Incompréhension reciproque
Ferro remontait à grand peine le courant, claquant des dents, enfoncée dans l’eau impétueuse jusqu’à la taille. Neuf-Doigts pantelait en barbotant dans son sillage. À travers une arche lointaine, elle distinguait une faible lumière qui faisait miroiter la rivière. L’ouverture était bloquée par une grille de fer. Arrivée sur place, elle constata que les maigres barreaux rouillés se désagrégeaient ; juste derrière, le cours d’eau courait à sa rencontre entre des berges de boue et de pierres. Au-dessus, dans le ciel nocturne, scintillaient quelques étoiles.
Liberté.
Ferro commença à s’attaquer au métal froid avec ses doigts ankylosés, maladroits, soufflant très fort entre ses dents. Neuf-Doigts la rejoignit enfin et appliqua ses mains près des siennes – quatre mains alignées, deux pâles et deux foncées, accrochées aux barreaux pour tirer dessus. Dans cet espace réduit, leurs corps se touchaient ; elle l’entendait ahaner et percevait sa propre respiration saccadée. Elle sentit le métal se tordre en grinçant faiblement.
Les barreaux s’écartèrent suffisamment pour qu’elle puisse s’y faufiler.
Elle fit d’abord passer son arc, son carquois et son épée, les maintenant d’une main en hauteur. Après avoir introduit sa tête entre deux barreaux, elle se tourna de profil, rentra le ventre, retint son souffle, puis se contorsionna pour glisser peu à peu ses épaules, sa poitrine et ses hanches dans l’interstice ; le métal lui écorcha la peau à travers ses vêtements.
Une fois de l’autre côté, elle jeta ses armes sur la berge et cala ses épaules contre la paroi de l’arche, puis, plantant ses pieds bottés sur le barreau voisin, elle mobilisa toutes ses forces pour tirer ; en face d’elle, Neuf-Doigts s’évertua à faire la même chose. Le barreau céda brusquement ; il se cassa en deux avec un claquement, projetant des écailles de rouille dans la rivière. Déséquilibrée, Ferro bascula en arrière dans l’eau glacée.
Le visage tordu par l’effort, Neuf-Doigts entreprit de se hisser à travers le passage. Ferro refit surface en grelottant et parvint à le saisir sous les bras pour le dégager, tandis qu’il s’agrippait à son dos. Elle lutta, s’obstina en grognant, mais finit par obtenir gain de cause. Et tous deux s’affalèrent sur la rive, où ils restèrent allongés côte à côte. Le souffle court, Ferro écoutait Neuf-Doigts respirer aussi fort qu’elle. Puis elle inspecta les murs croulants de la ville en ruine, dressés à la verticale au-dessus d’elle dans le crépuscule gris. Elle n’avait pas pensé pouvoir sortir vivante de cet endroit.
Ils n’étaient toutefois pas encore tirés d’affaire.
Elle roula sur elle-même et se redressa. Dans ses vêtements complètement trempés, elle essayait désespérément de maîtriser ses frissons, en se demandant si elle avait jamais eu aussi froid de sa vie.
« Ça suffît ! entendit-elle Neuf-Doigts bougonner. Par les morts, ça suffit comme ça ! Je suis crevé. Je refuse de faire un pas de plus. »
Ferro secoua la tête. « Nous devrions faire un bout de chemin tant qu’il reste un peu de lumière. » Elle ramassa ses armes posées dans la boue.
« T’appelles ça de la lumière ? Tu ne serais pas un peu givrée ?
- Tu le sais bien ! Allons-y, Blafard ! » Elle lui appuya sa botte mouillée sur les côtes pour le secouer.
« Tout doux, bon sang ! Je viens ! » Il se releva bon gré mal gré en chancelant, pendant qu’elle commençait à grimper le long de la berge, en s’éloignant des murs.
« Qu’est-ce que j’ai fait ? »
Elle pivota aussitôt et regarda Logen debout dans la pénombre, les cheveux collés à son visage.
