Pas à pas

West serra les dents en se hissant sur la pente gelée. Ses doigts gourds, crispés, tremblaient à force de s’accrocher aux herbes, aux racines glacées et de chercher des appuis dans la neige. Il avait les lèvres gercées, le bord des narines à vif, son nez coulait constamment. L’air lui brûlait la gorge, mordait ses poumons et ressortait par sa bouche en panaches blancs, accompagnés de chuintements agaçants. Donner son manteau à Ladisla ! n’était-ce pas la pire décision de son existence ? s’interrogeait-il. Il en était convaincu. Sans parler du fait d’avoir sauvé la vie de ce salaud d’égoïste, en premier lieu !

Même lorsqu’il s’entraînait cinq heures par jour pour le Tournoi, jamais il n’avait imaginé qu’on pouvait être aussi las. Comparativement à Séquoia, le maréchal Varuz était un dispensateur de corvées ridiculement amorphe. Tous les matins, West se faisait réveiller en sursaut aux aurores, sans avoir la possibilité de se reposer avant les dernières lueurs du jour. Ces hommes du Nord, sans aucune exception, étaient des machines. Des individus taillés dans le roc, jamais fatigués, ignorant la douleur. Tous les muscles de West se ressentaient de cette cadence infernale. Il était couvert d’écorchures, d’ecchymoses, à la suite de ses innombrables chutes ou escalades à quatre pattes. Dans ses bottes trempées, les ampoules abondaient sur ses pieds écorchés. Ses pulsations familières ne quittaient plus sa tête ; elles se calaient sur le rythme des battements de son cœur laborieux, se mélangeaient désagréablement aux picotements de l’entaille sur son crâne.

Le froid, la douleur, l’épuisement auraient été supportables, n’eût été ce sentiment accablant de honte, de culpabilité et d’échec qui s’abattait sur lui à chacun de ses pas. On lui avait ordonné de rester avec Ladisla pour le préserver d’éventuels ennuis. Cela s’était soldé par un désastre dont l’ampleur était presque incompréhensible : le massacre d’une division tout entière. À cause de lui, combien d’enfants se retrouvaient sans père ? De femmes sans mari ? De parents sans enfants ? Si seulement j’avais agi différemment ! se répéta-t-il pour la millième fois, en serrant ses poings ankylosés. S’il avait pu convaincre le prince de ne pas traverser la rivière, ces hommes ne seraient peut-être pas morts ! Il y en avait eu tellement !

Il ne savait s’il devait les plaindre ou les envier.

Un pas à la fois ! se dit-il en gravissant la pente. C’était le seul moyen d’y parvenir. En serrant les dents suffisamment fort et en marchant avec ténacité, on arrivait à tout. Un pas à la fois !… même si on souffrait, si on était las, frigorifié et qu’on se sentait coupable. Que pouvait-on faire d’autre ?

À peine eurent-ils atteint le sommet de la butte que le prince Ladisla s’affala contre le tronc d’un arbre, comme il le faisait au moins une fois par heure. « Colonel West, je vous en prie ! » Il haletait ; son souffle blanc enveloppait son visage rond. Deux traînées de morve scintillaient au-dessus de sa lèvre supérieure, comme chez les gamins. « Je suis incapable d’aller plus loin ! Dites-leur… dites-leur de faire une halte, par pitié ! »

West jura tout bas. Les hommes du Nord étaient déjà assez énervés sans cela – et ils faisaient de moins en moins d’efforts pour le cacher. Mais, bon gré mal gré, Ladisla était encore son commandant ; sans compter qu’il était aussi l’héritier du trône. West pouvait donc difficilement lui ordonner de se remettre debout. « Séquoia ! » appela-t-il d’une voix stridente.

Le vieux guerrier le lorgna par-dessus son épaule d’un air renfrogné. « Vous feriez mieux de ne pas me demander d’arrêter, mon gars.

— Il le faut.

— Par les morts ! Encore ? Vous les Méridionaux, vous n’êtes que des chiffes molles ! Pas étonnant que Bethod vous ait mis une telle pâtée ! Si vous n’apprenez pas à suivre la cadence, mes gaillards, il va encore vous donner une bonne correction, je vous le garantis !

