décrit une courbe parfaite, la flèche suivante se planta proprement dans son cou, au ras du bouclier. Du sang bouillonna sur son menton, ses yeux s’écarquillèrent, l’homme bascula en arrière. Le bouclier avec la flèche perdue dévala la pente derrière lui.

Ce deuxième lascar avait été trop long à tuer, et coûté bien trop de projectiles. Les autres étaient presque à mi-chemin du sommet. Ils zigzaguaient entre les pierres. Elle récupéra les deux dernières flèches piquées dans la terre et se glissa dans les herbes, vers le haut de la colline. C’était tout ce qu’elle pouvait faire, pour l’instant. Neuf-Doigts devrait surveiller ses arrières tout seul.

 

Aplati contre une pierre dressée, Logen patientait, s’évertuant à respirer discrètement. Il vit Ferro ramper vers le haut : elle s’éloignait de lui.

« Merde ! » grommela-t-il. Débordés par le nombre et dans le pétrin, comme d’habitude. Dès qu’il avait pris le commandement, il savait que cela se produirait. Ça se passait toujours ainsi. Bon… Il s’était toujours tiré d’embarras par le passé, il trouverait bien le moyen d’en réchapper de nouveau. Une chose était sûre, Logen Neuf-Doigts savait se battre.

Il entendit des pas dans les herbes, accompagnés de grognements étouffés. Un homme grimpait péniblement la pente, à gauche de la pierre où il s’était abrité. Logen colla son épée contre son flanc droit, agrippa fermement le métal froid de la poignée et serra les dents. Il aperçut d’abord la pointe de sa lance, puis son bouclier.

Il bondit alors de sa cachette en poussant un cri de guerre et fit tournoyer son épée avec fureur. La lame taillada l’épaule de l’homme, lui cisailla le torse, libérant des flots de sang, le souleva de terre et l’envoya rouler cul par-dessus tête le long de la butte.

« Encore en vie ! » pantela Logen, en se hâtant de remonter. Une lance passa près de lui en sifflant. Elle termina sa course dans l’herbe au moment où il se réfugiait derrière une pierre voisine. Piètre tentative, mais il y en aurait d’autres. S’étant rapproché du bord de la pierre, il épia ses adversaires et surprit plusieurs silhouettes qui progressaient par bonds d’un bloc à l’autre. Il se lécha les lèvres, soupesa l’épée du Créateur. Du sang maculait sa lame sombre, ainsi que l’initiale d’argent près de la poignée. Il lui restait encore beaucoup à faire.

 

L’homme qui escaladait la colline se dirigeait droit vers elle, jetant des coups d’œil par-dessus son bouclier pour arrêter une flèche éventuelle. Impossible de le toucher de l’endroit où elle se trouvait ; il était bien trop vigilant.

Elle se baissa derrière la pierre, se glissa dans la petite tranchée qu’elle avait creusée, puis se mit à ramper. Elle en ressortit à l’autre bout, juste derrière un énorme rocher. Après l’avoir contourné, elle inspecta les environs. Elle distingua son adversaire de profil qui s’approchait en catimini de la pierre qu’elle venait de quitter. Apparemment, Dieu était d’humeur généreuse, ce jour-là.

Envers elle, pas envers cet homme !

Le projectile s’insinua dans son flanc, juste au-dessus de l’aine. Il trébucha, baissa les yeux, hébété. Saisissant sa dernière flèche, Ferro l’arma et tira. Il tentait encore d’arracher la première, lorsque la seconde l’atteignit à la poitrine. En plein cœur, se dit-elle, vu la façon dont il était tombé au sol.

Comme elle avait épuisé son stock, elle jeta son arc et dégaina son épée gurkhienne.

Le temps du corps à corps était venu.

En faisant le tour d’une pierre, Logen se retrouva face à face avec lui, si près qu’il sentait presque son souffle sur sa joue. Un visage jeune. Plutôt agréable, avec une peau lisse, un nez aquilin, de grands yeux bruns écarquillés. Logen lui mit un coup de tête. L’adolescent tituba, permettant ainsi à Logen de tirer le couteau de sa ceinture avec sa main gauche. Lâchant son épée, il empoigna le bouclier du malheureux et le lui arracha. La tête aux yeux bruns finit par se redresser ; un filet de sang s’écoulait du nez cassé. L’adolescent montra les dents et arrondit son bras pour porter un coup d’épée à Logen.