« Qu’est-ce que j’ai fait, là-bas ?
- Tu nous as permis de passer.
- Je voulais dire…
- Tu nous as permis de passer. Un point, c’est tout. » Elle peinait pour escalader la pente ; au bout de quelques instants, elle entendit Neuf-Doigts l’imiter.
Il faisait si noir et Logen était si fatigué qu’il ne vit la ruine qu’une fois parvenu devant. Il se dit qu’il devait s’agir d’un ancien moulin construit en bordure de la rivière. Sa roue avait sans doute disparu depuis des siècles.
« Nous ferons halte ici », décréta Ferro en se baissant pour franchir le seuil. Bien trop épuisé pour faire autre chose qu’acquiescer, Logen la suivit. La lune, qui éclairait faiblement l’intérieur de cette coquille vide, surlignait les contours des pierres, les cadres des vieilles fenêtres et le sol recouvert d’une couche de terre compactée. Il tituba vers le mur le plus proche, s’y affala et se laissa glisser lentement jusqu’à sentir le sol sous ses fesses.
Encore vivant, se dit-il en son for intérieur, avec un petit sourire. Une centaine de coupures, meurtrissures et écorchures se rappelèrent à son bon souvenir. Mais il était encore vivant. Assis immobile, mouillé, courbaturé, exténué, il ferma les yeux pour savourer le fait de ne plus avoir à bouger.
Et se rembrunit soudain. À travers le clapotis de l’eau, il percevait un bruit insolite dans les ténèbres. Un bruit mat semblable à des coups frappés discrètement. Il mit un moment à comprendre son origine. Les dents de Ferro ! Il retira son manteau, en faisant la grimace au moment où la manche râpa son coude à vif, et le lui tendit dans le noir.
« Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Un manteau.
- Ça, je le vois ! Pour quoi faire ? »
Bordel, ce qu’elle pouvait être butée ! Logen faillit éclater de rire.
« Je n’ai peut-être pas d’aussi bons yeux que toi, mais j’arrive quand même à entendre tes dents claquer. » Il lui proposa de nouveau son manteau. « J’aurais aimé pouvoir faire plus, mais c’est tout ce que je possède. Tu en as plus besoin que moi… alors, le voilà ! Y a pas de honte à ça. Prends-le ! »
Un silence. Il sentit qu’elle le lui retirait des mains et s’en enveloppait. « Merci », grommela-t-elle.
Il arqua les sourcils, se demandant s’il avait bien entendu. Apparemment, il y avait un début à tout ! « De rien. Pareillement.
- Hein ?
- Pour ton aide. Sous la ville, et au milieu des pierres sur la colline, et aussi sur les toits, et pour tout le reste. » Il demeura pensif un instant. « Ça fait beaucoup. Sûrement plus que je ne le mérite, mais bon, je suis encore entier, et reconnaissant. » Il attendit qu’elle dise quelque chose, mais rien ne vint. Hormis le clapotis de la rivière qui s’écoulait sous les murs, le sifflement du vent à travers les fenêtres aux vitres brisées et le ronronnement de ses bronches encombrées. « T’es une fille bien, dit-il. Voilà ce que je voulais dire. Même si tu essaies de faire croire le contraire, t’es une fille bien. »
Son silence se prolongea. Il voyait sa silhouette se découper dans le clair de lune ; elle était assise près du mur, ses épaules drapées du manteau, ses cheveux mouillés hérissés sur son crâne, avec peut-être un vague éclat dans ses yeux jaunes fixés sur lui. Il jura dans sa barbe. Il n’était pas doué pour les discours, ne l’avait jamais été. De toute façon, tout ce qu’il lui avait dit ne signifiait certainement rien pour elle. Il avait quand même essayé, c’était déjà ça.
« Tu veux baiser ? »
Il releva la tête d’un seul coup, mâchoire pendante, pas vraiment sûr d’avoir bien compris. « Comment ?
— Ben quoi, Blafard, t’es devenu sourd ?
— Je suis devenu quoi ?