— S’il vous plaît ! Rien qu’un instant. »

Séquoia jeta un regard noir au prince effondré, puis, dégoûté, il secoua la tête. « Bon, d’accord. Vous avez le droit de vous asseoir une minute, si ça peut vous faire avancer plus vite après, mais que ça ne devienne pas une habitude, compris ? Nous n’avons pas fait la moitié du chemin prévu aujourd’hui pour garder notre avance sur Bethod. » Et il s’éloigna en hurlant quelque chose à Renifleur.

West se laissa tomber sur le derrière, agita ses orteils tétanisés, mit ses mains en coupe et souffla dessus. Il avait envie de s’étaler, à l’instar de Ladisla, mais savait par expérience que s’il arrêtait de bouger, se relever lui serait encore plus pénible. Debout, un peu en surplomb, Pike et sa fille ne paraissaient même pas essoufflés. Preuve évidente, s’il en fallait, que travailler le métal dans une colonie pénitentiaire préparait mieux à la traversée d’un pays rude qu’une vie de repos continu.

Ladisla dut deviner ses pensées. « Vous n’imaginez pas à quel point tout ceci est atroce pour moi ! lâcha-t-il.

— Non, c’est sûr ! » rétorqua sèchement West, dont la patience était usée jusqu’à la corde. « En plus, vous avez le poids de mon manteau à porter ! »

Le prince cilla, puis baissa les yeux vers le sol, en contractant ses muscles maxillaires. « Vous avez raison. Excusez-moi. Je me rends bien compte que je vous dois la vie. Je ne suis pas habitué à ce genre de choses, voyez-vous. Pas habitué du tout. » Il joua avec les revers défraîchis et repoussants de saleté du manteau et laissa échapper un gloussement contrit. « Ma mère m’a toujours dit qu’un homme devait être présentable, quelles que soient les circonstances. Je me demande comment elle réagirait en voyant cela. » West remarqua qu’il ne lui proposait pas pour autant de le lui rendre.

Ladisla rentra le cou dans les épaules. « Je suppose que je dois endosser la responsabilité de cette malheureuse affaire, du moins en partie. » En partie ? West aurait aimé lui faire tâter de sa botte, du moins en partie – et de préférence l’extrémité ! « J’aurais dû vous écouter, colonel. Je l’ai su dès le départ. La prudence est la meilleure politique, en temps de guerre, n’est-ce pas ? Telle était ma devise. Comment ai-je pu me laisser entraîner dans cette aventure hasardeuse par ce jeune fou de Smund ? Ce garçon a toujours été un crétin !

— Lord Smund y a laissé sa vie, murmura West.

— Dommage qu’il ne se soit pas sacrifié la veille, cela nous aurait évité cette situation embarrassante ! » Les lèvres du prince tremblotèrent. « Que pensez-vous qu’ils en diront chez nous, West ? Que pensez-vous qu’ils disent de moi, en ce moment même ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, Votre Grandeur. » Cela pouvait difficilement être pire que ce qui se disait déjà. West s’efforça de maîtriser sa colère et de se mettre à la place de Ladisla. Le prince n’était absolument pas préparé à la rude épreuve de cette marche forcée ; il manquait totalement de ressources, ce qui le rendait dépendant des autres. Cet homme, qui n’avait jamais eu à prendre de décision plus importante que celle du choix d’un chapeau, se retrouvait avec la mort de milliers de soldats sur la conscience. Pas étonnant qu’il ne sache plus comment se comporter !

« Si seulement ils n’avaient pas fui ! » Ladisla serra le poing et frappa le tronc avec irritation. « Pourquoi ne sont-ils pas restés pour se battre, ces bâtards de pleutres ? Pourquoi ne se sont-ils pas battus ? »

West ferma les yeux. Il fit de son mieux pour ignorer le froid, la faim, la douleur, et surtout pour étouffer la fureur qui bouillonnait dans sa poitrine. Cela se passait toujours ainsi. Au moment où Ladisla réussissait à éveiller un peu de sympathie, il débitait quelque remarque scabreuse qui faisait ressurgir l’aversion que West éprouvait envers lui. « Je ne saurais le dire, Votre Grandeur, parvint-il à articuler entre ses dents.

— Bon, grommela Séquoia, c’est reparti ! Allez, debout, et cette fois, pas d’excuses !

— Il ne faut pas déjà se relever, n’est-ce pas, colonel ?

— Je crains que si. »

Le prince soupira et se remit debout en chancelant. « J’ignore comment ils font pour tenir ce rythme, West.