Avec un grognement, ce dernier enfonça son couteau dans le corps du jeune homme – à une, deux, trois reprises. Il assénait ses coups de bas en haut, des coups puissants, rapides, le décollant du sol à chaque fois. Le sang qui s’échappait de ses blessures au ventre englua les mains de Logen. L’adolescent geignit, laissa tomber son épée et se mit à glisser vers la pierre, ses jambes se dérobant sous lui. Logen le regarda agoniser. Devoir choisir entre tuer et être tué ne peut être considéré comme un choix. Il faut parfois savoir se montrer réaliste avec ces choses-là !

Assis dans l’herbe, il se tenait l’estomac. Il leva les yeux vers Logen.

« Quoi ? »

Pas de réponse. Les yeux bruns étaient vitreux.

 

« Allez ! hurla Ferro. Du nerf, sale fils de pute ! » Elle s’accroupit dans l’herbe et se prépara à bondir.

Il ne parlait pas son langage, mais comprit le sens du message. Sa lance dessina un arc, en tournoyant dans les airs. Pas mauvais comme tir ! Elle esquiva ; la lance cliqueta sur les pierres.

Elle éclata de rire. Il se rua sur elle – un gros homme chauve, chargeant tel un taureau. Lorsqu’il fut à quinze pas, elle distingua le grain du manche de sa hache. À douze, elle aperçut les plis de son visage grimaçant, les rides autour de ses yeux et de ses narines. À huit, les éraflures de son plastron en cuir. À cinq, il brandit sa hache. Il couina au moment où le carré d’herbe qui le séparait d’elle s’effondra sous son poids ; son arme lui échappa.

Elle se précipita vers lui, balançant son épée au petit bonheur. Quand la lame mordit avec férocité dans son épaule, il hurla, bredouilla, bégaya, essayant de s’écarter, d’escalader la terre friable du piège qu’elle avait creusé. L’épée trancha net le dessus de son crâne ; pris de tremblements, il émit des gargouillis en glissant au fond du trou. De la tombe. De sa tombe.

Il ne la méritait pas, mais ce n’était pas grave, elle pourrait toujours l’en ressortir plus tard et le laisser pourrir sur la colline.

 

Celui qui s’approchait était un sacré gaillard. Un diable d’homme, grand et gras, d’au moins une demi-tête de plus que Logen. Il portait un énorme gourdin, aussi gros qu’un tronc de jeune bouleau, qu’il manipulait cependant avec habileté, hurlant et rugissant comme un fou, ses petits yeux roulant de fureur dans son visage rond. En voulant l’éviter, Logen trébucha entre les pierres. Pas facile de garder un œil sur le sol derrière lui et l’autre sur cette branche monstrueuse qui fouettait les airs ! Vraiment pas facile ! Il n’allait pas tarder à tomber sur un os.

Logen buta contre un obstacle… La botte de l’adolescent aux yeux bruns qu’il venait de tuer. Ce n’était que justice ! Il se rattrapa juste à temps pour voir le poing du mastodonte arriver sur sa bouche. Il se dandina, étourdi, crachant du sang. Apercevant le gourdin osciller dans sa direction, il sauta alors en arrière. Pas assez loin ! L’extrémité de la lourde massue lui heurta la cuisse brutalement. Le coup faillit le décoller du sol. Logen tituba jusqu’à l’une des pierres, geignant, pissant le sang, grimaçant de douleur. Il s’acharna à dégainer son épée, manqua de peu de se blesser en la sortant, trébucha de nouveau et s’étala sur le dos. Au même moment, la massue fit éclater la roche à côté de lui.

Dans un mugissement féroce, le géant éleva son gourdin au-dessus de sa tête. Un geste sans doute redoutable, mais pas très malin. Logen redressa prestement le torse et l’atteignit au ventre : sa lame sombre s’enfonça en biais, presque jusqu’à la garde, et ressortit dans le dos du colosse. Ce dernier laissa tomber son gourdin bruyamment sur le sol, puis, dans un ultime effort, se pencha en avant, saisit la chemise de Logen à pleine main, l’attira à lui, grognant et montrant ses dents ensanglantées, et dressa son poing démesuré.