— D’accord ! Oublie ce que j’ai dit ! » Elle lui tourna le dos et resserra rageusement le manteau sur ses épaules voûtées.
« Attends un peu ! » Il commençait à comprendre. « Je veux dire… euh… je ne m’attendais pas à ce que tu me demandes ça, voilà tout. Je ne dis pas non… enfin… puisque tu le proposes… » La bouche sèche, il tenta de déglutir. « Tu me l’as bien proposé ? »
Elle lui fit face de nouveau. « Tu ne dis pas non ou tu dis oui ?
— Eh bien… euh… » Il gonfla ses joues dans le noir, cherchant à faire fonctionner ses méninges. Il ne pensait pas qu’un jour on lui reposerait la question, surtout pas elle. Maintenant qu’elle l’avait fait, il avait peur de répondre. Il ne pouvait nier que cette perspective l’intimidait, mais mieux valait s’exécuter que de vivre dans la crainte. Oui, c’était bien mieux. « Oui, je crois. Enfin… bien sûr, j’en suis sûr. Pourquoi ne le voudrais-je pas ? C’est oui.
— Hum ! » Il aperçut son visage de profil ; elle regardait le sol d’un air assombri, serrant les lèvres, comme si elle avait espéré une réponse différente et ne savait que faire de celle qu’il lui avait fournie. Lui non plus, d’ailleurs, en fin de compte. « Comment veux-tu qu’on procède ? » À la vérité, elle lui donna l’impression de parler d’une tâche ardue à accomplir, un arbre à abattre ou une tranchée à creuser, par exemple.
« Euh… bon, il faudrait que tu te rapproches un peu, du moins je pense. Enfin… euh… j’espère que tu n’es pas trop déçue que ma queue n’arrive pas d’ici jusqu’à toi ! » Il sourit à moitié, puis jura de nouveau tout bas, en voyant que cela ne la déridait pas. Il savait qu’elle n’appréciait pas beaucoup les plaisanteries.
« D’accord. » Elle le rejoignit si rapidement, avec une expression si sévère, qu’il recula légèrement. Ferro se troubla.
« Excuse-moi, dit-il. Ça fait longtemps que ça ne m’est pas arrivé.
— Mmm. » Elle s’accroupit à ses côtés, tendit un bras et s’interrompit, comme si elle se demandait quoi en faire. « À moi non plus. » Il sentit ses doigts sur le dos de sa main – délicats, prudents. Leur caresse était si discrète qu’elle le chatouillait presque. Son pouce vint frotter le moignon de son majeur ; il la regarda faire… Vagues silhouettes grises se mouvant dans la pénombre, on aurait pu croire en observant ce couple singulier que ces deux-là n’avaient jamais touché quelqu’un d’autre de toute leur vie. Avoir une femme si près éveilla en lui une sensation étrange et fit ressurgir toutes sortes de souvenirs.
Logen leva une main avec une certaine retenue et, comme s’il s’apprêtait à la poser sur un brasier, lui toucha le visage. Il ne se brûla pas. Sa peau était aussi douce et fraîche que celle de n’importe qui. Il fit glisser la main dans ses cheveux ; ceux-ci lui picotèrent la peau entre les doigts. Du bout du pouce il suivit la cicatrice de son front le long de sa joue jusqu’au coin de sa bouche, puis joua avec ses lèvres. Sa peau rêche râpait celle de Ferro.
Elle arborait une expression insolite, qu’il devinait même dans le noir. Une expression inhabituelle chez elle, mais sur laquelle il ne pouvait se tromper. Les muscles se contractaient sous ses doigts, le clair de lune éclairait les tendons saillants de son cou décharné. Elle mourait de peur. Elle était capable de rire en rouant un homme de coups, de garder le sourire à la vue de blessures ou en recevant des raclées, de supporter une flèche dans ses chairs comme si de rien n’était, mais, apparemment, une simple caresse suffisait à la terroriser. Logen aurait pu trouver cela bizarre s’il n’avait pas été dans le même état. À la fois, effrayé et excité.