— Un pas à la fois, Votre Grandeur.

— Bien sûr », murmura le prince, qui commença à se traîner entre les arbres, derrière les deux prisonniers. « Un pas à la fois. »

West fit jouer ses chevilles rouillées pendant quelques instants, puis se pencha en avant pour le suivre. Une ombre se profila sur lui. Levant les yeux, il aperçut Dow le Sombre qui lui barrait le chemin d’une épaule ; son visage grimaçait tout près du sien. Il indiqua d’un signe de tête le prince qui s’éloignait lentement. « Vous voulez que j’le tue ? » gronda-t-il dans sa langue.

« Si vous touchez à l’un d’entre eux ! » West avait craché ces mots avant de savoir comment finir sa phrase. « Je…

— Oui ?

— Je vous tuerai. » Que pouvait-il dire d’autre ? Il eut l’impression d’être un gamin proférant des menaces ridicules dans une cour d’école. Une cour d’école extrêmement froide et dangereuse… et à un garçon de deux fois sa taille.

Dow se contenta de ricaner. « Sacré caractère qu’vous avez là, pour un type aussi maigre ! On parle beaucoup d’mort tout à coup. Z’êtes sûr d’avoir assez de cran pour ça ? »

West essaya de se grandir de son mieux, ce qui n’était guère facile sur une pente, avec un dos courbé par la fatigue. Pour calmer le jeu en cas de situation critique, il ne faut pas montrer sa peur, quel que soit son sentiment. « Pourquoi ne pas me prendre au mot ? » Sa voix résonna de façon pitoyable, même à son oreille.

« Pourquoi pas.

— Alors, n’oubliez pas de me donner l’heure du rendez-vous. Je n’aimerais pas être en retard.

— Oh ! pour ça, vous inquiétez pas ! lui chuchota Dow qui tourna la tête pour cracher par terre. Vous l’ saurez quand vous vous réveillerez avec la gorge tranchée. » Et il se mit à gravir la pente boueuse avec nonchalance, pour bien montrer qu’il n’était pas effrayé. West aurait voulu pouvoir en dire autant. Quand il s’engagea à son tour entre les arbres, son cœur cognait fort dans sa poitrine. Il dépassa péniblement Ladisla en faisant un détour pour l’éviter, puis rattrapa Cathil et resta à sa hauteur.

« Ça va ? demanda-t-il.

— J’ai connu pire. » Elle le détailla de la tête aux pieds. « Et vous ? »

West prit soudain conscience du pauvre spectacle qu’il devait offrir. Un vieux sac recouvrait son uniforme crasseux ; il y avait découpé des trous pour les bras et le maintenait en place grâce à son ceinturon, dans lequel il avait enfilé sa lourde épée qui battait contre sa jambe. Un début de barbe irritante lui mangeait la mâchoire, dont il n’arrivait pas à maîtriser les claquements. Son visage était sûrement d’un gris cadavérique, avec des joues rouges de colère. Il glissa ses mains sous ses aisselles et lui adressa un sourire confus. « J’ai froid.

— Ça se voit. Vous auriez dû garder votre manteau. »

Il ne put qu’acquiescer de la tête. Entre les branches des pins, il observa Dow marchant un peu plus loin et s’éclaircit la gorge. « Aucun d’eux ne… ne vous a ennuyée, j’espère ?

— Ennuyée ?

— Eh bien, vous savez… expliqua-t-il maladroitement. Une femme au milieu de tous ces hommes, ils n’en ont pas tellement l’habitude. J’ai vu comment Dow vous dévisageait. Je…

— C’est très noble de votre part, colonel, mais à votre place, je ne me soucierais pas d’eux. Je doute qu’ils fassent autre chose que regarder ; j’ai déjà eu affaire à pire que ça.

— À pire que lui ?

— Dans mon premier camp, le commandant me trouvait à son goût. Je suppose que ma peau avait encore cet éclat que confère la liberté. Il m’a affamée pour obtenir ce qu’il voulait. Cinq jours sans nourriture ! »

West tressaillit. « Ça a suffi à le faire renoncer ?

— Ils ne renoncent jamais. Cinq jours, c’est tout ce que j’ai supporté. On doit faire ce qu’on nous oblige à faire.