Tirant le couteau dissimulé dans sa botte, Logen le poignarda dans le cou. L’homme parut surpris pendant une seconde. Du sang s’écoulait de sa bouche vers son menton. Il relâcha Logen, se mit à tituber, à tourner lentement sur lui-même, percuta l’un des blocs derrière lui et s’effondra face contre terre.

« Mon père avait bien raison : on n’a jamais assez de couteaux sur soi ! »

 

Ferro entendit le claquement de la corde… mais beaucoup trop tard. Elle sentit la flèche se ficher sous son omoplate. Baissant les yeux, elle constata que la pointe avait traversé le devant de sa tunique et que son bras s’engourdissait déjà. Du sang presque marron imprégnait le tissu crasseux. Elle jura entre ses dents et plongea derrière une pierre.

Heureusement qu’il lui restait encore son épée, et un bras valide ! Elle se faufila le long de son abri, s’écorchant le dos sur la surface rugueuse, puis s’immobilisa et tendit l’oreille. Elle perçut dans l’herbe sèche les crissements des pas de l’archer qui la cherchait, suivis du léger bruissement de l’épée qu’il tirait de son fourreau. Elle le vit soudain de dos regarder à droite et à gauche.

Elle sauta sur lui, épée au clair, mais il pivota juste à temps pour la contrer avec la sienne. Tous deux basculèrent sur le sol où ils roulèrent, entremêlant leurs membres avec férocité. Le gaillard se releva tant bien que mal, hurlant, se démenant, une main pressée sur son visage ensanglanté. La flèche qui ressortait de la poitrine de Ferro lui avait crevé l’œil lors de leur violent corps à corps.

Une chance pour elle.

Elle se rua en avant et, de son épée gurkhienne, lui sectionna un pied. Il hurla de plus belle. Déséquilibré, il finit par s’écrouler de côté, sa jambe amputée s’agitant convulsivement. Il commençait tout juste à se redresser, quand la lame courbe lui trancha le cou à moitié. Ferro s’éloigna du cadavre à quatre pattes ; son bras gauche inutile pendait mollement, son poing droit se crispait sur la poignée de l’épée.

Prête à se remettre à l’ouvrage.

 

Finnius sautillait avec souplesse de-ci de-là à la manière d’un danseur, brandissant de sa main gauche un large bouclier carré, de la droite, une courte épée à lame épaisse.

Cheveux au vent, sourire aux lèvres, il faisait tournoyer cette dernière en se déplaçant. Le soleil aqueux se réfléchissait sur son bord tranchant.

L’épée du Créateur oscillant le long de sa jambe, Logen s’efforçait de récupérer son souffle, trop épuisé pour bouger.

« Qu’est-il donc arrivé à votre sorcier ? ricana Finnius. Pas de tour de magie, aujourd’hui ?

— Non.

— Eh bien, vous nous avez donné du fil à retordre, ça je vous l’accorde, mais on a fini par y arriver.

— Où ça ? » Logen regarda brièvement le cadavre de l’adolescent aux yeux bruns, adossé à une pierre près de lui. « Si c’est à ça que vous vouliez arriver, vous auriez pu vous entretuer il y a quelques jours, ça m’aurait évité une corvée. »

Finnius se renfrogna. « Tu vas vite te rendre compte que je ne suis pas fait du même bois que ces imbéciles, l’homme du Nord !

— Nous sommes tous identiques. Je n’ai pas besoin de charcuter un corps supplémentaire pour le savoir. » Logen étira son cou et soupesa l’épée du Créateur. « Mais si tu as envie de me montrer tes entrailles, libre à toi.

— Alors, allons-y ! » Finnius se mit à avancer vers Logen. « Puisque tu es si pressé de rôtir en enfer ! »

Il se déplaça rapidement, l’air menaçant. Le bouclier toujours brandi devant lui, il obligea Logen à reculer vers les pierres, tout en exécutant des moulinets avec son épée. Essoufflé, Logen se laissait guider, cherchant en vain une ouverture.