Ils commencèrent à se retirer mutuellement leurs vêtements, comme si quelqu’un avait donné le signal de la charge et que tous deux avaient hâte de se débarrasser de cette corvée. Il se battit avec les boutons de la chemise fine, les mains tremblantes, se mordillant la lèvre, aussi maladroit que s’il portait des gants. Elle avait déjà réussi à déboutonner la sienne.
« Merde ! » jura-t-il. D’une chiquenaude, elle lui écarta les mains, défit elle-même ses boutons et ôta sa chemise. Il ne distinguait pas grand-chose dans l’obscurité, à part ses yeux brillants, les sombres contours de ses épaules osseuses et de sa taille mince, quelques taches de lumière entre ses côtes, un creux sous un sein et, peut-être, un cercle de peau fripée autour d’un mamelon.
Il sentit qu’elle détachait son ceinturon, puis ses doigts se faufilèrent dans son pantalon, et…
« Oh ! Merde ! Doucement !
— Hum… là, c’est mieux ?
— Ah ! » Il s’acharna sur sa ceinture à elle, parvint à l’ouvrir et à glisser une main. Sans doute pas très délicat ! mais Logen n’avait pas la réputation de l’être. Du bout des doigts il réussit à atteindre ses poils, avant de se retrouver coincé au niveau du poignet. Il eut beau forcer, il ne pouvait pas descendre plus bas.
« Merde ! » grommela-t-il, tandis que Ferro inspirait entre ses dents, puis se décalait pour saisir son pantalon de sa main libre et le baisser sous ses fesses. Il fit remonter sa main sur sa cuisse dénudée. Une chance qu’il lui restât un majeur, ça pouvait toujours servir…
Ils demeurèrent ainsi un moment, agenouillés dans la poussière. Rien ne bougeait à part leurs deux mains qui s’activaient d’avant en arrière, de haut en bas, à l’intérieur, à l’extérieur, doucement, gentiment, au début, puis accélérant le mouvement dans un silence ponctué de la respiration sifflante de Ferro, du souffle rauque de Logen, des légers bruits de succion et des gargouillis de leurs peaux moites.
Elle se redressa légèrement contre lui, se tortilla pour se dégager de son pantalon, puis repoussa Logen vers le mur. Il éclaircit sa gorge brusquement enrouée. « Est-ce que je devrais…
— Ssss ! » Elle se releva et, gardant un genou à terre pour s’accroupir au-dessus de lui, jambes écartées, cracha dans sa paume avant de s’emparer de nouveau de son sexe. Elle marmonna quelque chose, bascula son poids sur le côté et vint s’empaler sur lui en douceur, en émettant un faible grognement.
Il tendit les bras pour l’attirer encore plus près. Une main pétrit l’arrière de sa cuisse, dont les muscles se contractaient et tressaillaient à chacune de ses ondulations ; l’autre, prisonnière de sa tignasse graisseuse, obligea sa tête à s’approcher de son visage. Son pantalon étant emmêlé autour de ses chevilles, il tenta de s’en débarrasser en agitant les jambes ; le seul résultat fut qu’il se tirebouchonna davantage. Mais Logen aurait préféré se pendre plutôt que de demander une pause à Ferro, afin de le retirer.
Elle ronronna à son oreille, bouche ouverte. Ses lèvres humides lui chauffaient la joue, son souffle aigre paraissait brûlant dans sa bouche, sa peau se frottait à lui, s’y collait pour s’en détacher aussitôt.
Il lui répondit en grognant, tandis qu’elle balançait sans discontinuer ses hanches d’avant en arrière, d’arrière en avant.
Elle lui plaqua une main sur la mâchoire, introduisant le pouce dans sa bouche. De l’autre, glissée entre ses cuisses, elle ne cessait
de s’affairer ; ses doigts humides s’enroulaient autour de ses bourses, lui procurant un mélange indicible de plaisir et de douleur.
« Ah !