— Vous voulez dire…

— Ce qu’on nous oblige à faire. » Elle haussa les épaules. « Je n’en suis pas fière, mais je n’en ai pas honte non plus. Fierté, honte, ce n’est pas ce qui vous nourrit. La seule chose que je regrette, ce sont ces cinq jours de privation, cinq jours pendant lesquels j’aurais pu manger à ma faim. On doit faire ce qu’on nous oblige à faire. Peu importe qui on est. Quand on commence à mourir de faim… » Elle haussa de nouveau les épaules.

« Qu’en a-t-il été de votre père ?

— Pike ? » Elle leva les yeux vers le visage défiguré du prisonnier, qui marchait devant eux. « C’est un homme bon, mais nous ne sommes pas parents. Je ne sais absolument pas ce qu’il est advenu de ma vraie famille. Elle est probablement dispersée dans le pays des Angles, enfin… si mes parents sont encore en vie.

— Ainsi, il n’est pas…

— Parfois, quand vous laissez croire à un lien de parenté, les gens se comportent différemment. Nous nous sommes aidés mutuellement. Si Pike n’avait pas été là, j’imagine que je serais encore en train de marteler du métal dans ce camp.

— Au lieu de quoi, vous jouissez de cette merveilleuse promenade.

— Hum ! Il faut se contenter de ce qu’on nous donne. » Baissant la tête, elle pressa le pas entre les arbres.

West la regarda s’éloigner. Elle a du cran ! auraient dit les hommes du Nord. Ladisla aurait pu en prendre de la graine et s’inspirer de son attitude courageuse. West se tourna à moitié vers le prince qui posait délicatement les pieds dans la boue, le front plissé de contrariété. Il soupira, exhalant une bouffée blanche devant lui. Il était bien trop tard pour que Ladisla apprenne quoi que ce soit.

 

Leur misérable repas s’était composé d’un quignon de pain dur et d’un bol de ragoût froid. Malgré les supplications de Ladisla, Séquoia leur avait interdit d’allumer un feu. Trop de risques de se faire repérer. Ils s’étaient donc assis un peu à l’écart des hommes du Nord, pour parler à voix basse dans la pénombre envahissante. Parler faisait du bien, ne serait-ce que pour détourner ses pensées du froid, des douleurs et de l’inconfort. Ne serait-ce que pour empêcher ses dents de claquer.

« Vous avez bien dit que vous vous étiez battu dans le Kanta, Pike ? Pendant la guerre ?

— Oui. J’étais sergent. » Pike hocha doucement la tête ; ses yeux luisaient dans le fouillis rose de son visage. « Difficile de croire que nous avions toujours trop chaud là-bas, hein ? »

West laissa échapper un gargouillis sans joie – ce qui se rapprochait le plus du rire chez lui, en cette période. « Dans quelle unité ?

— Je faisais partie du premier régiment de cavalerie de la Garde royale, sous les ordres du colonel Glotka.

— Mais, c’était mon régiment !

— Je sais.

— Je ne me souviens pas de vous. »

La peau brûlée de Pike se rida en une grimace que West interpréta comme un sourire. « Je n’avais pas cette tête-là, à l’époque ! Moi, je me souviens de vous. Le lieutenant West. Les gars vous aimaient bien. Le type à aller voir pour exposer son problème. »

West déglutit. Il ne résolvait plus vraiment les problèmes, désormais. Il avait même plutôt tendance à les provoquer. « Alors comment avez-vous pu atterrir dans ce camp ? »

Pike et Cathil échangèrent un regard. « En général, on ne se pose pas ce genre de question entre prisonniers.

— Oh ! » West baissa les yeux en se pétrissant les mains. « Je suis désolé. Je ne voulais pas vous offenser.

— Il n’y a pas de mal. » Pike renifla et caressa l’arête de son nez aplati. « J’ai commis des erreurs. Restons-en là. Vous avez une famille qui vous attend ? »

West fit la moue et croisa les bras sur sa poitrine. « J’ai une sœur à Adua. Elle est d’une nature… compliquée. Et vous ?