Le bouclier vint lui frapper la poitrine, lui coupant le souffle, le repoussant encore plus loin. Il essaya d’esquiver, mais vacilla sur sa jambe blessée ; l’épée meurtrière lui entailla l’avant-bras. Bredouillant un juron, il chancela contre un bloc, éclaboussant l’herbe de son sang.

« Une touche pour moi ! » gloussa Finnius qui virevoltait en agitant son épée.

Logen ne le quittait pas des yeux. Il respirait bruyamment. Le bouclier était solide, et ce salaud ricaneur le maniait avec dextérité. Cela lui conférait un certain avantage. En outre, il était rapide. Plus rapide que Logen avec sa jambe abîmée, son bras entaillé et sa tête encore bourdonnante du coup de poing reçu sur la bouche. Où se trouvait le Sanguinaire quand on avait besoin de lui ? Logen cracha par terre. Il allait devoir gagner ce combat tout seul.

Presque plié en deux, haletant bien plus que nécessaire, il recula, cillant, grimaçant, et laissa pendre son bras, comme s’il lui était parfaitement inutile ; du sang dégouttait de ses doigts gourds. Il dépassa les pierres afin de trouver un endroit plus spacieux. Un endroit qui lui permettrait de faire tournoyer son épée. Finnius le suivit, levant son bouclier bien haut. « C’est tout ? railla-t-il en se rapprochant. Déjà fatigué ? Je dois avouer que je suis un peu déçu, j’avais espéré un… »

Logen bondit soudain en rugissant, son épée brandie à deux mains au-dessus de sa tête. Finnius se hâta de reculer, mais un peu tard. La lame grise découpa un angle du bouclier carré, puis alla ricocher sur une pierre avec un formidable cliquetis, projetant une pluie de fragments de roche. Le choc faillit la lui arracher des mains et le déporta sur le côté.

Finnius geignait. Un filet de sang s’écoulait de son épaule. La pointe de l’épée avait traversé le plastron de cuir et pénétré légèrement dans la chair. Pas assez profondément pour le tuer, malheureusement, mais suffisamment pour lui river son clou.

Ce fut au tour de Logen de railler. « C’est tout ? »

Ils réagirent en même temps. Leurs deux lames ferraillèrent. Toutefois, celle de Logen fut la plus forte ; avec un chuintement, l’épée de Finnius lui échappa et disparut vers le bas de la pente. Bouche bée, il porta une main à sa ceinture pour en tirer une dague, mais avant qu’il ait pu l’attraper, Logen s’était jeté sur lui. Grognant, grommelant, il s’attaquait au bouclier avec sauvagerie, lardant le bois de profondes encoches, faisant voler des copeaux, obligeant Finnius à reculer à pas hésitants. Il asséna un coup encore plus violent que les autres : Finnius vacilla sous sa puissance, buta contre une pierre enfouie dans les herbes et s’écroula sur le dos. Grinçant des dents, Logen prit son élan pour abattre violemment sur lui l’épée du Créateur.

Incisant proprement le protège-tibia de Finnius, celle-ci lui sectionna le pied juste au-dessus de la cheville, faisant jaillir des gerbes de sang. Finnius se traîna sur le flanc et parvint tant bien que mal à se relever. Avec un gémissement, il essaya de basculer tout son poids sur sa jambe amputée ; surpris, il ne trouva que son moignon et s’effondra de nouveau sur le dos, grognant et toussant.

« Mon pied ! se plaignit-il.

— Tu ferais mieux de l’oublier », gronda Logen, qui l’écarta de son chemin d’un coup de botte. Et il fonça sur l’homme à terre.

« Attends ! » bredouilla Finnius. Il s’aida de sa jambe indemne pour ramper vers l’une des pierres levées, laissant dans son sillage une trace sanglante.

« Quoi donc ?

— Rien… accorde-moi juste une seconde ! » Prenant appui sur la pierre, il se redressa et se mit à sautiller à cloche-pied, l’air poltron. « Attends ! » hurla-t-il.