— Rrr.
— Ah !
— Rrr.
— Ahhh !
— Quoi ?
— Euh…
— Tu plaisantes ?
— Eh bien…
— Je commençais juste à y prendre goût !
— Je t’ai dit que ça faisait longtemps que…
— Ça doit faire des années, oui ! » Se dégageant de son sexe qui se ramollissait, elle essuya le sien d’une main, la nettoya rageusement sur le mur, et s’allongea aussitôt sur le côté en lui tournant le dos, puis attrapa son manteau dans lequel elle s’enroula.
Une situation quelque peu gênante, assurément.
Logen jura intérieurement. Après cette longue période d’abstinence, il n’avait pas été foutu de retenir sa semence ! Il gratta tristement le chaume qui recouvrait ses joues. Ah ! Logen Neuf-Doigts… tu parles d’un amant !
Regardant Ferro du coin de l’œil, il examina sa silhouette presque indistincte dans la pénombre : sa chevelure hérissée, son cou mince étiré, ses épaules pointues, son long bras pressé contre son flanc. Malgré le manteau, il voyait le renflement de sa hanche et devinait ses formes en dessous. Il contempla sa peau noire, n’ignorant plus rien de sa douceur, de sa fraîcheur, ni de son grain lisse. Il l’entendait respirer lentement. Son souffle était discret, chaud…
Une seconde !
Ça recommençait à s’agiter là, en bas ! Toujours un peu engourdi, mais pas de doute, en train de durcir ! Le seul avantage de l’abstinence, c’était que les bourses se remplissaient rapidement. Logen se lécha les lèvres. Ce serait dommage de laisser passer l’occasion, pour n’avoir pas su se jeter à l’eau. Il se glissa à côté d’elle, se trémoussa pour se rapprocher et toussota.
« Quoi encore ? » Malgré la rudesse de son ton, il y sentit un certain consentement.
« Eh bien… vois-tu, si tu m’accordais une minute, peut-être que… » Il souleva le manteau et fit courir une main sur sa hanche. Sa peau crissait imperceptiblement sous sa paume ; il la caressait avec délicatesse, lui laissant amplement le temps de le repousser. Si elle s’était retournée pour lui donner un coup de genou dans le bas-ventre, il n’en aurait pas été surpris. Cela n’arriva pas.
Au contraire, une jambe relevée, elle se pelotonna contre lui, pressant ses fesses contre son estomac. « Pourquoi devrais-je t’accorder une seconde chance ?
Je ne sais pas… » murmura-t-il en esquissant un sourire. Il frôla sa poitrine, son ventre, puis glissa sa main entre ses cuisses. « Pour la même raison qui t’a fait m’accorder la première ? »
Ferro se réveilla en sursaut, ignorant où elle se trouvait, avec pour seule certitude d’être prisonnière. Elle grogna, se débattit et se libéra d’un coup de coude, puis rampa plus loin en montrant les dents, poings serrés, prête à se battre. Mais il n’y avait pas d’ennemis… Rien qu’un sol de pierre poussiéreux dans le matin gris pâle.
Et le grand Blafard !
Neuf-Doigts se redressa vivement. Il grommela, cracha, jeta des coups d’œil inquiets autour de lui. Quand il vit qu’aucun Tête-Plate ne s’apprêtait à le tuer, il pivota lentement pour faire face à Ferro, les yeux encore gonflés de sommeil. « Oh ! » Avec une grimace, il effleura d’un doigt sa bouche meurtrie. Ils se dévisagèrent quelques instants, muets et nus dans la froide coquille du moulin en ruine ; le manteau sur lequel ils avaient dormi était chiffonné entre eux, sur la terre humide.
À ce moment précis, Ferro se rendit compte qu’elle avait commis trois erreurs grossières.