— J’avais une femme. Quand j’ai été envoyé ici, elle a choisi de rester chez nous. Je lui en ai longtemps voulu, mais vous savez quoi ? Je ne suis pas certain que je n’aurais pas fait la même chose à sa place. »

Ladisla sortit du bois, en s’essuyant les mains sur les pans du manteau de West. « Ça va mieux ! Ce doit être la maudite viande de ce matin. » Il s’assit entre West et Cathil, qui plissa le nez, comme si quelqu’un venait de déverser une pelletée de merde à côté d’elle. On ne pouvait pas dire que ces deux-là s’appréciaient. « De quoi parliez-vous ? »

West hésita. « Pike nous parlait de sa femme…

— Oh ! Vous savez tous, bien sûr, que je suis fiancé à la princesse Terez, la fille du grand-duc Orso de Talins ! C’est une célèbre beauté… » La voix de Ladisla se perdit. Il regarda soudain les arbres en fronçant les sourcils, comme s’il se rendait compte vaguement de la singularité de ses propos dans cette région sauvage du pays des Angles. « Bien que je commence à la soupçonner de ne pas être enchantée de cet arrangement.

— On se demande bien pourquoi ! » murmura Cathil. C’était au moins son dixième quolibet de la soirée.

« Je suis l’héritier du trône ! rétorqua vertement Ladisla. Et, un jour, je serai votre roi ! Cela ne ferait de mal à personne, si vous faisiez preuve d’un peu de respect envers moi ! »

Elle lui éclata de rire au nez. « Je n’ai pas de pays, ni de roi, et encore moins de respect pour vous ! »

Ladisla s’étrangla d’indignation. « Je ne permettrai pas qu’on me parle de cette… »

Dow le Sombre apparut tout à coup derrière eux, tel un fantôme. « Faites-lui fermer sa grande gueule ! » gronda-t-il dans sa langue, en brandissant un doigt menaçant devant lui. « Bethod a p’t-être des oreilles qui écoutent quelque part ! Dites-lui de t’nir sa langue, sinon j’la lui coupe ! » Et il fut de nouveau avalé par les ténèbres.

« Il aimerait que nous soyons plus silencieux, Votre Grandeur », traduisit West en un chuchotement.

Le prince déglutit. « C’est ce que j’ai cru comprendre. » Cathil et lui courbèrent les épaules, en se fusillant du regard.

 

Couché sur le dos à même le sol, la toile crissant au-dessus de son visage, West contemplait la neige qui tombait silencieusement derrière la pointe noire de ses bottes. D’un côté, Cathil se pressait contre lui, de l’autre, Renifleur. Le reste de la bande s’agglutinait autour d’eux, tous enfouis sous une vaste couverture nauséabonde. Tous, sauf Dow, resté dehors pour assurer son tour de garde. Un tel froid rapprochait singulièrement les êtres.

Un formidable ronflement s’élevait à l’extrémité du groupe. Probablement Séquoia, ou Tul. Renifleur, lui, avait tendance à s’agiter pendant son sommeil, se tortillant, s’étirant, baragouinant des paroles incompréhensibles. Sur la droite, Ladisla respirait en ronronnant, symptôme d’une certaine fragilité des bronches. En général, tous s’endormaient, plus ou moins, dès qu’ils posaient leur tête par terre.

Mais West ne trouvait pas le sommeil. Trop occupé à ressasser les privations, les défaites, et les terribles dangers qu’ils encouraient.

Ils n’étaient pas les seuls concernés, d’ailleurs ! Le maréchal Burr devait sûrement se trouver non loin de là, dans les forêts du pays des Angles, en train de se diriger rapidement vers le Sud pour leur apporter son soutien, sans savoir qu’il se précipitait dans un piège. Sans savoir que Bethod l’attendait.

La situation était désastreuse, certes ; pourtant, bien que cela dépassât son entendement, West avait le cœur léger. En fait, ici, les choses étaient simples. Au quotidien, on ne participait à aucune bataille, on n’avait aucun préjudice à surmonter, ni rien à prévoir au-delà de l’heure suivante. Il se sentait libre, pour la première fois depuis des mois.

Il grimaça, étira ses jambes douloureuses. Cathil changea de position dans son sommeil et se tourna vers lui ; sa tête retomba contre son épaule, sa joue se colla sur son uniforme répugnant. Son souffle léger lui caressa la joue, la chaleur de son corps se diffusa à travers ses vêtements. Une chaleur agréable. Son effet était un peu gâché, toutefois, par une odeur de sueur et d’humus et les gémissements divers que, de l’autre côté, Renifleur murmurait à son oreille. West ferma les yeux, un petit sourire aux lèvres. Peut-être les choses s’arrangeraient-elles ! Peut-être avait-il encore une chance d’être un héros ! Il lui suffisait de ramener Ladisla sain et sauf au maréchal Burr.