Avec des gestes précis, Logen enfila la pointe de son épée sous le bouclier, trancha les lanières qui le retenaient au bras ballant de Finnius et l’envoya sur la pente, où il rebondit sur son angle découpé. Finnius sortit un couteau et, poussant un cri désespéré, se positionna sur sa jambe indemne, prêt à allonger une botte. Logen lui taillada la poitrine. Du sang jaillit, éclaboussant son plastron. Les yeux de Finnius lui sortirent de la tête. De sa bouche grande ouverte seul s’échappa un maigre sifflement. Ses doigts lâchèrent la dague qui se coucha gentiment sur le sol. Finnius s’affaissa peu à peu et finit par tomber face contre terre.

Bel et bien retourné à la boue !

Logen se redressa, prit une profonde inspiration en clignant des paupières. La coupure de son bras commençait à lui cuire, sa jambe à lui élancer. Il respira par saccades. « Encore en vie ! murmura-t-il. Encore en vie ! » Il ferma les yeux quelques instants.

« Merde ! » grommela-t-il. Les autres ! Il entreprit de remonter vers le sommet en boitillant.

 

La flèche dans son épaule l’avait ralentie. Sa chemise était imbibée de sang. Et Ferro avait de plus en plus soif. Elle se sentait de plus en plus roide, somnolente. Surgissant de derrière un bloc, il bondit sur elle sans lui laisser le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

Impossible d’utiliser son épée dans un espace aussi réduit, elle s’en débarrassa. Elle voulut s’emparer de son couteau, mais il lui saisit le poignet. Il était robuste. Il la poussa contre une pierre, lui cogna si fort la tête contre la roche qu’elle en fut à demi assommée. Elle pouvait voir un nerf frétiller sous l’œil de son agresseur, les points noirs sur son nez, les muscles saillants de son cou.

Elle lutta en se tortillant sous cette masse qui l’écrasait. Elle gronda, cracha. Toute Ferro qu’elle fût, elle n’était pas invulnérable. Ses bras tremblèrent, ses coudes fléchirent. La main de l’homme trouva sa gorge et se mit à serrer. Marmonnant entre ses dents, il commença à l’étrangler. Elle ne pouvait plus respirer, ses forces l’abandonnaient…

Alors, entre ses paupières mi-closes, elle aperçut une main se glisser sous le menton de son assaillant. Une grande main pâle, maculée de sang séché, avec quatre doigts. Un grand avant-bras pâle suivit, un deuxième le rejoignit par l’autre côté ; tous deux emprisonnèrent la tête fermement. L’homme se débattit tant et plus, sans succès. Les muscles épais roulaient sous la peau. Les doigts clairs s’enfonçaient dans le visage, entraînant la tête toujours plus en arrière. L’homme libéra Ferro. Elle s’adossa à la pierre, essayant de respirer calmement. Son agresseur s’obstina vainement à griffer les bras blancs. Au moment où sa tête accomplit un tour presque complet, il émit un long soupir.

Crac.

Les bras le relâchèrent. Il s’effondra en tas sur le sol, tête inclinée. Neuf-Doigts se tenait juste derrière. Du sang lui maculait le visage et les mains, imprégnait ses habits déchirés. Son visage livide se contractait nerveusement ; la sueur qui ruisselait sur ses joues laissait de fines traînées dans la crasse.

« Tu te sens bien ?

— Pas mieux que toi, croassa-t-elle. Il en reste ? »

Posant une main près d’elle sur la pierre, il se pencha pour cracher. « Je ne sais pas. Peut-être un ou deux encore. »

Elle lorgna le sommet de la colline. « Là-haut ?

— Sûrement. »

Ferro se baissa, ramassa son épée incurvée et entreprit de gravir la pente en claudiquant, se servant de son arme comme d’une béquille. Elle entendit Logen lui emboiter le pas laborieusement.

 

Depuis quelques minutes, Jezal entendait des cris, des hurlements et des cliquetis. À travers les rafales du vent, ces bruits lui parvenaient indistincts, comme étouffés. Il n’avait aucune idée de ce qui se déroulait au-delà du cercle de pierres du sommet de la colline, et il n’était pas sûr de vouloir le savoir. Il marchait de long en large, serrant et desserrant les poings, tandis que Quai, assis dans le chariot, regardait Bayaz, immobile et d’un calme exaspérant.