D’abord, elle s’était assoupie… rien de bon n’avait jamais découlé de ce genre de laisser-aller. Puis elle avait asséné un coup de coude à Neuf-Doigts en pleine figure. Et, le pire de tout, le plus stupide, ce qui faillit lui arracher un rictus de dégoût… elle avait baisé avec lui au cours de la nuit. En le voyant dans la lumière crue du jour, avec ses cheveux plaqués sur un côté de son visage balafré et sanguinolent et cette grosse tache de saleté étalée sur le flanc sur lequel il s’était allongé, elle ne savait plus trop pourquoi elle avait succombé. Pour une raison quelconque, souffrant de la fraîcheur de la nuit et d’une immense lassitude, elle avait dû vouloir toucher quelqu’un pour se réchauffer un moment, puis s’était abandonnée en se disant qu’après tout il n’y avait pas de mal à ça et qu’il pouvait faire l’affaire.
Une belle connerie !
À l’évidence, tous deux se sentaient mal à l’aise. Alors que les choses avaient été simples, elles lui semblaient désormais particulièrement compliquées. Alors qu’ils étaient parvenus à trouver plus ou moins un terrain d’entente, la confusion régnait désormais. Ferro était perplexe ; Logen, lui, avait l’air peiné et irrité. Quoi de plus normal ? Personne n’aime recevoir un coup de coude pendant son sommeil ! Elle ouvrit la bouche pour s’excuser et se rendit compte soudain qu’elle ignorait le mot. Elle ne put le prononcer qu’en kantique – et avec tant de colère qu’elle le grogna comme une insulte.
En tout cas, il le prit ainsi. Ses yeux s’étrécirent ; il lui répondit sèchement dans sa propre langue, attrapa son pantalon et y enfila une jambe, tout en maugréant dans sa barbe.
« Maudit Blafard ! » lui siffla-t-elle. Envahie par une nouvelle bouffée de colère, elle resserra les poings puis, s’emparant de sa chemise déchirée, elle lui tourna le dos. Celle-ci avait dû tomber dans une flaque. Quand elle la glissa sur elle en tirant dessus, elle eut la déplaisante sensation que sa peau se couvrait d’une couche de boue glacée.
Maudite chemise ! Maudit Blafard !
Grinçant des dents de frustration, elle boucla sa ceinture. Maudite ceinture ! Si seulement elle ne l’avait pas dégrafée ! C’était toujours la même chose. Rien n’était simple avec les gens, et on pouvait toujours compter sur elle pour se compliquer la vie. Elle s’immobilisa quelques instants, tête baissée, avant de se tourner à moitié vers lui.
Elle allait tenter de lui expliquer qu’elle n’avait pas voulu le frapper sur la bouche, mais que rien de bon n’arrivait quand elle s’endormait. Elle allait tenter de lui dire qu’elle avait commis une erreur, qu’elle avait simplement voulu se réchauffer. Elle allait lui demander d’attendre.
Mais il franchissait déjà le seuil délabré, le reste de ses vêtements froissés dans une main.
« Qu’il aille se faire foutre ! » gronda-t-elle en s’asseyant pour mettre ses bottes.
Assis sur les marches croulantes du temple, Jezal tirait tristement sur les coutures effilochées de l’épaule de son manteau, en fixant les ruines d’Aulcus au-delà de l’interminable étendue boueuse, sans rien y chercher de particulier.
Dans le chariot, Bayaz s’était redressé sur les coudes. Son visage creusé avait pris un teint crayeux, des veines saillaient autour de ses yeux caves, un pli amer barrait sa bouche exsangue. « Combien de temps allons-nous attendre ? » demanda Jezal pour la énième fois.
« Le temps qu’il faudra, rétorqua le Mage sans même le regarder. Nous avons besoin d’eux. »
Jezal vit le coup d’œil anxieux que lui lança frère Long-Pied, debout, bras croisés, un peu plus haut sur les marches. « Vous êtes mon employeur, bien sûr, et il ne me revient pas de contester votre…
Alors, abstenez-vous de le faire ! gronda Bayaz.
Mais Neuf-Doigts et cette Maljinn sont très certainement morts, insista le Navigateur. Messire Luthar est formel, il les a vus tomber dans le gouffre. Un gouffre d’une profondeur insondable. Mon chagrin est immense, et je suis un homme patient, ce qui fait d’ailleurs partie de mes nombreux et admirables talents, mais… euh… même si nous attendions jusqu’à la fin des temps, je crains que cela ne fasse aucune…
Aussi longtemps qu’il le faudra », l’interrompit le Premier des Mages d’un ton menaçant.
— Jezal inspira profondément et, bravant le vent avec une grimace, scruta la ville distante. Du sommet de la colline, ses yeux survolèrent le vaste terrain plat, aride, émaillé de petites crevasses où couraient des ruisseaux, puis le ruban gris de la route défoncée qui s’étirait vers eux depuis les lointaines murailles, en passant entre les silhouettes de bâtiments ravagés : tavernes, fermes, villages, tous depuis longtemps écroulés.
« Ils sont là, en bas », annonça Quai d’une voix monocorde.
Jezal se leva, bascula son poids sur sa jambe indemne, puis se protégea les yeux d’une main pour regarder dans la direction indiquée par l’apprenti. Il vit aussitôt les deux minuscules points, presque au pied de la butte, au beau milieu du terrain vague brunâtre.
« Qu’est-ce que je vous avais dit ? » jubila Bayaz d’une voix cassée.
Médusé, Long-Pied secoua la tête. « Par le ciel ! comment ont-ils pu survivre ?
Ces deux-là sont pleins de ressources. » Jezal retrouva le sourire. Un mois plus tôt, il n’aurait jamais pensé se réjouir en revoyant Logen – Ferro, encore moins –, mais ce jour-là, il souriait d’une oreille à l’autre, en constatant qu’ils étaient vivants. D’une certaine façon, un lien s’était tissé entre eux dans cette vastitude, où ils affrontaient ensemble l’adversité et la mort. Un lien qui s’était rapidement renforcé, en dépit de leurs différences considérables. Un lien qui, en comparaison, faisait de ses anciennes amitiés des relations insignifiantes, dépourvues de véritable attachement.
Jezal surveilla l’approche des deux rescapés, tandis qu’ils cheminaient péniblement sur la piste caillouteuse serpentant jusqu’au temple entre des parois rocheuses. Ils marchaient en laissant un grand espace entre eux, comme s’ils ne voyageaient pas ensemble. Quand il les distingua un peu mieux, il eut l’impression qu’ils sortaient des enfers. Leurs vêtements étaient complètement lacérés, repoussants de saleté, et leurs visages crasseux, aussi durs que la pierre. Ferro avait une entaille croûteuse sur le front. La mâchoire de Logen était constellée d’écorchures et, autour de ses yeux, sa peau tuméfiée avait foncé.
Jezal se précipita à leur rencontre en boitillant. « Que s’est-il passé ? Comment avez-vous…
— Il ne s’est rien passé, aboya Ferro.
— Rien du tout », gronda Neuf-Doigts. Tous deux se jetèrent aussitôt un regard mauvais. Visiblement, ils avaient dû subir une terrible épreuve, dont ils n’avaient aucune envie de parler. Sans saluer personne, Ferro se dirigea tout droit vers le chariot et se mit à fouiller à l’arrière. Mains sur les hanches, Logen l’observa s’affairer, avec une mine renfrognée.
« Alors… » bredouilla Jezal, qui ne savait plus trop quoi dire. « Tu vas bien ? »
Les yeux de Logen se tournèrent pour fixer les siens. « Oh ! je suis en pleine forme ! ironisa-t-il. Je ne me suis jamais senti aussi bien ! Comment diable avez-vous réussi à ramener le chariot jusqu’ici ? »
L’apprenti haussa les épaules. « Les chevaux l’ont tiré.
— Messire Quai a le chic pour les litotes, gloussa Long-Pied avec nervosité. Ç’a été la chevauchée la plus émoustillante depuis la porte Sud de la ville…
— Vous avez dû vous battre, c’est ça ?