Ce fut à ce moment précis qu’il l’aperçut. Une tête d’homme dépassant de la butte, entre deux gigantesques pierres. Puis les épaules, suivies d’un torse. Un autre individu émergea, non loin. Un deuxième homme. Deux tueurs gravissaient la pente dans sa direction !

L’un deux avait des yeux porcins et une forte mâchoire. L’autre, plus mince, était doté d’une tignasse blonde hirsute. Ils progressèrent avec circonspection le long de la montée. Une fois parvenus au centre du cercle, ils examinèrent Jezal, Quai et le chariot, en prenant tout leur temps.

Jezal n’avait jamais encore affronté deux adversaires à la fois. Il ne s’était d’ailleurs jamais battu à mort, non plus. Il essaya de ne pas y penser. Préférant se convaincre qu’il s’agissait d’une simple compétition d’escrime. La routine ! Il déglutit et dégaina ses épées. Le métal émit un son rassurant en glissant hors des fourreaux ; leur poids au creux de ses paumes le réconforta quelque peu. Les deux hommes le dévisagèrent. Jezal soutint leurs regards, en tentant de se rappeler les paroles de Neuf-Doigts.

Tâcher de paraître faible. Ça, au moins, ça ne présentait aucune difficulté. Il ne doutait pas d’avoir l’air terrorisé. Il fit de son mieux pour ne pas tourner les talons et s’enfuir en courant. Il commença à reculer lentement vers le chariot, se léchant les lèvres avec une nervosité qu’il n’avait pas à feindre.

Ne jamais sous-estimer un ennemi. Il étudia ces deux-là de la tête aux pieds. Ils semblaient rudement forts et bien armés. Tous deux portaient une armure en cuir rigide et des boucliers carrés. L’un avait une courte épée, l’autre une hache munie d’une lame impressionnante. Des armes meurtrières… et usées. Ne pas les sous-estimer ne constituait pas un problème. Les deux acolytes se séparèrent et se mirent à tourner en sens contraire pour le prendre à revers ; il les observa faire.

Au moment d’agir, attaquer sans regarder en arrière. Celui de gauche avança vers JezaI le premier. Il le vit grimacer, hésiter, reculer d’un air emprunté pour frapper. Il lui aurait suffi de s’écarter et l’épée de son assaillant n’aurait rencontré que de l’herbe. Mais son instinct l’incita à utiliser lui aussi sa courte épée. Il l’enfonça dans le corps de son ennemi jusqu’à la garde, entre le plastron et le protège-dos, juste sous sa dernière côte. Au moment même où Jezal retirait sa lame, il esquiva la hache de son deuxième adversaire et fouetta l’air de sa rapière à hauteur de son cou. Après un pas chassé tout en souplesse entre les deux hommes, il pivota brusquement et présenta ses deux épées dans l’attente du signal de l’arbitre.

Celui qu’il avait touché en premier fit quelques pas trébuchants, la respiration sifflante, un poing appuyé contre son flanc. L’autre resta debout à vaciller, ses yeux porcins lui sortant de la tête, une main serrée autour de son cou. Du sang commença à s’écouler sur ses doigts de sa gorge tranchée. Tous deux tombèrent presque en même temps, face contre terre, l’un à côté de l’autre.

À la vue du sang sur sa rapière, Jezal se rembrunit. Il regarda les hommes qu’il avait réduits à l’état de cadavres, sourcils froncés. Sans vraiment réfléchir, il venait de tuer deux hommes. Il aurait dû se sentir coupable… il se sentait seulement engourdi. Non ! Il se sentait fier. Émoustillé. Il leva les yeux vers Quai qui le dévisageait avec calme du haut de son chariot.

« J’ai réussi ! » murmura-t-il. L’apprenti approuva lentement de la tête. « J’ai réussi ! » hurla-t-il, en brandissant sa courte épée ensanglantée dans les airs.

Quai se pétrifia soudain ; ses yeux s’agrandirent. « Derrière vous ! » cria-t-il, prêt à sauter de son siège. Jezal se retourna, ses épées levées. Du coin de l’œil, il aperçut quelque chose bouger.

Un formidable crac. Et sa tête lui parut exploser. Il vit des milliers d’étoiles.

Et les ténèbres l’engloutirent.