— Euh… non, bien sûr que non… combattre ne fait pas partie de…
— C’est bien ce que je pensais », l’interrompit Logen, amer, en se penchant pour cracher dans la boue.
« Nous devrions cependant nous montrer reconnaissants », intervint Bayaz d’une voix éraillée ; à chaque parole prononcée, son souffle sifflait dans sa gorge. « Il y a tant de choses dont nous devrions être reconnaissants. En premier lieu, d’être encore tous vivants !
Vous êtes sûr ? s’enquit sèchement Ferro. Vous n’en avez pas l’air. » Jezal ne put qu’acquiescer en son for intérieur. Le Mage n’aurait pas eu plus mauvaise mine, s’il était mort à Aulcus. Mort, et déjà en train de se décomposer.
Après avoir arraché sa chemise en lambeaux, elle la jeta sauvagement sur le sol, ses muscles lombaires se contractant sous la peau de son dos décharné. « Qu’est-ce que tu regardes, bordel ? » grogna-t-elle à Jezal.
« Rien », bafouilla-t-il en baissant les yeux. Quand il osa les relever, elle terminait de boutonner une chemise propre. Enfin… pas vraiment propre. Il l’avait déjà portée lui-même quelques jours auparavant.
« Hé, c’est l’une des miennes… » Devant le regard foudroyant de Ferro, il recula d’un pas hésitant. « Mais, tu peux me l’emprunter, bien sûr…
— Ssss », siffla-t-elle, en faisant passer les pans derrière sa ceinture avec des gestes violents. Elle conserva son air mauvais, comme si elle poignardait quelqu’un. Lui, certainement ! Tout compte fait, ces retrouvailles n’avaient rien à voir avec la réunion attendrissante qu’il avait espérée, même si l’attitude de Ferro lui donnait presque envie de pleurer.
« J’espère ne jamais revenir dans cet endroit, murmura-t-il d’un ton triste.
— Je suis d’accord avec toi, approuva Logen. Pas aussi désert qu’on le croyait, hein ? Envisagez-vous de prendre un chemin différent pour le retour ? »
Bayaz se rembrunit. « Cela me semble plus prudent. Nous retournerons à Calcis en longeant le fleuve. Cette berge-ci est boisée en aval. Si nous attachons quelques troncs d’arbres ensemble, l’Aos nous emmènera directement à la mer.
— Ou dans une tombe liquide. » Jezal se souvenait précisément des eaux tumultueuses du grand fleuve bouillonnant dans la gorge.
« Espérons que non ! De toute façon, il nous reste encore de nombreuses lieues à couvrir vers l’ouest, avant de songer au retour. »
Long-Pied hocha la tête. « C’est vrai, y compris un col à passer dans la plus sinistre des chaînes montagneuses.
— Fabuleux, dit Logen. Je meurs d’impatience !
— Moi aussi ! Hélas, tous les chevaux n’ont pas résisté ! » Le Navigateur arqua un sourcil. « Il nous en reste deux pour tirer le chariot, deux à monter… ce qui fait qu’il nous en manque deux.
— Je déteste ces sales bêtes, alors… » Logen rejoignit le chariot à grandes enjambées et y grimpa pour s’asseoir en face de Bayaz.
Un long silence s’ensuivit. Chacun étudiait la situation. Deux chevaux, trois cavaliers. Un choix jamais facile. Long-Pied fut le premier à réagir. « Je serai amené à partir en reconnaissance quand nous approcherons des montagnes. Les reconnaissances sont, hélas, essentielles pour le succès de tout voyage. Ce qui implique, malheureusement, que j’aurai besoin d’un cheval…
— Il vaudrait sans doute mieux que je monte, avec ma jambe encore… » bredouilla Jezal, gêné, en se balançant d’un pied sur l’autre.
Ferro regarda le chariot. Jezal la surprit en train de croiser les yeux de Logen, instant fugace, mais d’une hostilité extrême.
« Je vais donc marcher ! » aboya-t-elle.